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Littérature française - Page 64

  • La vie qui se fige

    Comment vivre, être soi, devenir quelqu’un, voilà le sujet de La femme gelée, un des premiers romans d’Annie Ernaux (1981). Dans une œuvre plus récente, peut-être son chef-d’œuvre, Les années, elle a repris de manière plus large le thème d’un destin féminin dans la seconde moitié du XXe siècle. Je reprends à un extrait que j’avais cité ce bout de phrase qui correspond parfaitement au point de vue de l’écrivaine : « il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer ».

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    © Armand Vanderlick (1897-1985)

    Des femmes modèles, des fées du logis, la narratrice n’en voit pas beaucoup autour d’elles durant son enfance : « Mes femmes à moi, elles avaient toutes le verbe haut, des corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats, des doigts râpeux, des figures pas fardées du tout, ou alors le paquet (…) ». Elles travaillaient aux champs, à l’usine ou dans un commerce. Ses parents tiennent un café-épicerie, son père fait la cuisine. La narratrice adore sa mère : « la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni de personne. »

    C’est grâce à elle, à eux, que cette fille unique vit une enfance « sans cette idée que les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons ». Plutôt heureuse d’être une fille, même si elle est grande et costaude, libre de rêver sur son vélo. Annie Ernaux rappelle les jeux de l’enfance, les critiques entendues et la conviction transmise par sa mère : elle deviendra quelqu’un. Il lui faut récolter de bonnes notes à l’école pour mener « une vie libre ».

    Les choses du corps, des garçons, des vêtements, c’est par les autres filles qu’elle les apprend, et les livres comptent plus que « les demoiselles de l’école » et leur prêchi-prêcha – « Sachez-le, la dirlo me fixe sévèrement, on peut avoir dix partout et ne pas plaire au bon Dieu. » Sa mère lui dit de travailler, peu importe le reste. « La vraie mère, c’était lié pour moi à un mode de vie qui n’était pas le mien. » Silence, propreté, élégance, c’était chez Marie-Jeanne : « L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et j’en crève. »

    L’adolescence change ses rêves : comment devenir une fille « gironde », plaire, se rapprocher de l’idéal féminin bourgeois ? C’est une amie délurée, grande lectrice de Nous deux, qui lui apprend « le code » : « Des types nous suivent. Ne pas leur répondre, tu aurais l’air de les encourager, elle m’apprend à vivre, Brigitte, le code encore et toujours. » Quel sera son avenir ? « Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement, je la croyais droite ma ligne de fille, ça part dans tous les sens. » Brigitte lui explique ce qui est normal, d’où cette expression méprisante sur son père qui fait la vaisselle, « l’homme-lavette ».

    Etude, travail, volonté, orgueil, des clés pour survivre. Mais se pose le problème de rencontrer « l’autre moitié du monde » : « L’idée d’inégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne l’avoir jamais vécue. Ça a été une catastrophe. » Apprendre à subir la drague, à écouter les hommes parler de ce qu’ils font sans jamais attacher d’importance à ce qu’elle fait, à ne pas les ennuyer ni les vexer… Découvrir que leur liberté sexuelle ne lui est pas permise. Observer les trop tôt mariées et éteintes – « A chaque fois pour moi ce sera comme si elles étaient mortes et moi toujours vivante. »

    « J’ai été une braque. » Après le lycée, elle choisit la fac de lettres, l’enseignement : « Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. » Quatre années affamées de tout, « de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances ». Et à espérer un homme pas comme les autres qui lui évitera « tous les pièges et toutes les humiliations ».

    Elle en rencontre un, fait l’amour et des projets. « Mais les signes de ce qui m’attendait réellement, je les ai tous négligés. » La femme gelée illustre bien des parcours de femme. Quel que soit son chemin, chacune y reconnaîtra une part de soi. On n’échappe pas à « la différence », comme l’écrit Annie Ernaux, qu’elle soit culturelle ou sociale ou liée au genre. Elle décrit la fatigue, l’enlisement : « Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant. » Pas drôle, la vie comme la raconte Annie Ernaux, dans un style dépoussiéré des convenances, plein de rythme, qui fait coller ce roman au plus près de la réalité vécue. Merci à celle qui me l’a offert.

  • Un espoir virulent

    Un espoir virulent est le deuxième poème de Carl Norac en tant que Poète National belge, mis en ligne le 17 mars dernier, veille du confinement pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 en Belgique.

    A Bruxelles, hier, la Première ministre Sophie Wilmès a commémoré le quatrième anniversaire des attentats du 22 mars 2016 en Belgique dans un cercle restreint au monument à la mémoire de toutes les victimes du terrorisme.

    Je dédie ce billet à tous leurs proches et à tous ceux et celles qui leur ont porté secours. En même temps, je pense à tous ceux et celles qui souffrent aujourdhui de la pandémie et à tous les soignants qui portent secours aux malades et aux personnes âgées privées de visites.

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    Un espoir virulent

     

    J’ai attrapé la poésie.

    Je crois que j’ai serré la main

    à une phrase qui s’éloignait déjà

    ou à une inconnue qui avait une étoile dans la poche.

    J’ai dû embrasser les lèvres d’un hasard

    qui ne s’était jamais retourné vers moi.

    J’ai attrapé la poésie, cet espoir virulent.

     

    Voilà un moment que ce clair symptôme de jeter

    les instants devant soi était devenu une chanson.

    Ne plus être confiné dans un langage étudié,

    s’emparer du mot libre, exister, résister

    et prendre garde à ceux qui parlent d’un pays mort

    alors que ce pays aujourd’hui nous regarde.

     

    À présent, on m’interroge, c’était écrit :

    « Votre langue maternelle ? »  Le souffle.

    « Votre permis de séjour ? »  La parole.

    « Vous avez chopé ça où ? »  Derrière votre miroir.

    « C’est quoi alors votre dessein, étranger ? »

    Que les mots soient au monde,

    même quand le monde se tait.

     

    J’ai attrapé la poésie.

    Avec, sous les doigts, une légère fièvre,

    je crève d’envie de vous la refiler,

    comme ça, du bout des lèvres.

     

    Une des missions de Carl Norac en tant que Poète National est d’écrire, durant son mandat, douze poèmes liés à l’actualité ou l’histoire de notre pays. Voici quelques vers du premier, que vous pouvez lire en entier sur le site officiel.

     

    Poème pour l’enfant au bord d’une page

     

    [...] 

    Un poème ne t’attend pas.

    Il est là, même où tu l’ignores.

    Il ne se veut pas forcément plus brillant

    qu’une bruine qui s’amuse ou un soleil qui tombe.

    Un poème ne fait pas pousser les fleurs :

    c’est une parole entre deux lèvres

    qui ne sauvera peut-être pas la Terre,

    mais qui s’entendra,

    se fendra d’un aveu, d’un amour, d’un combat.

    [...] 

  • Vastitude

    marie gillet,avec la vieille dame,roman,littérature française,fin de vie,accompagnement,aidants,famille,culture« Le lendemain, elle sortit le matin pour aller marcher. Elle monta par le chemin du Manteau avant de redescendre vers la corniche. C’était beau. La mer Bleu de Prusse était sillonnée de larges méandres bleu turquoise et le ciel maintenait fermement sa teinte bleu d’azur pour rester fidèle à sa réputation. Le matin, en ouvrant les volets, elle avait admiré les teintes violettes irisées de rose du ciel de l’aube. Il allait faire beau. Sur la corniche, au port du Manteau, elle s’arrêta pour regarder au loin. Ce qu’elle aimait dans cet endroit, c’était sa vastitude. Elle s’y sentait comme en montagne, elle-même minuscule dans un paysage incommensurable. C’est dans des endroits comme ceux-là qu’elle retrouvait un peu d’allant. Cela avait été pareil quand elle était allée sur les bords du lac entouré de montagnes bleues, là où elle avait rencontré la vieille dame. »

    Marie Gillet, Avec la vieille dame

  • Avec la vieille dame

    Marie Gillet a choisi un beau mot, un mot clé, pour commencer le titre de son roman Avec la vieille dame, qui vient de paraître : « avec », une préposition qui ne peut s’employer seule, qui met d’emblée en relation. Si vous fréquentez Bonheur du jour, vous avez déjà perçu chez elle le goût des échanges, des rencontres.

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    Il y en a beaucoup dans le roman, d’abord celle d’une vieille dame qu’une femme plus jeune et convalescente remarque dans le parc d’une maison de vacances où elle est venue se reposer. Elle y écrit beaucoup, « la dame aux cartes postales » dont nous suivons les pensées et les gestes dans ce récit qui n’est pas autobiographique, même si l’on y reconnaît une correspondante fidèle. (Ce début peut être lu en ligne.)

    Elle a senti le regard de cette vieille dame sur elle, dans la salle à manger, mais elle est là pour se remettre d’une opération à la tête. La maison accueille des personnes de passage, comme elle, et aussi des personnes âgées encore autonomes – un mot qui la fait « frémir, car elle-même se revit dépendante pendant tous ces mois d’hospitalisation puis de rééducation ». On lui a conseillé cet endroit pour sa tranquillité ; la vue sur le lac, qu’elle voit de sa chambre, est magnifique.

    D’abord elle résiste à l’envie de faire connaissance, elle a pris la résolution de « se concentrer sur elle-même », d’autant plus qu’elle a « fait sa part » avec ses parents. Fini pour la dame aux cartes postales d’« aller et venir entre les maisons de retraite, les hôpitaux, les maisons de convalescence, les urgences, les cabinets médicaux, les laboratoires d’analyses, et chez eux, et chez elle. » Mais dès le lendemain, les deux femmes se parlent. Celle qui écrit tout le temps – elle est écrivain – et celle que plus personne n’écoute, qui a perdu ses deux fils, que sa fille a abandonnée. La vieille dame a trouvé quelqu’un à qui parler.

    Nous retrouvons Marie, l’héroïne, dans une salle de réunion où quelques personnes, quatre femmes et un homme, ont accepté de la rencontrer. Elle voudrait entendre leurs témoignages pour la chronique qu’elle écrit dans un journal à propos des personnes âgées. Elle a écrit sur les maisons de retraite, sur l’isolement. Cette fois, elle voudrait mettre en lumière la vie des aidants : ces épouses, filles, sœurs, plus rarement maris ou fils, qui acceptent d’accompagner, de compenser la perte d’autonomie du grand âge pour permettre à leur proche de rester chez soi ou en famille.

    Les situations sont diverses, mais pour tout le monde, ce sont les mêmes petites choses de la vie à affronter : les premiers signes du déclin, les problèmes matériels à prendre en charge, la résistance de celui ou celle qui a besoin d’aide mais ne veut pas le reconnaître, les chutes, les conflits, les soins… Celle qui les interviewe est une fine observatrice de tous ces détails qu’elle connaît bien, pour avoir pendant des années secouru ses parents et s’y être épuisée à mener de front leur vie et la sienne. Les paroles qu’elle recueille occupent une grande place dans le roman. Chaque personne a sa façon de s’exprimer, ses silences aussi.

    Qui vit ou a vécu cette relation d’aide s’y reconnaît : le sentiment de culpabilité quand on n’arrive pas à tout pallier, quand il faut mettre une limite à ce qu’on peut donner, quand il devient nécessaire de s’en remettre à d’autres, d’imposer une aide extérieure, voire de « placer » quelqu’un dans une institution. L’idéal d’une grande maison avec jardin où accueillir sa mère ou son père et leur laisser couler leurs derniers jours heureux et entourés, tout le monde en rêve, mais combien peuvent l’atteindre ? La famille de Mamétou connaît ce bonheur de la voir vieillir chez sa petite-fille, malgré les difficultés – quand on est plusieurs à s’entraider, c’est tellement mieux. La grand-mère a cette belle formule encourageante : « Quand on fait ce qu’on peut, on fait ce qu’on doit. »

    En recueillant un récit après l’autre, au fur et à mesure de son enquête, Marie revoit, revit tout ce qu’elle-même a vécu. Si elle arrive à en parler, du moins pour ce qui concerne son père, elle a beaucoup plus de mal à partager ce qu’elle a vécu avec sa mère jusqu’à sa mort, juste avant qu’elle-même ne tombe malade. On la voit reprendre des forces, nouer des liens avec ceux qui lui ouvrent leur porte, reprendre pied dans sa nouvelle vie quand elle n’est plus happée par les contraintes professionnelles.

    Avec la vieille dame est un roman vrai qui n’édulcore ni les réalités douloureuses du grand âge, ni la fatigue des aidants qui ne leur tournent pas le dos, ni les difficultés de l’après, de la reconstruction de soi. Marie Gillet montre aussi la joie quand deux êtres peuvent saisir l’occasion de se parler vraiment, se réconcilier parfois. Le dernier chapitre, Un’opera, montre que le bonheur, malgré tout, peut s’inviter encore à la fin d’une vie.

  • Lignée

    Alexis L'eau-forte.jpg« Bien, bien… répondit Maleval en pointant sur ceux qui les observaient un regard plein de fierté. C’est lui qui avait mené au café le dernier des Roccanges, une race singulière, faite d’hommes silencieux vivant à la limite du monde civilisé, une lignée de rebouteurs et de faiseurs de plantes guérisseuses, des gens simples et désintéressés, mais des gens différents des autres par l’eau calme de leurs yeux, leurs mains dont les travaux n’avaient pas gâté une délicatesse presque féminine, et une intelligence, ou plutôt un instinct, qui faisait d’eux des êtres à part, plus proches des bêtes que des humains, les bêtes vives des fourrés, agrippées aux parois des collines ou allant leur course agile et sûre dans l’odeur des saisons. »

    Robert Alexis, L’Eau-forte