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Roman - Page 142

  • Ange rouge ou diable

    « A Nâzim Hikmet, annonciateur de « beaux jours » qui ne sont jamais venus » : la dédicace de Nedim Gürsel donne le thème de L’ange rouge (Şeytan, Melek ve Komünist, 2011, traduit du turc par Jean Descat). Traduction littérale : Diable, Ange et Communiste. « Dans ce roman, hormis Nâzim Hikmet et les personnages historiques, tout est fiction », précise l’auteur, né en Turquie en 1951. Il vit et enseigne à Paris. 

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    C’est à Berlin que se retrouvent les protagonistes : le premier narrateur est un biographe de Nâzim Hikmet (1902-1963), attiré là par un coup de téléphone anonyme. On lui a promis « d’importants documents concernant Nâzim Hikmet et le parti communiste turc ». Les souvenirs d’un précédent séjour à Berlin, avant la Chute du Mur, pour recueillir des informations sur le poète en exil, et ses vers quil garde en tête, viennent se superposer au nouveau visage de la ville réunifiée. « Il était dit que les faits se dérouleraient à l’ombre du poète. »

    A l’époque, il séjournait à la Maison des Ecrivains, sur les bords du lac de Wannsee. En se promenant, il avait découvert la tombe de Heinrich von Kleist et de sa maîtresse, Henriette Vogel. Mais ni les beautés de la nature ni le goût de l’art n’avaient empêché les nazis de préparer « la solution finale ». « Si vous êtes à Berlin, vous aurez beau faire, même si vous allez vous cacher dans un lieu de villégiature éloigné du centre de la ville, le souvenir de la violence ne vous quittera pas. » Même en compagnie d’Ipek, chanteuse de cabaret, sa maîtresse d’alors.

    Après quelques rendez-vous manqués, mais où il a été observé de loin, le biographe rencontre enfin son correspondant, un homme moustachu, qui refuse de donner son nom : « Vous n’avez qu’à dire le Communiste. Vous pouvez même ajouter le Traître. Ou bien l’Ange. Oui, c’est ça. Appelez-moi l’Ange. » 

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    C’est ainsi que le biographe entre en possession des notes que l’homme a prises, « pendant des années, pour le compte de la Stasi », sur Nâzim Hikmet qu’il accompagnait partout. Il ne veut rien en échange. Tout ce qu’il demande, c’est que son rapport soit publié tel quel, « sans rien ajouter ni retrancher ». Intitulée « Le poète et le diable », la deuxième partie reproduit ce rapport qui commence par l’annonce, en 1951, de la fuite de Nâzim Hikmet hors de Turquie. L’Ange, qui signe toujours du nom de « Diable », l’avait appris en écoutant Radio Bucarest, à l’époque où il était employé au service des émissions en langue turque de Radio Moscou.

    L’Ange rouge, Prix Méditerranée Etranger 2013, est donc un roman où s’entrecroisent le passé et le présent, les péripéties du communisme et la vie de Nâzim Hikmet. C’est ensuite Ali Albayrak qui raconte, « vieux fusil » homosexuel qui reste à Berlin pour vendre l’appartement de sa belle-sœur avant de rentrer à Istanbul, et qui aurait tant aimé être le fils de Nâzim Hikmet qu’il appelle « Şair baba » (papa poète). 

    « L'itinéraire de Nâzim Hikmet est emblématique de l’engagement communiste de cette génération » a déclaré l’auteur dans un entretien. En plus d’être un grand poète turc, il symbolise cette foi révolutionnaire qui a saisi tant d’hommes séduits par le communisme, et sa vie – la poésie, la révolution et les femmes – est éminemment romanesque. Nedim Gürsel a vécu comme lui la censure et l’exil. (Le poète n’a été réhabilité en Turquie qu’en 2009, 25 ans après sa mort) « Je ne partage ni l’engagement politique, ni l’optimisme de Hikmet, en ce qui concerne « les lendemains qui chantent ». Mais je partage, autant que je peux, c’est-à-dire rétroactivement, ses malheurs, et sa nostalgie de la Turquie. »

  • A vie

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    « Les vendeurs bibliophiles pur jus – comme Sophie et moi l’étions – sont incapables de mentir. Nos visages nous trahissent immédiatement. Un sourcil arqué ou un coin de lèvre relevé suffit à trahir le livre honteux, et incite les clients futés à demander autre chose. Nous les conduisons alors vers un opus précis que nous leur ordonnons de lire. S’il leur déplaît, ils ne reviendront jamais. S’ils l’apprécient, ils seront clients à vie. »

    Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates

     

     

     

  • Juliet et le Cercle

    Le « Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey » a déjà tant fait parler de lui que je vous en épargne le résumé. 

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    Les raisons pour lesquelles je ne l’avais pas encore lu ?

    Le titre. La traductrice Aline Azoulay l’a raccourci en français : Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates – ça reste racoleur. J’imagine les alternatives écartées : Le Cercle littéraire de Guernesey (rien à se mettre sous la dent), Les amateurs de livres et de tourtes (un peu tarte), Le Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de pommes de terre (trop de « de »), etc.

    On en parlait partout : le livre de Mary Ann Shaffer et d’Annie Barrows a figuré longtemps sur la liste des meilleures ventes. J’ignorais que c’était l’unique roman de cette Américaine, décédée en 2008, l’année de sa publication, un roman écrit en collaboration avec sa nièce, auteure de livres pour enfants.

    Des raisons de lire ce livre ?

    Il nous mêle gentiment à la vie quotidienne des habitants de Guernesey pendant et après la seconde guerre mondiale. Mary Ann Shaffer a visité Jersey en 1976 et s’est intéressée à l’histoire des îles anglo-normandes, méconnue à l’extérieur. Ce Cercle est né sous l’Occupation allemande, dans des circonstances qui éclairent son appellation biscornue. 

    C’est un roman épistolaire très accessible : des lettres de quelques pages, des billets courts (aujourd’hui, ce seraient des courriels). Il s’ouvre sur une lettre de Juliet Ashton, une Anglaise dans la trentaine, à son éditeur et ami Sidney Stark, qui a rassemblé ses chroniques sous le titre « Izzy Bickerstaff s’en va-t-en guerre ». Le recueil se vend très bien, beaucoup mieux que sa biographie d’Anne Brontë. De janvier à septembre 1946, il sera son interlocuteur privilégié.

    Le ton : une conversation familière. Le lecteur est tout de suite dans le coup, les personnages sont bien campés, et Juliet ne manque pas d’humour. Je ne suis pas sûre qu’on s’exprimait dans ces termes il y a cinquante ans, mais l’effet de rapprochement est réussi, l’immersion rapide.

    Un cercle littéraire, c’est bien sûr un bon appât pour les amateurs de livres. Mais aussi pour les autres, on le verra. A Guernesey se rassemblent des apprentis lecteurs dont la vie n’a rien à voir a priori avec la sphère littéraire, ce qui fait le sel de leurs réunions à la fortune du pot.

    Juliet va découvrir peu à peu leurs rites, leur histoire, leur vie, grâce à Dawsey Adams, un adorateur de Charles Lamb. Celui-ci lui écrit après avoir trouvé son nom au verso de la couverture d’un vieux livre de « morceaux choisis ». Par Dawsey, nous ferons connaissance avec Elizabeth, la fondatrice du Cercle, véritable pivot de l’histoire, bien qu’on ait perdu sa trace depuis la guerre.

    De mystérieux envois de fleurs à Juliet, son indécision sentimentale qu’elle ne confie qu’à Sophie, sa meilleure amie, sa curiosité pour les membres du Cercle de Guernesey, un livre ou un article à écrire, voilà les ingrédients romanesques. Ce serait pure eau de rose si Mary Ann Shaffer et Annie Barrows n’y insufflaient fantaisie et sympathie. 

    Vous avez lu Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ? N’hésitez pas à compléter ce billet par vos impressions ou par un lien, si vous avez écrit sur ce roman. Vous ne l’avez pas lu ? Il est disponible en 10/18 et vous procurera un bon moment, quelle que soit votre île, surtout si vous cherchez à vous détendre et à vous distraire un peu. Lecture pour tous.

  • Question

    « Dis-moi, Lev Nikolaïevitch, il y a longtemps que je voulais te poser une question : crois-tu en Dieu, oui ou non ? demanda à brûle-pourpoint Rogojine après avoir fait quelques pas.
    – Quelle singulière question… et de quel regard tu l’accompagnes ! » observa involontairement le prince.
    Il y eut un silence.
    « Moi, j’aime à contempler ce tableau, murmura Rogojine comme s’il avait oublié sa question.
    – Ce tableau ! s’écria le prince sous le coup d’une subite inspiration… ce tableau ! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ?
    – Oui, on perd la foi » acquiesça Rogojine d’une manière inattendue.
     

    Dostoïevski, L’idiot (IIe partie, chap. IV) 

    Holbein Le Christ mort.jpg
    Hans Holbein, Le Christ au tombeau, 1521
    Huile sur bois, 30,5 x 200 cm, Kunstmuseum, Bâle

     

  • Mychkine l'idiot

    Le prince Mychkine m’accompagne depuis que j’ai lu Dostoïevski en rhétorique. L’Idiot, titre moins connu que Crime et Châtiment, m’attirait. Comment l’ai-je lu alors ? Question vaine, réponse impossible. 

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    C’est dans un compartiment de troisième classe du train Varsovie-Pétersbourg que se font face pour la première fois Rogojine, 27 ans, chaudement habillé, « un sourire impertinent, moqueur et même méchant », et un jeune homme blond du même âge qui grelotte dans un manteau sans manches, inapproprié pour une fin de novembre en Russie.

    Interrogé par l’homme en touloupe, il raconte qu’il a passé quatre ans en Suisse où il a reçu un traitement contre l’épilepsie. Son protecteur est mort, il a l’intention de se rendre chez la générale Epantchine, une parente très éloignée, bien qu’elle n’ait pas répondu à sa lettre. Un voisin de compartiment se mêle à la conversation. Lébédev, un fonctionnaire, s’enquiert de l’identité du jeune voyageur : c’est le prince Mychkine, « dernier de la lignée ».

    Rogojine vient à Pétersbourg pour toucher sa part de l’héritage paternel. Il était en froid avec son père depuis qu’il avait dépensé son argent pour offrir des boucles d’oreilles avec deux brillants à Nastassia Philippovna, beauté « entretenue » qui s’affiche tous les soirs au théâtre – son père était allé les récupérer. 

    Les Epantchine ne connaissent pas le prince, et quand il se présente chez eux pour faire connaissance, le général qui a épousé une princesse Mychkine, dernière du nom « dans son genre », est étonné de sa simplicité, celle d’un « pauvre d’esprit », « presque idiot » et sans argent. Mychkine entend le général et son secrétaire Gavrila Ivolguine parler de Nastassia Philippovna, il leur rapporte les propos de Rogojine. Le général engage le prince à son service, il logera chez Gavrila qui dispose de chambres à louer.

    Les portraits des trois filles du général Epantchine, belles, cultivées et d’éducation assez libre, mènent à la question du mariage : Totski, le protecteur de Nastassia Philippovna, 55 ans, voudrait épouser l’aînée, Alexandra ; la plus jeune et la plus belle, Aglaia, est promise à un plus grand destin. Totski a confié au général le problème auquel le confronte sa protégée, la fille d’un voisin ruiné qu’il a recueillie après sa mort et à qui il a procuré une bonne éducation. Belle et intelligente, elle est venue s’installer chez lui et l’accable à présent de ses sarcasmes. Il voudrait la marier avec Gavrila (appelé Gania) qui semble lui plaire, pour s’en libérer. Le général, à qui elle plaît aussi, veut lui offrir en secret un collier de perles pour son anniversaire. 

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    Mychkine devient un familier des Epantchine, curieux de l’entendre raconter sa vie en Suisse, surpris de son amour pour les ânes, fascinés par ses impressions sur une exécution capitale à laquelle il a assisté. La manière dont il s’adresse à chacun est singulière, mais souvent juste. Naïf, il parle sans se soucier de l’effet produit, par exemple quand il trouve Aglaia « presque aussi belle que Nastassia Philippovna » dont il a vu un portrait.

    Quelle sera la réponse de cette « créature » à Gania qui convoite surtout la somme que le général lui a promise en récompense ? Nastassia Philippovna fait scandale partout où elle apparaît par l’audace de ses propos et de ses manières. Quand elle surprend son prétendant chez lui, en famille, Rogojine qui l’a suivie promet devant tout le monde cent mille roubles à Nastassia Philippovna pour qu’elle l’épouse, lui. Le prince s’interpose quand Gania, furieux, veut gifler sa sœur pour avoir traité la visiteuse de « dévergondée », et reçoit le coup.

    L’Idiot (traduit du russe par A. Mousset) ne manque ni de péripéties ni de digressions avant que Nastassia Philippovna ne choisisse clairement entre l’ambitieux Gania, Rogojine le diabolique et le prince Mychkine. Bon et compréhensif à l’égard de tous, quels qu’ils soient, celui-ci devient un bon parti, malgré son « idiotie », grâce à un héritage inattendu. Pour Mychkine, Nastassia Philippovna n’est pas telle qu’elle se montre, sa folie vient d’une grande souffrance.

    Tous se rendent à Pavlovsk pour la belle saison, le prince s’y installe dans la villa de Lébédev. Quand Aglaia semble s’enticher du « chevalier pauvre » (dans un poème de Pouchkine d’après Don Quichotte, un des héros préférés de Dostoïevski), la générale Epantchine commence à s’inquiéter pour sa fille cadette qui tour à tour admire et méprise Mychkine. Nastassia Philippovna a loué la plus belle calèche de Pavlovsk et prend plaisir à troubler la bonne société par son luxe voyant et son train de vie. 

    Autour des protagonistes, une foule de personnages, la société russe. L’auteur multiplie les portraits, s’attache à dévoiler l’être humain sous les apparences et les positions sociales. De longues conversations, à l’occasion de problèmes rencontrés par tel ou tel, abordent toutes sortes de sujets moraux, politiques, religieux, philosophiques…

    Les interventions de Mychkine dans le débat ne relèvent pas du jeu mondain, elles sont sincères et déconcertent ceux qui l’écoutent. Est-ce plus conciliable avec les rites et les règles de la société qui l’accueille que les foucades de l’imprévisible Nastassia ? Entre comique et tragique, L’idiot charrie de manière parfois confuse mais avec passion tous les thèmes de Dostoïevski, hanté par la question du bien et du mal, autour de cette figure inoubliable de la compassion.