Le peintre Félix Vallotton (Lausanne, 1865 – Paris, 1925) écrivait aussi – le saviez-vous ? Ses gravures sur bois ont d’abord fait la renommée de cet artiste qui travaillait énormément : il a laissé plus de 1700 peintures, dont la première que j’ai vue, il me semble, est Le ballon au musée d’Orsay (dans un parc, un enfant vêtu de blanc court vers un ballon, de l’ombre vers le soleil ; deux femmes, au loin, se parlent dans une trouée de lumière). Son roman La vie meurtrière (1907) a été publié à titre posthume « avec 7 dessins de l’auteur ». Résolument côté ombre.
On y entre par un avant-propos : un commissaire de police parisien est appelé rue des Vignes pour un suicide. Jacques Verdier, vingt-huit ans, a laissé un mot pour régler ses affaires et, à l’attention du commissaire, pour « l’usage qu’il voudra », un manuscrit intitulé « Un amour ». Le texte tombe « dans les poussières bien connues de l’oubli » jusqu’à ce quelqu’un se décide à le publier, sous un nouveau titre.
C’est un récit autobiographique à la première personne. Jacques Verdier commence par sa petite enfance ordinaire, à part un épisode de diphtérie. Vers ses cinq ans, son père annonce un soir que la guerre est déclarée – de cette guerre franco-prussienne, il garde quelques souvenirs confus. Les impressions de ses visites au voisin, « un graveur de lettres nommé Hubertin » qui loue le troisième et dernier étage de leur maison, sont plus précises.
Un jour de juin où son copain Vincent, « fils d’un faïencier du voisinage », marche sur « le petit mur qui bordait la Mouline », l’ombre qu’il lui fait en arrivant derrière lui le surprend. Le garçon tombe, le front contre un rocher. Sorti de son évanouissement, « le crâne fendu », il accuse Jacques de l’avoir poussé – celui-ci devient « celui qui avait poussé le petit Vincent dans la rivière ». C’est la première des victimes de La vie meurtrière, une série noire. « A cette heure, après tant d’années et malgré de plus lourds remords, je ne puis sans trembler songer à cette scène. »
A chaque intervention fatale de Jacques, on s’interroge sur sa maladresse – involontaire ? Quand il s’installe à Paris pour étudier le droit, il laisse volontiers sa chambre d’étudiant pauvre pour les jardins du Luxembourg ou, le soir, pour la bibliothèque Sainte-Geneviève dont il apprécie le silence et la chaleur. Pas à l’aise avec les filles, il fréquente de temps à autre « des maisons discrètes », se lie peu. Seuls les arts le passionnent : le Louvre l’éblouit, il va au concert. Devenu un habitué d’un petit café fréquenté par de jeunes artistes, il y prend part aux discussions, apprécie la compagnie de Darnac, un sculpteur.
Son droit terminé, que faire ? C’est Darnac qui lui suggère d’écrire ; il connaît le directeur de la revue Le Parthénon et lui propose d’appuyer l’envoi de son premier article. En l’apportant à l’atelier de Darnac, Jacques le trouve en plein travail avec un modèle, « une jolie fille aux formes graciles, dont la blancheur illuminait la pièce ». Hélas la séance de pose se termine par une chute dramatique : Jeanne, le modèle, tombe sur le poêle rougi et s’y brûle affreusement !
Dès lors, Jacques prendra des nouvelles de Jeanne régulièrement, tandis qu’il ressent par ailleurs, pour la première fois, un véritable coup de foudre pour la belle Mme Montessac, l’épouse du directeur de la revue. Celui-ci l’a engagé pour une série d’articles sur la « Sculpture française au XIIe siècle » et invité à une réception chez lui.
Félix Vallotton, Le mensonge, Intimités I, 1897, gravure sur bois
(peinture au musée d'art de Baltimore)
La Vie meurtrière relate la courte vie de Jacques Verdier partagée entre ses recherches esthétiques et ses relations compliquées avec les autres, en particulier avec ces deux femmes. La jeune victime accidentelle, qui garde de terribles séquelles, se méprend sur ses intentions. L’autre s’intéresse à lui mais repousse ses tentatives de séduction et ses accès de jalousie.
Félix Vallotton fait le portrait d’un jeune homme mal dans sa peau et mal à l’aise en société. La description de Paris, des milieux fréquentés, les propos sur l’art, le pessimisme de Jacques conscient de porter malheur, son autoportrait sans complaisance sont autant d’entrées dans cette intrigue dont on connaît l’issue.
Un roman noir, comme les illustrations en noir et blanc de l’artiste (non disponibles en ligne), nourri d’éléments autobiographiques. « La vie pour Vallotton s’apparente à un duel constant. Il est modeste mais ambitieux, séducteur mais misogyne, contemplatif mais acerbe, engagé mais rangé. » (Christophe Averty, Le mystère Félix Vallotton, peintre de la trahison et de la vérité travestie, Connaissance des Arts, 27/12/2019)
Commentaires
Un homme intéressant ce Valloton; je ne savais pas qu'en plus il était romancier!
Les dernières peintures vues de lui, c'était en suisse, en septembre dernier; j'y ai appris qu'il était à moitié suisse; et j'ai bien aimé ce que j'ai vu de lui là -bas, me souvenant aussi d'avoir vu aux USA, peut- être à Washington quelque chose d'inhabituel: des scènes non pas avec des femmes, mais de guerre et de désolation...Pour les lectures, je vais voir ça de plus près...
Je l'ignorais aussi avant de lire une critique de ce roman. Il a peint des soldats de la guerre 14-18, en effet.
Il a beaucoup peint, mais je n'ai pas vu beaucoup d'œuvres de lui. J'aime aussi ses illustrations en noir et blanc.
non, je ne savais pas!
on vient ici pour apprendre ;-)
Moi non plus - tu sais que j'aime partager mes apprentissages ;-), en espérant tout de même ne pas donner l'impression de donner cours, ce qui n'est pas du tout mon but ici.
Merveilleuse après-midi ensoleillée, bonne fin de journée, Adrienne.
Tania, je n'avais jamais entendu parler de ce livre jusqu'à présent.
J'essaierai de lire la version française. Merci.
Jane, il me semble que j'ai vu le texte en ligne quelque part, je ne sais plus où, dans un format peu agréable pour la lecture - pour info.
Eh bien non, je ne savais pas qu'il avait écrit des romans.... Très belles, ces gravures aussi. Mais c'est un peintre qu'en fait je connais mal.
Une rétrospective a eu lieu à Londres en 2019, puis à New York, on en annonce une en Suisse pour 2025, à l'occasion du centenaire de sa mort dans un article où la peinture de couverture apparaît intégralement : https://arteez.ch/felix-vallotton/
Je savais vaguement qu'il avait aussi écrit, sans m'y être intéressée jusqu'ici. Peut-être parce qu'il ne m'attire pas particulièrement non plus comme peintre. Par contre l'époque est assez captivante, côté vie des artistes.
Vallotton faisait partie des Nabis, mais avait un penchant pour le réalisme. Wikipedia propose de nombreuses illustrations où il y a de belles choses, je trouve.
Je ne savais pas qu'il avait été romancier. Je note .
Donc une bonne idée de rééditer ce roman !
J'adore être surprise, Vallotton romancier, je l'ignorais moi-aussi, j'aime beaucoup ses peintures.
C'est terrible de vivre avec cette "étiquette" PORTE MALHEUR, on ne peut qu'attirer ce genre de situations, j'espère que ce n'était pas son cas. Merci Tania pour cette proposition de lecture, douce après midi. brigitte
C'est le drame de son personnage - quant à Vallotton, je connais trop peu sa vie pour te répondre, Brigitte. Bonne soirée,
Ces artistes qui touchent à plusieurs domaines sont toujours intéressants. Je ne savais pas pour Vallotton. Illustrer soi-même son ouvrage donne une autre dimension à l'écrit. Bonne journée Tania.
Ses dessins sont de véritables illustrations du récit avec une phrase reprise en légende - je viens d'en trouver une en ligne, la plus lumineuse des sept : https://www.ebooks-bnr.com/ebooks/html/vallotton_la_vie_meurtriere_fichiers/image006.jpg
Elle est superbe, cette lumière concentrée, ces mots.... L'ensemble me fait penser à la poésie d'un Haïku. Merci Tania !
Avec plaisir, Claudie.