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Roman - Page 70

  • Le Lys dans la vallée

    Le muguet de mai que les Anglais nomment « lily of the valley » m’a fait ouvrir le tome VIII de La Comédie humaine de Balzac où figure Le lys dans la vallée. Dédiée à un médecin de l’Académie, « voici l’une des pierres les plus travaillées dans la seconde assise d’un édifice littéraire lentement et laborieusement construit », écrit Honoré de Balzac. Le roman s’ouvre sur une lettre, « A Madame la comtesse Natalie de Manerville », signée Félix, dont voici le début : « Je cède à ton désir. Le privilège de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. »

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    Je ne me rappelais pas que Balzac pût faire preuve d’un tel lyrisme ! Cette « émouvante élégie » raconte les premières amours d’un jeune homme et d’abord son histoire d’enfant qui a souffert de l’isolement – « mis en nourrice à la campagne, oublié par [sa] famille pendant trois ans » (comme l’auteur) et du manque d’argent pendant ses études en pension. Félix de Vandenesse appartient à une famille qui porte un grand nom, mais désargentée. Ses sœurs le connaissent à peine ; son frère aîné Charles, « l’espoir de la famille », est dans la diplomatie impériale. A vingt ans, Félix revoit sa mère et voyage avec elle de Paris à Tours ; il ose enfin lui ouvrir son cœur, « gros d’affection » : « Ma mère me répondit que je jouais la comédie. »

    Quand le duc d’Angoulême, « parti de Bordeaux pour rejoindre Louis XVIII à Paris » y est de passage, « la Touraine en émoi pour ses princes légitimes, la ville en rumeur, les fenêtres pavoisées, les habitants endimanchés, les apprêts d’une fête, et ce je ne sais quoi répandu dans l’air et qui grise, [lui] donnèrent l’envie d’assister au bal offert par le prince. » Pour l’occasion, sa mère lui a fait confectionner un habit « bleu-barbeau ».

    C’est à ce bal que Félix, assis sur une banquette, rencontre madame de Mortsauf, sans savoir qui elle est : « Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. » Troublé par la peau soyeuse de son dos nu, il embrasse ses épaules, et elle se retourne vers lui, « la pourpre de la pudeur offensée » sur le visage, puis s’en va « par un mouvement de reine ».

    Le ton est donné de la relation entre Félix et l’inconnue qui occupe dès lors son cœur et ses pensées. En se promenant dans la campagne, il admire une vallée « qui commence à Montbazon, finit à la Loire », « magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent ». C’est là qu’il découvre où « elle » habite, l’apercevant en robe de percale dans ses vignes. « Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLEE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. »

    Au château de Frapesle, où il est venu de Tours à pied chez monsieur de Chessel, son hôte lui apprend au déjeuner que cette « jolie maison de Clochegourde » appartient au comte de Mortsauf, « le représentant d’une famille historique en Touraine », venu s’établir au retour de l’émigration sur ce domaine de son épouse, fille unique de la maison de Lenoncourt-Givry. Félix, persuadé d’avoir reconnu la femme aux belles épaules, accepte que son hôte l’emmène jusque-là et le présente au comte et à la comtesse, sous le prétexte de leur fatigue après une longue promenade à pied. Les voilà conviés à dîner.

    « Dès que je fus certain de rester pendant une soirée sous ce toit, j’eus à moi comme une éternité. » En plus de regarder, d’écouter cette femme à la beauté parfaite, élégante, mère de deux enfants mais un air de jeune fille, en « robe rose à mille raies » avec une ceinture et des brodequins noirs, tout le séduit là : une propreté « vraiment anglaise », le décor, le calme… « La plupart de mes idées, et même les plus audacieuses en science ou en politique, sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs. »

    Madeleine, neuf ans, est une enfant malingre, son frère Jacques aussi. Leur père, l’air « froid et sourcilleux », paraît plus vieux que ses quarante-cinq ans. S’il se montre « poliment empressé », Félix devine qu’il porte un sentiment de malheur dans cette famille, à l’inverse de son épouse, mais il est prêt à toutes les « courtisaneries » pour se faire une place dans cette maison où on lui a fait bon accueil.

    Le lys dans la vallée raconte comment Blanche de Mortsauf, qui l’avait pris pour un enfant de quatorze ans à première vue, va se prendre d’affection quasi maternelle pour le jeune Félix, s’attacher à lui tout en refusant de répondre à ses sentiments amoureux, mais en acceptant sa compagnie, ses bouquets de fleurs des champs, ses attentions pour les enfants, ses regards passionnés. A Natalie, Félix confie toutes les nuances de ses sentiments, bonheurs et souffrances, le pacte passé avec celle qu’il appelle « Henriette », comme le faisait seule la tante chérie de Blanche de Mortsauf. « Aimer sans espoir est encore un bonheur », lui dit-il, et elle : « Je consens à ce pacte, si vous voulez ne jamais presser les liens qui nous attacheront. »

    En se mêlant à la vie de cette femme-fleur, de cette famille, le jeune homme en découvre tous les aspects : la conduite du domaine où la comtesse se montre plus avisée en affaires que le comte, contre qui elle doit sans cesse batailler, les souffrances d’une femme en butte à la grossièreté, aux reproches continuels, à qui il apporte douceur et consolation, dans les limites qu’elle lui impose. Quand il lui faudra partir pour Paris se faire une place dans le monde et auprès du roi, elle lui écrira une longue lettre de recommandations sur la conduite de sa vie.

    Aux deux tiers du roman apparaît une autre femme, Arabelle Dudley, illustre lady que la réserve de Félix envers l’autre sexe pousse à le séduire : « elle était la maîtresse du corps, Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme. » Quand Félix de Vandenesse reprendra le chemin de Clochegourde, il découvrira que sa tendre Henriette est au courant et à quel point elle en souffre.

    Romantisme et réalisme se mêlent dans ce roman d’apprentissage et d’éducation sentimentale. Balzac y excelle dans la description des beautés de la nature, des paysages de la Touraine, dans le portrait des personnages. La peinture des états d’âme m’a parfois ennuyée, à la longue, mais on sent que l’écrivain a mis beaucoup de lui-même dans son héros et dans cette ode à une région qu’il aimait. Comme l’écrit Jean-Hervé Donnard, cité sur le site du château de Saché devenu musée Balzac, « c’est au plus secret de lui-même, dans son expérience d’homme et d’amant, qu’il a trouvé la matière de son œuvre. »

  • Beaucoup

    philippe claudel,l'arbre du pays toraja,roman,littérature française,mort,vie,cinéma,culture« Je sais que nous devons vraiment d’être ce que nous sommes à nos parents, certes, à des maîtres d’école, des professeurs peut-être, mais je suis persuadé que nous devons beaucoup dans notre construction intime et affective aux artistes, qu’ils soient morts ou vivants d’ailleurs, et aux œuvres qu’ils ont produites et qui demeurent, malgré leur effacement, malgré le temps qui supprime les sourires, les visages et les corps. »

    Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja

  • Entre les deux

    Quand j’ai emprunté à la bibliothèque, avant le confinement, L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel, je ne pouvais me douter qu’il ferait partie, comme quelqu’un l’écrivait ici récemment, de ces livres qui « viennent toujours quand on a besoin d’eux ». J’ai lu d’une traite ce roman dont le titre renvoie à un rituel funéraire des Toraja, sur une île indonésienne.

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    Rik Wouters, Autoportrait, fusain

    Le narrateur, un cinéaste, se souvient de ce pays où, près d’un village, on lui a montré un arbre « particulier », « remarquable et majestueux » : « une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois », déposés dans une cavité sculptée à même le tronc, fermée par des branchages et des tissus. Au retour en France, il a l’intention de le raconter à Eugène, son producteur devenu son meilleur ami, mais en écoutant les messages sur son répondeur, il entend celui-ci lui dire : « Tu vas rire, j’ai un vilain cancer. »

    Depuis quelques années, il a l’impression que la mort s’approche, sans la craindre vraiment pour lui-même, mais bien pour ses proches. Dans leur brasserie préférée où ils se retrouvent le soir même, il raconte son voyage à Eugène, sans lui parler des rituels. Celui-ci l’a rassuré – « tout a été pris à temps », sa fille médecin y a veillé –, et ils ont trinqué « à Dieu, au millefeuille, à [eux], à la vie. » Eugène est mort moins d’un an plus tard, peu après qu’il lui avait tout de même « raconté l’arbre du pays Toraja ».

    Cela dit, le narrateur laisse « glisser les plans un à un », s’attarde sur L’invention de Morel, un roman de Casares qu’Eugène lui avait offert, sur le scénario qui l’occupe, à partir du suicide d’un camarade d’adolescence qui s’est suicidé à dix-neuf ans, dont le titre sera « Pas mon genre », d’après la conclusion d’Un amour de Swann.

    « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie. Quand on y pense, toute notre existence tient dans l’expérimentation que nous en faisons. Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse. »

    L’arbre du pays Toraja est une rumination sur cet « entre les deux » qu’est la pensée de la mort dans notre vie – « Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes » – et le récit d’un homme qui vit seul dans un immeuble, entre deux femmes : une voisine qu’il observe de sa « fenêtre sur cour », dont il fera la connaissance, et Florence dont il a divorcé « en douceur », qu’il fréquente encore régulièrement. A tout cela se mêle l’amour du cinéma, qui imprègne sa vision des choses et son amitié pour Eugène.

    « Ainsi vont nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. » Au long des deux cents pages de L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel nous met à l’écoute des confidences d’un homme attentif aux corps, aux postures, aux mouvements, en même temps qu’aux méandres en lui de de la mémoire et de la vie.

  • De la musique

    hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,culture« L’enfant regardait les doigts blancs experts de l’exécutant, il voyait le cours du développement se refléter légèrement sur son visage concentré, tandis que ses yeux, sous ses paupières mi-closes, demeuraient sans regard. Le cœur de l’enfant eut un élan de vénération, d’amour pour ce Maître ; son oreille enregistra cette fugue, il lui sembla entendre ce jour-là de la musique pour la première fois ; derrière cette œuvre musicale qui naissait devant lui, il devinait l’esprit, l’harmonie enivrante de la loi et de la liberté, de la soumission et de l’autorité, il se donna et se voua à cet esprit et à ce Maître ; durant ces minutes, il vit sa vie, le monde entier guidés, équilibrés par l’esprit de la musique qui leur donnait leur sens. hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,cultureEt quand le Maître eut fini de jouer, il vit cet être vénéré, ce magicien, ce prince rester encore quelques instants le front légèrement penché sur les touches, les paupières mi-closes, le visage faiblement éclairé par une lueur intérieure, et il se demanda si ces minutes de bonheur le feraient crier de joie ou s’il n’allait pas pleurer de les voir terminées. Le vieil homme se leva alors lentement de sur son tabouret, ses gais yeux bleus lui lancèrent un regard pénétrant, et en même temps d’une gentillesse inexprimable :
    – Rien, dit-il, ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique. »

    Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre

  • Le Jeu des perles

    Le jeu des perles de verre (1943, traduit de l’allemand par Jacques Martin) de Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, demande une lecture patiente. Le sous-titre de ce gros roman est plus explicite : « Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes ».

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    © Hermann Hesse, Bei Muzzano Cortivallo, 1928 (source)
    D'autres aquarelles chez Dominique, qui m'a conseillé ce roman - merci.

    L’Ordre du Jeu des perles de verre se veut une « aristocratie de l’esprit », spécialisée dans un jeu intellectuel combinant les mathématiques et la musique, au départ sur un boulier de perles de verre. Contre la mécanisation de la vie, l’abaissement de la morale, le manque de foi, le caractère frelaté de l’art, le Jeu propose un idéal spirituel et revendique une totale liberté de l’esprit, hors de toute tutelle religieuse.

    Après l’introduction à l’histoire de ce Jeu, le roman raconte la vie de Joseph Valet, entre histoire et légende, dans un futur indéterminé, intemporel. D’origine modeste, il obtient une bourse à douze, treize ans pour étudier dans un établissement classique où il apprend le latin et la musique. La visite du Maître de la Musique, un homme doux et souriant qui lui demande de jouer pour lui au violon, le remplit de bonheur. Le Maître apprécie ce garçon « spontané et modeste » ; pour celui-ci, la « minute de la vocation » a sonné.

    Etre admis aux écoles des élites fait de Joseph quelqu’un d’admiré et de moqué par ses condisciples, mais cela cesse quand il arrive en Castalie, la « province pédagogique » où l’on forme les meilleurs. Ses grandes qualités s’y épanouissent. A dix-sept ans, il est invité avec un camarade chez le Maître de la Musique, qui lui apprend la méditation. Le voilà prêt pour Celle-les-Bois, « mère de l’industrieuse tribu des Joueurs de perles de verre ».

    C’est là que l’Ordre a ses institutions. On y valorise l’universalité, la fraternisation des sciences et des arts. Dans cette école, un ancien couvent de cisterciens, tout lui paraît « ancien, vénérable, sanctifié, chargé de tradition ». Joseph s’y lie d’amitié avec Carlo Ferromonte, comme lui passionné de musique, tandis qu’un auditeur libre, Plinio Designori, le trouble par sa défense du « siècle » que les Castaliens ont le tort d’ignorer, selon lui.

    Consulté, le Maître de la Musique lui conseille de continuer à fréquenter Plinio, bon orateur et polémiste, et de défendre Castalie en élevant le niveau de la discussion. Comme Joseph se dit tiraillé entre le monde extérieur et les valeurs castaliennes, le Maître lui parle de ce qu’il a appris d’un « yogin » : l’importance de la méditation pour surmonter les crises. Une grande liberté est donnée aux étudiants sortis de Celle-les-Bois. Joseph apprend le chinois puis rend visite à un ermite. Au Bois des Bambous, celui-ci l’accepte comme élève, à condition qu’il soit obéissant et silencieux « comme un poisson d’or ».

    C’est là que Joseph vit son premier « éveil », avant d’accéder à l’Ordre des Joueurs de perles de verre, dirigé par Thomas de la Trave, « Magister Ludi ». On l’envoie alors comme professeur chez des Bénédictins qui s’intéressent au Jeu. Il quitte son ami Fritz Tegularius, joueur brillant mais de santé fragile et rebelle envers les règles, pour se rendre à Mariafels. Il y adopte le mode de vie des moines, plus lent, plus solide, patient, et comprend peu à peu qu’il est envoyé là autant pour apprendre que pour enseigner.

    Avec le Père Jacobus, grand historien, il découvre l’histoire des Bénédictins et les valeurs de premier plan propres aux « deux ordres ». Bientôt on confie à Joseph une mission « diplomatique ». A la mort du « Magister Ludi », il sera désigné dans cette fonction suprême qui ne lui laissera plus guère de liberté et le privera de l’activité qu’il préfère, enseigner.

    Musique, étude et apprentissage, méditation, amitié, yoga, écoute des autres, contemplation de la nature, exercice du pouvoir, Hermann Hesse aborde de nombreux thèmes à travers l’histoire de Joseph Valet, on les retrouve dans les récits annexes. Il décrit l’élite intellectuelle de façon critique et rapproche la philosophie occidentale et la pensée chinoise. La lecture du roman est ardue, exaltante dans les passages pleins de lyrisme, de fraternité ou de sagesse, mais complexe ; le Jeu lui-même, d’une grande abstraction, reste hermétique.

    Le jeu des perles de verre est un grand récit d’initiation, où la relation de maître à disciple, la liberté de choix sont des leitmotivs. Son héros, exemplaire dans son art de servir Castalie, est fasciné par les êtres qui se mettent en retrait, comme le vieux Maître de la Musique dont le sourire « n’avait rien perdu de sa clarté et de sa grâce, de sa sûreté et de sa profondeur ». Restant attiré et par l’Ordre et par le monde, quand il retrouvera Plinio, que la vie adulte a changé et qui souffre, il cherchera à le comprendre et à le tirer de sa mélancolie, sans cesser de se remettre lui-même – et son rôle dans la vie – en question.