« Mais n’allez pas contre votre époque. Surtout pas. A moins d’être un Sammler et de penser que la place d’honneur se situe en dehors. Quoi qu’il en soit, ce que permettent la distance, l’état de vestige, une lucidité de passage qui se trouve résider dans une chambre du West Side ne donne pas droit aux honneurs. De plus, le monde actuel est si vaste et englobe tant de monde que, habitant du côté des 90e rues Ouest, quand on est réellement là, on est américain. Et le charme, le prestige effréné, l’agitation presque insupportable résultant du fait de pouvoir se définir comme un Américain du XXe siècle sont à la portée de tous. Du moins de tous ceux qui ont des yeux pour lire les journaux ou regarder la télévision, de tous ceux qui partagent les extases collectives que sont les informations, les crises, le pouvoir. A chacun selon son excitabilité. Peut-être s’agit-il aussi de quelque chose de plus profond. L’homme s’observe et se décrit en fonction du cours de son propre destin. A la fois sujet, existant ou se noyant dans la nuit, et objet, qu’on voit vivre et succomber, sentant en lui les poussées de l’énergie et les faiblesses de la paralysie – la passion de l’homme qui est dans le même temps le grand spectacle de l’homme, une étrange et profonde manière de s’engager, à tous les niveaux, depuis le mélodrame et le simple bruit jusqu’aux replis les plus inaccessibles de l’âme et les silences les plus rares, là où se loge la connaissance inexplorée. »
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Surtout pas
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Mr. Sammler, NY
A la suite d’Herzog en Quarto, La planète de Mr. Sammler (1970) de Saul Bellow nous entraîne dans le sillage d’Artur Sammler, « un homme âgé de plus de soixante-dix ans qui disposait de tout son temps ». Il ne voit que d’un œil, mais en rentrant de la bibliothèque par le bus habituel, il surprend un pickpocket à l’œuvre, « un Noir impressionnant, dans un manteau en poil de chameau » et aux lunettes noires cerclées d’or.
Le vieil homme a eu son lot d’ennuis dans la vie, il sent le danger : le malfaiteur a surpris le regard du grand « Blanc âgé » et à New York, on ne devrait jamais se mêler des affaires des autres. Le Noir opère régulièrement sur cette ligne, Sammler l’a même signalé à la police qui n’a guère manifesté d’intérêt. Après avoir vécu en Pologne, en France, en Angleterre, Mr. Sammler vit modestement dans la chambre que lui a proposée Margotte, veuve depuis trois ans, la nièce allemande de sa femme morte en Pologne en 1940, dans un « vaste appartement de la 90e Rue Ouest ».
Peu à peu, les pièces du puzzle s’assemblent. Sammler est arrivé aux Etats-Unis en 1947, grâce à une parente, Angela, la fille du Dr. Gruner qui avait « un sens de la famille très vieille Europe » : elle avait vu son nom et celui de sa fille Shula sur une liste de réfugiés et les a fait sortir d’un camp de personnes déplacées à Salzbourg. « C’était l’une de ces filles riches, belles et passionnées qui constituent toujours une influente catégorie sociale et humaine. »
L’élégance et l’habileté du pickpocket fascinent le vieil homme, bien qu’il n’ait aucune admiration pour les criminels. Il aurait dû éviter ce bus, mais il a continué à le prendre. Il en a même parlé avec Margotte, si chaleureuse avec les gens, si maladroite avec les choses. « Et pour ce qui était de la pagaille, sa fille Shula n’avait rien à lui envier. » Shula s’habille bizarrement, porte une perruque, elle accumule les objets, pille les poubelles et, catholique ou juive selon les circonstances, elle se rend à toutes les conférences gratuites. Elle travaille pour le cousin Gruner qui l’a sauvée de son mari « aussi cinglé qu’elle », le beau et brillant Eisen « qui la tabassait ».
Son père a déménagé parce qu’il ne supportait plus l’immeuble où ils logeaient, ni ses fantaisies. Shula est obsédée par H.G. Wells, elle raconte partout que son père écrit sa biographie, sa « grande œuvre ». En fait, Mr. Sammler l’a un peu fréquenté en Angleterre et en 1939, avait emporté ses notes de leurs conversations en Pologne dans l’espoir d’écrire un jour à son sujet – « A ce moment-là, le pays avait explosé. »
Sa fille très attentionnée nettoie sa chambre chaque semaine, embauche des étudiants pour lui faire la lecture. C’est ainsi qu’il s’est laissé persuader de donner une conférence à Columbia, or il vient d’apprendre que son neveu, le Dr. Gruner, a été hospitalisé, il préférerait lui rendre visite. Devant un amphithéâtre bondé, il se sent « doublement étranger, polono-oxfordien », et quand il est interrompu au bout d’une demi-heure par un type qui le traite de « vieux con merdique et impuissant », sans que personne ne le fasse taire, il s’en va, bientôt réconforté par le spectacle de la rue : « Quand il sortait, la vie n’était pas vide. »
Dans le bus, par malchance, il se retrouve tout près du voleur qui a coincé quelqu’un et l’aperçoit aussitôt. Mr. Sammler se sent mal, une attaque de tachycardie, et descend. Mais dans le hall de son immeuble, le Noir surgit derrière lui, le plaque contre un mur et, sans dire un mot, déboutonne son pantalon pour s’exhiber, l’oblige à regarder « son outil » puis se rajuste et s’en va. Bouleversé, Sammler remonte chez lui et se couche. Plus tard, il apercevra une note de sa fille qui a déposé pour lui un carnet vert, « le texte des conférences sur la lune du docteur V. Govinda Lal ». Sans savoir encore qu’elle l’a volé.
L’homme qui a eu la vie sauve en grattant la terre jetée sur lui dans une fosse, qu’un coup de crosse a éborgné, qui s’est caché nu dans la forêt avant d’être secouru et caché dans une tombe, s’efforce encore d’affronter « les désarrois de l’âme » et tâche malgré tout de comprendre. Comment éviter des ennuis à Shula après la plainte pour vol de manuscrit ? Comment préserver son neveu mal en point des folies de ses propres enfants ? « Une famille, un cercle d’amis, une équipe d’êtres vivants font que les choses fonctionnent, puis la mort se manifeste et personne n’est prêt à la reconnaître. »
A travers le quotidien d’un survivant de la Shoah à New York dans les années soixante, plein de péripéties inattendues, et des réflexions sur les hypothèses de vie future dans l’espace, La planète de Mr. Sammler, raconte et interroge la vie sur terre, et notre humanité. « Le coup de génie, c’est l’intervention de Sammler lui-même, car son « éducation européenne » – entendons par là l’histoire de sa souffrance prise dans la souffrance de l’histoire, avec son œil crevé par les nazis – le légitime comme témoin de la folie ambiante. » (Philip Roth, Relectures)
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On avait tous un ami
on avait tous un ami dans chaque parcelle de nuage
en fait les amis sont ainsi quand le monde est plein d’horreurs
ma mère aussi disait c’est bien normal
pas question de devenir ami
vaut mieux penser aux choses sérieuses(Herta Müller, Animal du coeur)
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A un cheveu près
Quelques phrases suffisent pour reconnaître le monde romanesque de Herta Müller ; courtes, simples, déroutantes, elles disent autre chose du réel que son apparence : « Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. » Dans Animal du cœur (Herztier), traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, la narratrice est une jeune fille vivant sous la dictature (en Roumanie, le pays d’origine de la romancière, prix Nobel de littérature en 2009), et elle évoque d’abord son amie Lola qui vient de se suicider – « j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. »
Lola venait du sud du pays, plus pauvre encore que les autres régions, à cause de la sécheresse. En ville, elle cherchait dans les cours ces mûriers que les jeunes emportent avec eux quand ils quittent leur village. Elle voulait apprendre le russe et rencontrer un homme qui étudie, un homme aux ongles propres, qui rentre au village avec elle, qui porte une chemise blanche, « un seigneur ». C’est ainsi qu’elle est arrivée au foyer, dans ce rectangle avec une fenêtre où dorment six filles, chacune avec une valise sous son lit, un haut-parleur au plafond.
Pour se maquiller, faute de mascara, les filles se mettent de la suie sur les cils. Elles rêvent de collants « d’une finesse aérienne » à la place de leurs collants « brevetés » en coton. Les souvenirs d’enfance de celle qui raconte sont peuplés de ciseaux : ciseaux à ongles qui font peur à l’enfant, sécateur du grand-père aux ongles épais, ciseaux pour couper le gros fil qui attache le bouton pour longtemps, ciseaux du coiffeur…
Lola prend le tram du soir pour aller à la rencontre des hommes fatigués de leur journée à l’usine ou à l’abattoir, les attire dans le parc aux broussailles, rentre avec « les jambes griffées par les brindilles ». Les autres filles ne l’aiment pas, lui reprochent de piocher dans leurs affaires. Le soir, le haut-parleur hurle des chants ouvriers. Puis Lola s’inscrit au Parti, les brochures s’empilent autour de son lit. Pendant sa quatrième année d’études à la faculté, elle rencontre enfin « le premier en chemise blanche ». Peu après, au foyer, on la retrouve pendue à une ceinture dans une armoire. Deux jours plus tard, elle est exclue en public du Parti et de l’université.
Personne ensuite ne veut plus parler de Lola. Sauf la narratrice. Elle a lu le cahier de Lola, dérobé peu après, et voudrait le garder en tête. Seuls s’y intéressent Edgar, Kurt et Georg, qui l’abordent à la cantine – « Ils doutaient que la mort de Lola soit un suicide. » Ils vont se rencontrer tous les jours : elle leur dit « les phrases disparues » de Lola, Edgar en prend note. Les garçons vivent dans un foyer masculin, de l’autre côté du parc, où on ne peut rien cacher, mais ils ont « un endroit sûr en ville, un pavillon avec un jardin à l’abandon ». Ils accrochent le cahier sous le couvercle du puits, dans un sac en toile.
Au pavillon, il y a des livres qu’elle emporte pour les lire au cimetière. Elle a appris « à flâner, à enfiler des rues ». Elle mange en marchant, ne rentre au foyer que pour dormir, sans trouver le sommeil. « Ici, tout le monde reste paysan » dit Georg quand elle parle des sacs contenant les mûriers « rapportés des cours des vieilles gens ». Tous viennent d’un village et en parlent, loin de « ce silence villageois qui interdit de penser ». Dans le pays du dictateur dont on espère la mort à chaque maladie, « tout le monde vivait d’idées d’évasion. » Certains traversaient le Danube à la nage, d’autres les champs de maïs, en espérant « échapper aux balles et aux chiens des sentinelles ».
Edgar et Georg écrivent des poèmes, Kurt photographie clandestinement « les convois d’autocars aux rideaux gris fermés » qui conduisent les prisonniers aux chantiers. Elle, elle évite dans ses déambulations les « hommes de main » qui font les cent pas dans la rue, montent la garde, se remplissent les poches de prunes encore vertes. Mais les garçons du foyer font des ennuis aux étudiants, les accusent d’en provoquer. Le père d’Edgar reçoit la visite de trois types qui secouent tous ses livres, fouillent toutes les pièces et même la terre des balconnières. La peur grandit.
Animal du cœur décrit un monde sans liberté où chacun se méfie des autres, où tout peut arriver, où l’on disparaît sans dire adieu. Herta Müller, sans expliquer, raconte le ressenti et communique la terreur à travers de simples détails du quotidien décrits sans transition. Le récit lui-même semble sur le qui-vive. Comment vivre ainsi ? Les trois amis et celle à qui Lola manque se retrouvent tous les jours, ils rient ensemble ou inventent des jurons pour se tenir à distance, se disputent. « L’affection ne cessait d’être là, sauf que dans la dispute elle avait des griffes. »
Au premier interrogatoire chez le capitaine Piele, « qui avait le même nom que son chien », à cause d’un poème qu’ils récitent tout le temps et partout, ils comprennent qu’il faut redoubler de prudence. « Les animaux de nos cœurs filaient comme des souris. » Aussi, quand ils s’écrivent, il y a des règles : « Ne pas oublier la date quand on écrit, dit Edgar, et toujours mettre un cheveu dans la lettre. S’il n’est plus là, on sait qu’elle a été ouverte. » En cas d’interrogatoire, écrire une phrase contenant « ciseaux à ongles » ; de fouille, « chaussures » ; de filature, « enrhumé ».
Les choses et les mots jouent à la guerre : arbres, oiseaux, draps, moutons, melons… « Tout ce qui nous entourait sentait l’adieu. Aucun de nous ne dit ce mot. » Que vont-ils devenir ? Pourront-ils devenir ? « Difficile de ne pas voir un autoportrait dissimulé sous la voix de la narratrice : Herta Müller elle-même est née en 1953 dans la communauté souabe, une minorité germanophone de la Roumanie. Son père a été soldat SS et elle a travaillé comme traductrice dans une usine. Lorsqu’elle est récompensée par le Nobel de la littérature en 2009, on fêtait les vingt ans de la fin du régime de Ceausescu. » (Magazine littéraire)
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Un orme gris
« De la pelouse légèrement en surplomb, la vue s’étendait sur les champs et la forêt. Celle-ci formait comme une grande larme de vert, et à l’extrémité de la partie effilée, il y avait un orme gris, atteint de la maladie des champignons parasites, dont l’écorce était d’un gris violacé. De si rares feuilles pour un si grand arbre.
Un nid de loriot, évoquant un cœur gris, se balançait au milieu des branches. Le voile jeté par Dieu sur les choses fait de chacune d’elles une énigme. Si elles n’étaient pas toutes à ce point spécifiques, détaillées et riches, je pourrais peut-être m’en préoccuper moins. Mais je suis un prisonnier de la perception, un témoin obligé. Elles sont trop passionnantes. En attendant, j’habite cette maison de planches ternes là-bas. Herzog s’inquiétait pour l’orme. Devait-il l’abattre ? L’idée lui répugnait. Entre-temps, les cigales faisaient vibrer dans leur ventre les membranes calleuses des tambours logés dans une chambre sonore. Ces milliards d’yeux rouges dans les bois alentour qui observaient, qui regardaient du haut des arbres, tandis que les ondes de bruit déchiquetées noyaient l’après-midi estival. Herzog n’avait jamais rien entendu d’aussi beau que cette discordance massive, ininterrompue. »
Saul Bellow, Herzog
Source de l'illustration : http://tidcf.rncan.gc.ca/fr/arbres/identification/feuillus/11/Ulmus