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Les soufis de Shafak

« Voyons, chérie, à quel siècle crois-tu vivre ? Il faut te mettre dans le crâne que les femmes n’épousent pas les hommes dont elles tombent amoureuses. Quand vient le bon moment, elles choisissent celui qui sera un bon père et un mari digne de confiance. L’amour n’est qu’un délicieux sentiment qui surgit et s’évanouit aussi vite. » Juste avant ses quarante ans, Ella qui s’était contentée jusque-là d’être « mère, épouse, promeneuse de chien et maîtresse de maison », a décroché un emploi de lectrice pour une agence littéraire de Boston. Tout irait bien si sa fille aînée ne voulait se marier, sans attendre la fin de ses études. Déçue par la réaction de ses parents, Jeannette soupçonne qu’ils rejettent Scott « parce qu’il n’est pas juif » et proteste : ils s’aiment ! D’où cette réponse d’Ella, qui plonge sa famille dans la perplexité, et d’abord David, son mari.

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Le meilleur roman d’Elif Shafak ? L’auteur de La bâtarde d’Istanbul et Bonbon Palace, signe avec Soufi, mon amour (2010), un roman formidable sur « toutes les formes de l’amour ». The Forty Rules of Love, traduit de l’anglais (Turquie) par Dominique Letellier, tisse des liens entre les états d’âme d’Ella Rubinstein qui vit à Northampton en 2008 et un manuscrit dont elle doit faire rapport.  « Doux blasphème » d’A. Z. Zahara se déroule au XIIIe siècle à Konya, en Anatolie, et raconte l’histoire du lien exceptionnel entre Rûmi, « le plus grand poète et le chef le plus révéré de l’histoire de l’islam » et Shams de Tabriz, un derviche errant anticonformiste. Ella dispose de trois semaines pour rendre sa copie. Elle ne sait pas encore que, le temps de lire ce livre, sa vie va changer.

 

Dans l’avant-propos, Zahara présente Rûmi, surnommé Mawlânâ (« Notre Maître ») et sa rencontre avec Shams en 1244 qui transformera le « religieux moyen » qu’était Rûmi en « mystique engagé » et « poète passionné », « avocat de l’amour » et initiateur de la danse des derviches tourneurs inséparable du soufisme. A l’opposé du jihad orienté vers l’extérieur, contre les infidèles, Rûmi plaide pour un jihad orienté vers l’intérieur, contre son propre ego.

 

Elif Shafak alterne donc deux histoires, celle du manuscrit et celle d’Ella qui avait cessé de croire en l’amour et le redécouvre. Zahara donne la parole dans son propre récit à différents protagonistes, et commence par la fin : l’assassinat de Shams. Depuis l’enfance, celui-ci a des visions, entend des voix, ce qui a désespéré ses parents et lui a fait quitter Tabriz, sa ville natale, pour devenir un derviche errant, à la recherche de Dieu. De toutes ses expériences, il a tiré une liste personnelle des « Quarante Règles de la religion de l’amour » (distillées tout au long du roman). Il voudrait transmettre son héritage spirituel à un compagnon qui ne soit ni son maître ni son disciple. 

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Shams débarque dans un modeste centre derviche à Bagdad le jour où « le maître » y reçoit un juge ambitieux, plutôt méfiant à l’égard des soufis. « Elancé, austère, d’âge indéterminé », l’homme vêtu de noir, les cheveux longs et le bol de bois des derviches mendiants à la main, s’assied dans l’assemblée, le regard perçant. Comme le juge ironise sur la nécessité de vagabonder de par le monde pour trouver Dieu, Shams lui répond et, au grand embarras du maître, le met sur la sellette.

 

Le juge se pose alors en responsable de la sharia. « La sharia est comme une bougie, dit Shams de Tabriz. (…) Mais n’oublions pas qu’une bougie nous aide à aller d’un lieu à un autre dans l’obscurité. Si nous oublions où nous allons et nous concentrons sur la bougie, à quoi sert-elle ? » Irrité, l’autre menace : « La frontière est mince entre votre position et le pur blasphème. » Et Shams d’expliquer la différence entre un pur blasphème et le « doux blasphème » dont Dieu a parlé un jour à Moïse, pour distinguer les cérémonies et les rituels de la pureté des cœurs.

 

Par curiosité, Ella Rubinstein cherche le nom de l’auteur du manuscrit sur Internet et découvre un blog signé Aziz, un voyageur qui photographie des gens dans le monde entier. A chacune de ces personnes, il manque quelque chose, un simple objet comme un bouton ou davantage, « une dent, un doigt, voire une jambe » – « nous nous sentons tous incomplets », dit la légende. Ella cède à l’impulsion d’écrire à l’adresse électronique indiquée, pour dire à Aziz et son plaisir à lire le début de son manuscrit et son désarroi personnel par rapport à sa fille amoureuse.

 

Commence alors une correspondance qui va changer son point de vue sur la vie. Jusqu’alors, Ella n’a guère réagi aux infidélités de son mari, faisant comme si de rien n’était, satisfaite qu’il lui revienne toujours, même si le désir a disparu entre eux. Sa routine quotidienne de bourgeoise juive est son garde-fou. Le manuscrit et les courriels d’Aziz vont l’amener à changer tout cela et à se mettre en quête de l’amour qui lui manque, elle en prend conscience.

 

Les cinq parties de Soufi, mon amour – Terre, Eau, Vent, Feu – correspondent aux quatre éléments et à un cinquième qui importe dans la vision soufie de l’univers, le Vide. Mais dans cette double histoire, les péripéties sont bien concrètes. D’un côté, le cheminement de Shams, qui transforme toutes les personnes qu’il rencontre et finit par trouver le compagnon spirituel qui lui manquait, le fameux Rûmi. L’existence de celui-ci, de sa femme et de ses enfants, en sera bouleversée. De l’autre, la relation entre Ella et Aziz – « un soufi, l’enfant de l’instant présent » – qui dévoile peu à peu sa personnalité.

 

Soufi, mon amour nous fait connaître la vie du poète Rûmi, chamboulée par la rencontre avec Shams de Tabriz, et les principes fondamentaux du soufisme, dont la modération est aux antipodes de l’islamisme. Le premier roman d’Elif Shafak s’intitulait déjà Pinhan (Le Soufi), et lui a valu en 1998 le prix Rûmi qui couronne en Turquie la meilleure œuvre de littérature mystique.

 

L’interrogation religieuse, dans ce roman, est indissociable de la quête amoureuse. Ce n’est pas sans danger ni douleur. On connaît déjà le destin du derviche errant. Quant à Ella Rubinstein, elle a le même âge qu’Elif Shafak (que des compatriotes agacés par sa position sur le génocide arménien ont traitée de « soi-disant Turque » – née à Strasbourg, cosmopolite, la romancière a enseigné aux Etats-Unis avant de s’installer à Istanbul) et refuse désormais de vivre sans amour. Le trouver si facilement par courriel ressortit à un romanesque conventionnel, très pâle en regard de l’histoire captivante de Shams et Rûmi, qui donne envie de lire la poésie du célèbre soufi.

Commentaires

  • J'ai souvent croisé le nom de cette auteur mais jamais rien lu, c'est extrêmement tentant ce mélange de passé et présent, cela me fait penser à certains récits d'Amin Maalouf

    Je lis en ce moment un roman sur la Syrie qui me passionne, mais c'est nettement plus noir !

  • C'est à ce jour ma seule lecture de l'auteur et une déception. Je n'ai pas aimé l'histoire contemporaine, trop proche à mes yeux du roman à l'eau de rose. J'avais été nettement plus intéressée par Rûmi, mais le mélange des deux périodes ne m'avait pas convaincue. Je lirai un autre titre de l'auteur pour ne pas rester sur cette mauvaise impression.

  • Tu me connais, je suis bien sûr allée voir le lien "poésie" et j'ai relevé ceci qui me plaît beaucoup:
    "Ô sage ! sais-tu ce que c'est que la nuit ?
    C'est l'isolement des amants, loin des indifférents.
    Cette nuit surtout, où mon aimée se trouve sous mon toit,
    Je suis ivre, la lune est amoureuse et la nuit est folle."

    Merci et belle nuit Tania:-)

  • @ Dominique : Les deux romans précédents que j'ai cités étaient nettement plus baroques. Ici Elif Shafak rend l'histoire de Rûmi et Shams passionnante, c'est le centre de gravité du roman. (Mes voyages littéraires ne m'ont pas encore portée jusqu'en Syrie, je lirai ça chez toi en tout cas.)

    @ Aifelle : Oui, j'ai mis ton billet en lien à la fin, pour prévenir. Le récit contemporain est nettement plus faible que le manuscrit. Shafak a-t-elle forcé pour accentuer le contraste entre les deux époques ? En même temps, elle tisse des liens entre les deux histoires, pour elle le soufisme reste d'actualité, sans aucun doute.

    @ Colo : Heureuse que tu aies trouvé là une nuit sorcière ! Bonne journée en ce printemps précoce sur ton île.

  • Il y a deux romans qui m'attirent depuis un certain temps et sur lesquels je retombe toujours à nouveau, sans néanmoins faire le pas et celui-ci est l'un d'entre eux. J'ai bien envie de tenter l'expérience...

  • @ Jeanne : Laissez-vous tenter, pourquoi pas ?
    Pour vous, les premiers mots du Prologue :
    "Tu tiens une pierre entre tes doigts et tu la lances dans un ruisseau. Tu risques d'avoir du mal à constater l'effet produit. Il y aura une petite ride où la pierre a brisé la surface, et un clapotis, mais étouffé par les flots bondissants du cours d'eau. C'est tout.
    Lance une pierre dans un lac..."

  • Si le sentiment qui lie Rumi et Shams est "l'amour", qu'est ce la nôtre ? me suis-je posée la question après avoir lû ce roman.
    Elif Safak n'a fait qu'apporter son air à une histoire vraie connue de tous en Turquie. Rumi, que nous appelons communément " Mevlâna" dit " sans Shams, je ne suis qu'une feuille morte errant sur le sol, le "Mevlâna" que vous connaissez aujourd'hui n'est autre que son chef-d'oeuvre "...Or quelque chose de très frappante est que chaque année un culte est organisé à Konya pour célébrer "Mevlâna"...ses poèmes et proverbes sont récités à tout bout de champs...et Shams ?! pas une tombe, pas un vers, pas une pensée pour lui..."pourquoi ? " est la question soulevée par les intellectuels depuis ce roman devenu très populaire en Turquie.
    Pour terminer avec un proverbe de Mevlâna que j'aime tant:

    "Ya oldugun gibi görün, ya göründügün gibi ol "

    c'est-à-dire: " Paraît comme tu es, ou soit comme tu paraîs "

    Leyla

  • Et l'apel, si touchant:

    "Viens, viens, viens… qui que tu sois, viens !
    Viens aussi que tu sois infidèle, idolâtre ou païen,
    Notre couvent n’est pas un lieu de désespoir;
    Même si cent fois tu es revenu sur ton serment, viens!" - Mevlâna-

  • Très étonnante, cette absence de Shams dans les célébrations de Rumi, en effet. Le tabou d'une relation hors norme ? Ce roman d'Elif Shafak a le mérite en tout cas de révéler leur histoire à tous ceux qui ne la connaissaient pas.
    Merci pour la belle citation en turc, variation mélodieuse sur le "Sois toi-même".

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