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Littérature française - Page 202

  • La véranda d'Alexis

    « Véranda », ce mot qui nous vient du portugais par l’intermédiaire du hindi et de l’anglais, m’a toujours attirée par sa promesse de lumière et d’échange intime entre le dedans et le dehors. Il m’avait déjà poussée vers un roman plutôt mélancolique de Salvatore Satta (La véranda, 1981), auquel j’ai nettement préféré La véranda de Robert Alexis (2007), découverte en ce début d’année. 

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    Klimt, Chambre sur l’Attersee

     

    « La neige. Un paysage sous la neige. » Les premiers mots du récit, qui semblent évoquer notre hiver, correspondent aux visions d’un passager de train, peut-être en son dernier voyage, ce qui laisse infiniment de place aux souvenirs. Constantinople, Cassis… Dans sa rêverie, le narrateur garde les yeux ouverts : une jeune femme qui descend à Vienne, après avoir essayé en vain d’engager la conversation avec lui, ramène les images de nuits passées dans l’un ou l’autre grand hôtel viennois, de concerts, de restaurants, de soirées au cabaret. « Ma vie avait suivi le cours habituel réservé aux riches héritiers. Mais ce que certains prenaient pour les méandres d’une oisiveté privée de fin, je le considérais comme une recherche sans limite. »

     

    Lors de la traversée d’un lac autrichien, comme il savourait le paysage, il avait aperçu pour la première fois, dans un panorama qu’il pensait connaître, une haute bâtisse dans les bois à flanc de colline, une terrasse à balustres avec, sur la gauche, « une véranda soutenue par des colonnettes ». Plutôt qu’au sentiment de « déjà vu » qui lui avait fait soudain battre le cœur, alors qu’il n’était jamais venu en cet endroit par le passé,
    il préférait croire à une « fulgurance » du hasard, née d’une affiche « vantant la beauté de Steinbach » sur le quai d’une gare et à cause de laquelle il s’était rendu dans cette région. « Cette paix intérieure, cette tranquillité de l’âme, je les dois à ce que je vécus au bord de l’Attersee. »

     

    Le roman de Robert Alexis – un mystérieux écrivain lyonnais édité chez Corti - conte l’étrange relation entre l’éternel voyageur et cette maison « reconnue » pour la sienne, d’emblée. Il se renseigne. La villa appartient à un comte, un original que personne n’a jamais vu, un homme « sans âge ». Deux femmes, l’une de vingt-cinq ans, très belle, une autre plus âgée, toutes deux en sombre, s’en occupaient. L’adresse d’un notaire figure sur la grille, pour un éventuel acquéreur. « Je me souviens de ce moment comme l’un des plus forts de ma vie. » Aux sensations et aux réminiscences provoquées par sa première visite se mêlent une voix de femme, des rires, des silhouettes. « Une telle fantasmagorie ne m’étonnait pas. Je reconnaissais les hallucinations provoquées par la prise régulière d’Ayahuasca » - cette poudre des shamans en Amérique du Sud à laquelle un ami l’a initié.

     

    S’il accepte d’entrer dans ces mystères, le lecteur de La véranda embarquera dans une intrigue très romanesque, de la visite chez le notaire à la rencontre avec la propriétaire de la villa. La comtesse habite à Salzburg un immense appartement très dépouillé, suivant la volonté paternelle, à l’inverse de la maison de Linz où se superposent les tissus et les tapis, les bouquets et les meubles – « Les femmes, plus que les hommes, aiment la compagnie des choses. » Ils s’entendent parfaitement, Alicia et lui, et se réapproprient ensemble la charmante demeure, dans une complicité rare.

     

    Jusqu’à ce que l’appel du voyage entraîne à nouveau l’incurable vagabond à Bucarest, où l’attend la jeune Clara, puis en Orient, malgré l’épidémie de choléra à Istanbul. Reverra-t-il Linz un jour ? A-t-il vécu ? A-t-il rêvé ? Sans chronologie véritable, éveillée par le spectacle du monde, nourrie des élans de l’imaginaire, c’est une collection de tableaux vivants qui nous est proposée par Robert Alexis. Avec le goût du mot rare, parfois précieux, il trace peu à peu les lignes de force d’un destin partagé entre le mouvement et l’immobilité, entre le dehors et le dedans d’une vie, entre le présent et le passé, où même l’identité des êtres reste incertaine.

     

  • Mal à l'aise

    « On me demande régulièrement : « Comme ça, vous êtes aussi à l’aise en anglais qu’en français ? » - et on croit à une boutade quand je réponds : « Non, aussi mal à l’aise. » Mais ce n’est pas une boutade. Si on est à l’aise, on n’écrit pas : un minimum de friction, d’angoisse, de malheur, un grain de sable quelconque, qui crisse, grince, coince, est indispensable à la mise en marche de la machine littéraire. »

     

    Nancy Huston, Le déclin de l’ « identité » ? (Ames et corps) 

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  • Ici Nancy Huston

    Dans Ames et corps, Nancy Huston a rassemblé des textes publiés entre 1981 et 2003 (« plus ou moins la suite de Désirs et réalités. Textes choisis 1979-1994 ») : « Ces textes sont des jalons sur mon chemin de romancière et d’expatriée, de mère et d’intellectuelle, de rêveuse et de réaliste, d’âme et de corps. » Elle commence par y dessiner un « soi pluriel » à travers un parcours en six étapes intitulé « Déracinement du savoir » (2001). Ses parents, un père scientifique, émotif, très présent, une mère « portée sur les arts » et rationnelle très tôt absente de la vie de ses enfants, voilà pour l’origine. 

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    Après avoir quitté le Canada, elle reçoit ses premiers cours de littérature dans un lycée du New Hampshire, formidables : « On a appris que la littérature parlait de mort, de sexe, de folie, de peur, de nous, et que, pour peu qu’on aborde la page (blanche ou imprimée) avec toutes nos forces vivantes, elle était à notre portée. Pas une once de théorie littéraire. » A l’université, Nancy Huston rêve et désespère d’être artiste. A Paris, en troisième année, son désir d’écrire de la fiction se heurte aux mots d’ordre de la Théorie et de la Révolution. Acceptée en 1975 au « petit séminaire » de Barthes« une période d’apprentissage exaltante » –, elle commence à publier des textes dans des revues, puis se lance dans la fiction. Elle partage dès 1980 la vie de Tzvetan Todorov.

     

    Professeur de sémiologie et de « théorie féministe », elle souffre ensuite d’une maladie invalidante qui remet tout en question. « Mon critère, maintenant que j’ai
    eu la chance de prendre conscience de ma mortalité, est devenu : « Cela m’aide-t-il à vivre ? » »
    Alors vient le choix délibéré de la fiction, en parallèle avec la lecture de tout Romain Gary. La romancière nourrit à son tour les études théoriques, mais rien ne peut la détourner de ce que seule la fiction offre : « la vie changeante, fluctuante, pleine de secrets et d’impalpable et de contradictions et de mystères. »

     

    « Festins fragiles » rapproche l’écriture et la cuisine, « mais sans recette », et « tout cela n’est rien sans la musique ». « Toutes les mères sont étrangères » est la première phrase de « La pas trop proche », où elle confronte la figure de sa mère
    à sa propre expérience de la maternité. Dans Libération, elle s’étonne de ceux qui
    ont des opinions sur tout, « éberluée par la facilité avec laquelle ils les acquièrent et la violence avec laquelle ils les défendent. » Un séjour en Bretagne chez une femme cultivée qui « zappe » d’un sujet à l’autre lui fait écrire : « Le rôle des intellectuels et des écrivains (…) serait maintenant, au contraire, de rétrécir. D’isoler. D’ériger des cloisons. De concentrer. D’écarter le flux affolant d’images et de bruits, de choix miroitants, d’informations et d’influences parasites. De faire le vide, le silence. De dire une chose, une seule. Ou deux… mais en profondeur. » (Le déclin de l’« identité » ?)

     

    En deuxième partie, « Lire et relire », Nancy Huston va de l’Evangile selon saint Matthieu à Duras, rapproche Tolstoï et Sartre – « bonne foi, mauvaise conscience » –, questionne Romain Gary. Dans la troisième partie, qui donne son titre au recueil, se trouve son texte « le plus largement diffusé dans le monde », « traduit dans treize langues » et même en braille : « La donne » (1994). Nancy Huston le commence par « Je suis belle. Je n’ai encore jamais rien écrit à ce sujet, mais tout d’un coup j’ai envie d’essayer de le faire. » Au paragraphe suivant : « Par ailleurs, je suis intelligente. Moins que Simone Weil. » Elle examine ce que cela a signifié jusque alors dans sa vie, comment cela a joué dans ses rapports avec ses professeurs, avec les Français, avec les Américains qui mettent hypocritement le corps entre parenthèses. C’est une réflexion personnelle sur « les mille langages muets des corps », pour conclure : « On joue selon sa donne. »

     

    Les derniers textes tournent autour de « La maman, la putain… et le guerrier » (quatrième partie). Elle y défend l’hypothèse suivante : « la guerre est un phénomène culturel au même titre que la prostitution, qui essaie de se faire passer pour un phénomène naturel au même titre que la maternité. » Comment la guerre est racontée aux femmes, quel y est leur rôle. Elle y revoit et adapte des
    propos tenus dans A l’amour comme à la guerre (1984). Nancy Huston est une passionnée qui passionne. Dans Ames et corps, j’ai particulièrement aimé les textes
    où elle revient sur son propre parcours de femme et d’écrivain. Une lecture stimulante.

  • Mon arrière-grand-père / Colo

    En 2006, s’échappant sans avion ni bateau de l’île de Majorque/Mallorca, Colo ouvre une première fenêtre sur la Toile, son “espacio”. En juillet dernier, son blog émigre au Courrier International. Sur “Espaces, instants”, elle nous emmène dans ses balades mallorquines ou autres, photos à l’appui, aussi pour saisir la grâce des saisons dans son jardin ou au potager. L’Espagne, son pays d’adoption, elle nous la fait découvrir
    à travers ses artistes et ses réalités quotidiennes. Le regard de Colo sur notre ordinaire, sur nos rapports avec les autres ou avec les choses, comme avec le temps qu’il fait ou le temps qui passe, est toujours original.

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    Après avoir regardé la mer, écouté le vent, deviné le ciel, elle parle de ses découvertes culturelles ou nous salue en vers et en chansons. Pour partager ses lectures, elle en offre de larges extraits. Cette e-Colo aime rire et faire rire, dire et traduire – les langues sont son domaine. Pour notre plus grand plaisir – admiration –, ses billets sont bilingues, Colo la polyglotte les traduit du français vers l’espagnol, du catalan vers le français, avec parfois une touche d’anglais. Voilà qui singularise cette femme plurielle.

    “Primera voz” sur Textes & Prétextes, elle m’a montré le chemin des blogs. Pour
    tout ce qui nous lie à jamais, je suis heureuse de lui offrir cette page.

    * * * 

    J’ai perdu la trace de la statue de mon arrière-grand-père maternel.

    Ceci est peut-être courant dans les familles éparpillées, mais le cas est étrange car la dernière fois que je l’avais vue, il y a une trentaine d’années, elle se trouvait sur la Grand-Place de Nivelles ; et puis, quinze ans plus tard, disparue. Ce n’est pas rien de perdre son arrière-grand-père !

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    Georges Willame 1863-1917 (cliché de la revue La vie wallonne)

    Alors quand Tania m’a invitée à gribouiller un mot ici, l’idée m’est venue de lancer un appel à ses nombreux lecteurs pour m’aider à la retrouver. J’ignore si mon amie connaît l’existence de ce poète, écrivain, dramaturge qu’était Georges Willame, sans doute, et par modestie, lui ai-je caché l’existence de cet artiste familial … Né à Nivelles en 1863 et décédé en 1917, il a écrit des livres historiques (Causeries nivelloises, par exemple), deux romans (Le Puison, dont je possède une édition datant de 1908, et Monsieur Romain), et une pièce (Èl roûse dè sinte Èrnèle). Et puis on lui doit les paroles de la chanson : Vive Djan Djan, chanson traditionnelle de Nivelles, - que ma grand-mère nous a bien entendu serinée.

    Il avait fondé L’Aclot qui, pour les extraits que j’en vois dans l’Anthologie éditée par la Bibliothèque Principale de Brabant Wallon qui m’a été offerte, était un journal hebdomadaire nivellois publié dans les années 1889-1890. Il écrivait en wallon et en français. J’ai lu sur la toile, peut-être est-ce vrai ? qu’à cette époque la grammaire wallonne n’était pas encore fixée.

    Voici un poème qui me touche beaucoup : 

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    Ce qui donne ceci en français :  

    Le vieux

    Maintenant, c'est son fils qui a repris la ferme / Et lui, tout recourbé / Dans
    son fauteuil, il pense, il repense / Il songe à la côte qu'il  a montée.

    Que le valet aille jeter les semences / Ou bien qu'on soit aux longs jours d'été, / Toujours plus jaune, plus sec, plus mince, / Il reste là seul sur le côté.

    Les heures, les jours, les ans, ça passe ! / Il a vu son père à la même place, / Quand lui-même est devenu fermier. 

    Et lui, le vaillant, lui, l'homme fort, / Lui, le maître, il attend son dernier sommeil.... / Et une larme lui tombe doucement des yeux.

    (Traduction : http://ephrem.skynetblogs.be/post/6408792/el-vi

    Merci Tania de m’avoir prêté ton espace personnel.

    Oh, mon aïeul, réapparaîtras-tu ?

  • A des amis perdus

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    Vous étiez là je vous tenais

    Comme un miroir entre mes mains

    La vague et le soleil de juin

    Ont englouti votre visage

     

    Chaque jour je vous ai écrit
    Je vous ai fait porter mes pages

    Par des ramiers par des enfants

    Mais aucun d'eux n'est revenu

     

    Je continue à vous écrire

    Tout le mois d'août s'est bien passé

    Malgré les obus et les roses

    Et j'ai traduit diverses choses 

    En langue bleue que vous savez

     

    Maintenant j'ai peur de l'automne

    Et des soirées d'hiver sans vous

    Viendrez-vous pas au rendez-vous

    Que cet ami perdu vous donne

    En son pays du temps des loups

     

    Venez donc car je vous appelle

    Avec tous les mots d'autrefois

    Sous mon épaule il fait bien froid

    Et j'ai des trous noirs dans les ailes

     

     

    René Guy Cadou (1920 - 1951), Lettre à des amis perdus  (Pleine poitrine , 1946)