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skagen

  • Un art pour vivre

    delerm,sundborn ou les jours de lumière,roman,littérature française,peinture,carl larsson,grez-sur-loing,skagen,suède,amitié,amour,art,sens de la vie,culture« Bien sûr, les tableaux parlent d’eux-mêmes. Mais vous savez ce que cette peinture avait de différent. Sur la plage de Skagen ou dans le jardin de Sundborn, nous voulions arrêter la vie, la lumière. Mais nous voulions vivre aussi, et vivre ensemble, toucher le bonheur au présent. Peut-être était-ce trop demander. Peut-être. Mais c’était là tout le secret de notre passage sur la terre. Si l’on ne comprend pas cela, je crains fort que l’on ne se méprenne sur le sens à donner à cet art qui n’était surtout pas de l’art pour l’art, mais un art pour vivre, un art pour être et rendre heureux. »  

    Philippe Delerm, Sundborn ou les jours de lumière

    Carl Larsson, Karin et Esbjörn, 1909.    

     

     

     

  • L'ami des Larsson

    L’exposition Carl Larsson, limagier de la Suède au Petit Palais m’a fait rouvrir Sundborn ou les jours de lumière (1996), le roman de Philippe Delerm au titre inspiré par le village suédois en Dalécarlie où Karin Larsson, peintre elle aussi, avait hérité d’une maison. 

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    Carl Larsson, La maison, Aquarelle pour l’album « Notre Maison », 1894-1896 © NATIONALMUSEUM STOCKHOLM

    Ulrik Tercier raconte l’histoire des Larsson et la sienne. Karin Larsson le lui a demandé dans une lettre de janvier 1919 à la mort du peintre : « Même si le destin nous a séparés, je vois mieux à présent à quel point nous étions ensemble, Carl, et Soren Kroyer, et vous, Ulrik, et moi, comme ce soir de juin 84 à Grez, Anna et Michael Ancher, et Marie Kroyer, et Julia, bien sûr. (…) Et vous, Ulrik, vous qui avez partagé toute cette quête, vous qui avez vécu l’essence de ces toiles sans jamais peindre vous-même, vous qui nous avez tous si bien connus, peut-être le moment est-il venu de témoigner de notre aventure (…) ».

    C’est donc à Grez-sur-Loing que son récit commence, en juin 1884. Kroyer peint Larsson dans le salon de l’hôtel Chevillon. Bientôt les deux amis se chamaillent et s’encourent « sous les tilleuls, silhouettes légères, Larsson tout en sombre, Kroyer tout en blanc », sautent dans une barque… Mélange de cris, de rires, aspersions d’eau fraîche : Karin et tout l’hôtel – August Strindberg et sa femme sont là aussi – viennent assister à ce nouvel épisode de la fête perpétuelle des peintres scandinaves depuis que Carl est arrivé. 

    Carl Larsson, « déprimé par des échecs parisiens », avait été attiré à Grez par Krogh le Norvégien et Nordström le Suédois, peintres attirés par Barbizon et qui avaient découvert non loin de Paris « ce petit paradis qui représentait pour eux la quintessence d’un village français ». Un an après leur mariage à Grez, Carl et Karin attendent leur premier enfant, une nouvelle fête est en vue. Ulrik, en deuil de sa mère, est ravi de seconder Larsson dans la préparation des feux d’artifice.

    Ulrik accompagnait chaque année ses parents dans la maison de sa grand-mère. Son père, passionné de peinture, fréquentait les peintres, leur achetait des toiles – lui-même peignait en secret, cachait son travail. La mère d’Ulrik, Danoise d’origine, était enchantée de parler dans leur langue avec ces Scandinaves, son père admirait leur art de « peindre la vraie vie ». 

    Quand Julia, la meilleure amie de Karin à l’école des beaux-arts de Stockholm, vient les rejoindre à Grez en juillet, Ulrik tombe amoureux de cette jeune femme exigeante : elle se fâche contre Karin parce qu’elle ne peint plus assez, Julia l’accuse de se laisser piéger par Carl qui l’éloigne de son propre travail de peintre. Mais elle-même, toujours en recherche, concède qu’elle n’a encore rien d’abouti à exposer.

    Avec Julia, Ulrik se rend à Skagen, ce bout du Danemark où les peintres sont à l’affût d’un bleu sans pareil, où on se sent devenir « la mer, la plage et le ciel ». Ils y apprennent la naissance de Suzanne Larsson. La station est renommée depuis qu’Andersen en a chanté les louanges. A la belle saison, l’hôtel Brondum accueille tous ceux qui « viennent voir se mêler au bout du cap les eaux des deux mers, le Kattegat et le Skagerak. » 

    Il y pleut souvent, mais par beau temps, « le soleil de Skagen, la lumière de Skagen étaient bien plus que de la lumière et du soleil. Ils recelaient aussi en filigrane la longueur de l’attente, la fragilité de leur apparition. Ce bleu de lait, ce blanc à peine grisé brillaient d’une intensité mystérieuse, qu’un souffle pouvait balayer. » La mort de son père rappelle Ulrik en France. Il lui laisse largement de quoi vivre à sa guise. Pour ce qui est de la maison de Grez, il ne décide rien encore.

    De retour à Skagen avec Julia l’été suivant, il assiste aux discussions. Les artistes ont l’art de faire la fête, mais leurs désaccords peuvent être profonds, Kroyer reproche à Julia de ne jamais peindre les gens, Anna Ancher renchérit : « Nous sommes tous en quête de lumière. Mais cette lumière passe sur les choses, les êtres que nous aimons. » 

    En décembre 1885, Ulrik découvre enfin Sundborn, après trois jours de voyage en traîneau : un village aux maisons de bois peintes, une rivière, les bouleaux du jardin, une maison que Carl et Karin sont impatients de métamorphoser. Pour leur invité, c’est le temps des questions : Grez, Skagen, Sundborn signifient quelque chose d’essentiel pour ses amis peintres, mais pour lui ? 

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    Carl Larsson, Jeune femme allongée sur un banc, 1913 (The blue lantern)

    Au creux de l’hiver, il sent « tout le silence » de sa vie. « J’écrivais pourtant, moins sur ce qu’ils peignaient que comme ils peignaient. Des notes, des instants, des climats. » Julia, persuadée « qu’on ne peut servir à la fois l’art et le bonheur », s’est installée à Giverny, travaille avec Monet. Sundborn ou les jours de lumière est une immersion dans la vie des Larsson et des peintres de Skagen à la fin du XIXe siècle. Philippe Delerm, à qui on prêterait volontiers la mélancolie d’Ulrik, montre dans ce beau roman d’atmosphères leurs façons de concilier quête artistique et existence, ainsi que la fragilité du bonheur.

  • Poissons des tours

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    « Le coup d’envoi de la production fut donné, lorsque le médecin chef Isager, d’Aarhus, client légendaire de l’hôtel Ruth, clama, si fort que toute la grande salle de restaurant l’entendit, qu’il voulait qu’on lui serve le hareng épicé d’Ane, et rien d’autre. – Celui avec les tours, maître d’hôtel, vous savez bien, délicieux et ferme à souhait, cria-t-il, inspiré par le petit logo qu’Ane avait créé, une image des deux phares, le Gris et le Blanc.





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    Quand l’anecdote parvint aux oreilles d’Ane, elle fit immédiatement changer l’étiquette, et colla sur les seaux et les bocaux une grande image des phares avec le nom poissons des tours en grandes lettres bancales. Peu après, elle dut embaucher quatre femmes de plus, un livreur et une assistante de bureau, et utiliser la cabane noire comme entrepôt.

    Tout était allé extraordinairement vite.

    En l’espace de trois mois, elle s’était établie comme fabricante de poisson. »

     

    Karsten Lund, Le marin américain

  • Ane et le marin

    Le marin américain de Karsten Lund (2010, traduit du danois par Inès Jorgensen) n’est ni une histoire d’hommes ni une histoire de femmes, mais l’histoire d’un couple, d’une famille, d’une communauté. C’est l’arrière-petit-fils d’Ane Christensen qui la raconte, quand il est sur le point de résoudre une énigme familiale qui a suscité bien des rumeurs – il en est la trace vivante : « Ma famille est issue d’un naufrage dramatique, survenu par une nuit d’hiver il y a cent ans. » 

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    http://www.visitdenmark.fr/fr/jutland-du-nord/culture/culture-skagen

    A vingt-deux ans, Ane Christensen désespérait, après quatre ans de mariage, de ne pas encore être enceinte. Son rêve de s’établir en ville, à Skagen, sur la nouvelle route longeant la plage, et d’y voir ses enfants grandir, Jens Peter posséder son propre bateau, de vivre une vie nouvelle, se heurtait à cette réalité. Et il fallait aussi affronter les ricanements, les allusions et pire encore, les accusations des traditionalistes qui lui reprochaient son manque de piété et voyaient dans sa situation une punition divine.

    Ane croit aux temps modernes. Elle consulte à la ville le docteur Warming redouté pour ses idées nouvelles et son horreur des superstitions. L’homme la comprend parfaitement, lui donne quelques conseils, et suggère que Jens Peter vienne consulter lui-même. Sinon, « une graine fraîche ne serait peut-être pas à négliger (…) fichtre, ça ne ferait pas de mal non plus, un peu de sang nouveau par ici… »

    Ces mots du médecin lui trottant dans la tête, Ane se rend chez sa sœur Marie et lui en parle. Toutes deux se disent qu’il faudrait profiter d’une occasion, quand Jens est en mer, lors d’une fête par exemple. Mais ce n’est pas si simple. Et puis le drame se produit : d’un bateau norvégien pris dans la tempête, un seul homme est retrouvé et sauvé par le garde maritime Carlsen, qui cherche un toit pour le soigner : Jens est chez sa sœur, Ane propose qu’on l’amène chez elle.

    « Jamais elle n’avait vu d’homme aussi beau. Il était totalement différent de tous ceux qui vivaient ici. Il avait une moustache noire, des cheveux noirs et de longs cils. Un visage étroit, un long nez droit et une petite bouche. » Les voisins, sa sœur, le garde, tous se succèdent chez Ane pour observer le seul survivant du naufrage, Frederic Porter, un marin américain.

    Quand naît Tonny, neuf mois plus tard, il ne fait de doute pour personne que cet enfant aux cheveux noirs n’est pas de Jens, et à cela s’ajoute la mystérieuse disparition de l’Américain, qu’on a vu, le lendemain de cette nuit passée chez Ane, prendre de tôt matin le chemin de la plage vers le sud, et qui depuis lors n’a plus donné signe de vie. Mais entre les deux époux, un pacte a été conclu pour tenir bon contre toutes les rumeurs et se taire.

    Le marin américain raconte la saga d’une famille durant un siècle, de génération en génération, les déménagements, les affaires, la prospérité due à l’esprit d’entreprise d’Ane, excellente cuisinière, qui se lance dans le commerce de harengs marinés, et aux excellentes pêches de Jens Peter et de son fils Tonny, encore plus doué que lui pour sentir où est le poisson et quand prendre la mer.

    C’est aussi un siècle de vie dans le nord du Danemark, les mentalités, les paysages, le développement d’une ville côtière, l’économie de pêche et son évolution, et surtout la rude vie en mer qui sépare hommes et femmes puis les réunit, quand tout va bien, les virées alcooliques, les incompréhensions, les retrouvailles.

    Karsten Lund garde pour la fin de ce gros roman (400 pages) l’élucidation du mystère qui donne au récit sa tension. En postface, l’auteur précise la part des faits et de la fiction : né en 1954 à Skagen, « de deux vieilles familles du coin », il n’a pas inventé le naufrage du 26 décembre 1902 ni le sauvetage de Frederic Porter par le garde Anthon Carlsen. A part cela et quelques faits familiaux historiques dont on trouve encore des traces au musée de la ville, le reste « n’est que menteries ». Menteries très romanesques.