Premier roman d’Orhan Pamuk traduit en français, La maison du silence (Sessiz Ev, 1983, traduit du turc par Munevver Andac) raconte les retrouvailles à Uskudar, au bord du Bosphore, des petits-enfants de Dame Fatma dans sa vieille maison. « Dame », comme l’appelle Rédjep qui est à son service, n’est pas commode. Rien n’est jamais à son goût dans ce qu’il lui prépare et, à 90 ans, elle pèse de tout son poids sur lui pour monter les dix-neuf marches qui mènent à sa chambre.
Quand Rédjep sort le soir, c’est dans l’espoir de rencontrer quelqu’un à qui parler à l’heure où la plupart sont devant la télévision. Dans un café du bord de mer, des garçons se moquent de lui – la faute à un article dans le journal sur « la maison des nains à Uskudar », lui explique le garçon : l’épouse du sultan Mehmet II y avait fait construire, « parce qu’elle adorait les nains », une maison construite à la taille de ses favoris, détruite dans un incendie au XVIIe siècle. A 55 ans, Rédjep est triste de devoir encore subir de telles moqueries à cause de sa petite taille.
A chaque chapitre de La maison du silence, le romancier turc change de narrateur, ce qui permet de varier les points de vue et de révéler les préoccupations de chacun. Dans l’attente de ses petits-enfants qui vont arriver le lendemain, Fatma, insomniaque, se souvient de Sélahattine, son mari médecin. Banni d’Istanbul en raison de ses opinions politiques pro-occidentales, il avait consacré le plus clair de son temps à écrire son « Encyclopédie » pour éclairer les ignorants.
Hassan, le neveu de Rédjep (le fils de son frère infirme, qui vend des billets de loterie), fréquente de jeunes « Idéalistes » (des fascistes) et les accompagne quand ils rackettent les commerçants. Le coiffeur, dégoûté, le traite de « cancrelat ». (Sans les aborder de front, Orhan Pamuk suggère les tensions politiques qui ont traversé la Turquie au XXe siècle.) Toujours à épier les autres, Hassan remarque l’Anadol blanche de Farouk qui arrive chez sa grand-mère avec sa sœur Nilgune.
C’est Rédjep qui les accueille. La vieille dame questionne ses petits-enfants sur ce qu’ils font : Nilgune étudie la sociologie, Métine termine le lycée et rêve de partir aux Etats-Unis. Farouk, l’aîné, chargé de cours et divorcé, bouffi par l’alcool, s’intéresse aux objets de son grand-père conservés dans la buanderie, « poussière du passé ».
Deux mondes se côtoient à Uskudar : les jeunes riches et bronzés qui se retrouvent chez la fantasque Djeylane, et ceux que la pauvreté rend envieux et frustrés. Parmi ceux-ci, Hassan, amoureux de Nilgune, ose à peine lui adresser la parole mais suit de loin ses faits et gestes quand elle se rend au cimetière avec toute la famille ou à la plage avec ses amis.
Comme sa grand-mère hantée par les discours obsessionnels de son mari contre l’ignorance et contre la religion (son athéisme militant avait éloigné peu à peu tous ses patients), Farouk est tourné surtout vers le passé. A Guebzé, il dépouille les archives locales. Ce travail d’archiviste lui plaît, le contact avec les vieux papiers jaunis, loin des jalousies entre collègues historiens : « derrière ces paperasses, il y avait suffisamment d’histoires pour y consacrer toute une vie ».
La présence des jeunes fait plaisir à leur grand-mère mais l’inquiète aussi : elle craint sans cesse que Rédjep ne leur parle, ne trahisse un secret – celui qui les lie, lui et son frère, à leur famille – qui pourrait les détourner d’elle. On suit donc en alternance le regard intérieur de Fatma sur sa vie passée et les préoccupations tout autres de ses petits-enfants, ainsi que l’évolution de la société turque sur plusieurs générations.
Métine est lui aussi amoureux, de Djeylane. Il la rejoint dès que possible, se mêle à sa bande d’oisifs qui trompent leur ennui en voitures de sport, canots à moteur, discothèques – mais il se sent à part. Et quand l’alcool coule à flots, il n’est plus assez lucide pour bien interpréter l’attitude de Djeylane à son égard.
La maison du silence est le roman des silences entre ses personnages, de la solitude et des pensées secrètes qui mènent parfois au drame. Les lecteurs familiers de l’univers romanesque d’Orhan Pamuk y verront bien des thèmes développés dans ses romans ultérieurs. L'écrivain y fait même une brève apparition, cité parmi d’anciens copains évoqués par Farouk : « Chevket s’est marié, Orhan écrit un roman. » Ces jours d’été à Fort-Paradis, l’ancien nom du port turc, révèlent davantage ce qui sépare tout ce petit monde que ce qui rassemble.
Commentaires
Vous êtes fervente, je crois, des Nobel de littérature et celui-ci ne dépare certainement pas le palmarès !
Votre attention pour l'auteur turc - quelques billets déjà, relus avec intérêt - me rappellera de ne pas l'oublier lors d'une prochaine quête de livres en bibliothèque.
Pendant ce temps, je lis un autre Nobel, Coetzee, très bien mais dur, "Au cœur de ce pays".
Le Nobel de littérature m'a quelquefois encouragée à pousser la porte d'un écrivain vers qui je ne serais pas allée spontanément. En ce qui concerne Orhan Pamuk, c'est une autre histoire. J'ai enseigné à de nombreuses élèves d'origine turque et ce sont elles qui ont éveillé ma curiosité pour leur littérature : les contes irrésistibles de Nasr Eddin Hodja (à relire), les "Memed" de Yachar Kemal, et "Le livre noir", le premier roman que j'aie lu de Pamuk, un écrivain qui m'a séduite dès la première phrase (bien avant le Nobel). Je relirai "Mon nom est Rouge" un jour ou l'autre, pour en parler ici.
Coetzee, remarquable - je serai attentive à votre lecture.
Je lis ta réponse à Christw avec autant d'intérêt que ton billet. Le roman est sans contexte un excellent moyen pour mieux aborder la réalité d'un pays et de ses habitants. J'espère arriver à le lire un jour (Omar Pamuk)
Merci, Aifelle. "Istanbul", ses "Souvenirs d'une ville" illustrés par de nombreuses photos en noir et blanc, me semblent un beau portail pour accéder à l'univers d'Orhan Pamuk par un autre biais que la fiction.
J'ai acheté Istanbul mais je ne l'ai pas encore terminé. Je suis à la page 284 depuis des mois... donc avant mon déménagement ;-)
Faudra que je reprenne depuis le début, je pense.
Mais je reconnais des thématiques dans ce que tu racontes ici!
Je viens de lire le premier chapitre online et l'envie de poursuivre ma lecture me titille!
Jamais rien lu de lui, merci, belle journée Tania!
@ Adrienne : Reprendre depuis le début, pourquoi ? Il est vrai que lire Pamuk est chaque fois une navigation au long cours - cela me plaît, rend le temps plus palpable, permet l'imprégnation. J'espère que tu reprendras bientôt la traversée.
@ Colo : Contente que ce premier chapitre t'ait plu, Colo, et donné envie d'entrer dans le monde de ce grand écrivain.