Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Japon

  • Voix

    Mizubayashi Petit éloge.jpg« Je suis né et j’ai grandi dans un pays dont la culture politique fait en sorte que la soumission générale à un ordre de faits devenu prééminent tende à éliminer ou à écraser les voix individuelles ; et je continue à y vivre, à essayer d’y vivre en tout cas le plus honnêtement possible, en me faisant un habitant solitaire d’un royaume intermédiaire où l’on parle à la fois japonais et français, et en me demandant comment un jour on pourra faire advenir un monde meilleur plus soucieux de la valeur de chaque voix singulière et, par conséquent, de chaque individu. »

    Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance

  • Eloge de l’errance

    Le Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi a tout d’un grand : avec la musique et l’image d’un guerrier dans Yojimbo de Kurosawa en ouverture et « Mon errance » pour épilogue, c’est un essai percutant sur le désir d’être soi-même dans une société où la pression collective ne le permet pas. L’écrivain japonais y écrit en français une critique de son pays où « aller seul sans but ni direction précise » semble une aspiration condamnable.

    akira mizubayashi,petit éloge de l'errance,essai,littérature française,japon,france,isolement,liberté,rousseau,mozart,kurosawa,culture,errance,individu,société
    Toshiro Mifune en héros solitaire dans Yojimbo (1961) réalisé par Akira Kurosawa.

    D’où lui vient ce « désir d’errance » ? cette prise de conscience ? Mizubayashi remonte à un épisode traumatisant de ses six ans. Après un déménagement « à l’autre bout de la ville », il rentre à l’école communale du quartier de Nakano (à Tokyo où il habite encore) dans une classe d’une cinquantaine d’élèves. La fin des cours a sonné, mais la maîtresse continue à donner des consignes quand il est pris d’une colique insoutenable et ne peut se retenir. « Ca  pue ! » répète un garçon en le désignant. Il lui en reste deux plaies inguérissables : « le sentiment de rejet de soi-même, celui d’être comme un paria » et « le souvenir des regards des enfants » qui le torturaient. « Seul contre tous ».

    Quand il lira dans les Confessions de Rousseau l’épisode du « peigne cassé » ou celui du « ruban volé », il revivra cette situation d’exclu. De là date sans doute sa fascination pour Rousseau à qui il a consacré sa thèse de doctorat (« l’écriture à la première personne de Rousseau ») à l’université Paris-VII. Rentré à Tokyo, à la recherche d’un poste d’enseignant à l’université, on lui conseille de faire une communication au congrès des professeurs de français. Son exposé est retenu pour un article dans la revue de leur association. Mais le secrétaire lui rend les épreuves de son texte corrigées par « un grand professeur du comité de rédaction », « criblées d’annotations en rouge ».

    Or aucune de ces remarques n’était acceptable, ce que lui confirme un lecteur de français à l’université de Tokyo, Maurice Pinguet. Cette anecdote illustre sa répulsion « pour ceux qui tirent un plaisir malsain de leur position de supériorité supposée », pour la « violence arbitraire » : « Etre seul m’a toujours paru préférable, même au prix d’une sombre mélancolie qu’entraîne souvent l’isolement choisi et voulu ». Quelques années plus tard, alors qu’il est devenu « professeur titulaire dans une faculté », un « ami » lui déclarera qu’il ne faisait « que des choses qui détonnaient. »

    Autre souvenir scolaire, celui d’une « petite fille aux nattes blondes » critiquée pour ne pas chanter avec les autres Votre règne, l’hymne national, au pied du Drapeau (loi de 1999). Le père de Mizubayashi, qui avait souffert des « débordements meurtriers du fascisme impérial pendant toute la période de la « guerre des Quinze Ans » (1931-1945), faisait partie des Japonais plutôt rares qui refusaient de se reconnaître dans l’Empire du Grand Japon symbolisé par le fameux drapeau national. » Comme lui, l’écrivain tient avant tout à son intégrité morale et à son indépendance intellectuelle.

    Son commentaire de la formule « Okaerinasaï » qui s’affiche en grand à l’aéroport près d’un petit « Welcome to Japan ! » est un autre exemple de cette injonction de fierté d’appartenir à la communauté nationale : on l’adresse à quelqu’un qui retrouve son foyer, donc aux voyageurs japonais, ce qui n’a rien à voir avec une formule de bienvenue aux étrangers.

    Mizubayashi explique le contraste entre la mentalité japonaise dominante et le respect des libertés individuelles en France. Puis le « présentisme » (sans commencement ni fin) inscrit au cœur de la langue japonaise : elle n’a pas nos trois temps grammaticaux (passé, présent, futur) mais des « particules exprimant les réactions présentes du locuteur face aux événements du passé ou à venir. » En littérature, le haïku exprime l’instant présent et l’on retrouve cela aussi en prose (Notes de chevet), dans la musique, dans la peinture (rouleau qu’on déroule et qu’on enroule pour le regarder scène par scène). Ce présentisme, selon lui, aboutit au conformisme social.

    Or « rien ne garantit que la majorité a raison », de nombreux exemples historiques montrent le contraire. En plus de revenir sur la tragédie des deux bombes atomiques, Mizubayashi décrit la situation préoccupante à Fukushima que l’Etat japonais semble vouloir oublier, de même qu’il ne se préoccupe pas des responsabilités à l’origine du drame.

    Après un dernier chapitre consacré à quelques « éclaireurs du chemin de l’errance » – Rousseau, Mozart, Kurosawa –, « Mon errance » est un très bel autoportrait de l’écrivain japonais qui a trouvé dans son amour de la langue française une respiration, une affirmation individuelle, une liberté d’être à l’instar du personnage de Botchan chez Sôseki. Sa toute dernière phrase exprime l’inquiétude. Ouvrez ce Petit éloge de l’errance, c’est une réflexion en profondeur qui vaut pour lui dans son pays et, mutatis mutandis, pour nous dans notre temps.

  • Langue étrangère

    akira mizubayashi,reine de coeur,roman,littérature française,japon,france,guerre,musique,amour,rencontres,culture« Dès les premiers jours de la rentrée, il s’était mis à étudier, avant même le début de l’enseignement à la fac, la langue étrangère de son grand-père, qui s’élevait devant lui comme une montagne à escalader, à l’aide d’un gros manuel muni de trois CD. Ceux-ci ne satisfaisaient guère son appétit dévorant pour la musique de la langue. Comme il était avide de documents sonores, d’images cinématographiques où les sons français s’offraient à profusion dans la sensualité frémissante des voix d’homme et de femme les plus diverses ! Combien de fois il avait écouté l’enregistrement  du Petit Prince lu par Gérard Philipe ! Combien de fois il avait prêté une oreille attentive à des pages célèbres de Balzac ou de Flaubert magistralement lues par Michel Bouquet, Michel Piccolo ou Fanny Ardant ! Le français était comme un royaume invisible, habité par des voix à timbres multiples, qu’il découvrait peu à peu, en l’arpentant de long en large, en l’explorant jusque dans les parcelles les plus obscures. »

    Akira Mizubayashi, Reine de cœur

  • En cinq mouvements

    Dans le prolongement du magnifique Ame brisée, Akira Mizubayashi a écrit deux autres romans sur le thème de la musique et de la guerre. Reine de cœur (2022), le deuxième de la trilogie, s’ouvre sur trois épigraphes autour d’un terrible épisode guerrier durant la guerre « d’agression coloniale en Chine » menée par l’armée impériale japonaise. L’écrivain tokyoïte (qui écrit en français) a des mots très durs pour ce passé impérialiste.

    akira mizubayashi,reine de coeur,roman,littérature française,japon,france,guerre,musique,amour,rencontres,culture

    C’est dans ce contexte que nous découvrons une première scène de guerre : le jeune soldat Jun Mizukami, à qui le sergent-major tend son sabre après lui avoir montré comment couper la tête d’un ouvrier chinois, ne se sent pas « le droit de faire une chose pareille », malgré les menaces d’être accusé de « haute trahison », et finit par s’évanouir. En mai 1940, lors de l’exode vers le sud de la France,  Anna (la vingtaine, enceinte) et son oncle Fernand, courent se réfugier dans un bois pour échapper aux tirs des avions et y découvrent un corps sans tête. Le 25 mai 1945, la jeune infirmière Ayako cherche un abri dans Tokyo contre un raid aérien imminent.

    Après ce « premier mouvement », l’horreur cède le pas à de belles rencontres humaines : Jun, altiste, et Anna, serveuse dans le bistrot de son oncle et future institutrice, ont fait connaissance à Paris en 1937. Etudiant étranger au Conservatoire, Jun parlait déjà bien le français, appris à Tokyo. Monsieur Jean, un vieil homme qui l’avait vu plongé dans la lecture de Jean-Christophe, s’était pris d’amitié pour le jeune « musicien-philosophe », comme l’appelait Fernand. Jean était lui-même altiste. Deux ans et demi plus tard, Jun et Anna se séparent à Marseille, où Jun doit embarquer pour le Japon et y servir l’armée. Ils y passent la nuit ensemble pour la première fois avant son départ.

    Le troisième mouvement se déroule en novembre 2007. Marie-Mizuné Clément vient de donner son premier concert en tant que premier alto solo au Théâtre des Champs-Elysées. Dans le bus qui la ramène chez elle, un sexagénaire remarque son instrument puis reconnaît l’altiste, il était au concert et la félicite pour son jeu dans le Don Quichotte de Strauss et la 11e symphonie de Chostakovitch. Il lui donne son journal où il a lu un article intéressant du Monde des Livres sur « La Musique à l’épreuve de l’Histoire ».

    Le libraire confirme à Mizuné l’intérêt du livre présenté dans Le Monde et elle lui achète L’oreille voit, l’œil écoute. Un musicien japonais y raconte les dernières années de la guerre sino-japonaise en évoquant souvent la musique classique et Chostakovitch en particulier. Très émue par sa lecture, Mizuné se rendra chez sa mère, Agnès, pour l’interroger à propos de sa grand-mère Nanou. Son histoire et celle du livre semblent très proches. Au grenier, elle va trouver un cahier d’Anna et sept lettres de Jun.

    Comme dans Ame brisée, Mizubayashi mêle dans Reine de cœur le thème amoureux à celui de la musique et de la guerre, ici en cinq mouvements, entre France et Japon. Lettres, journaux et courriels s’insèrent dans le récit. Certaines pages donnent envie d’écouter et de lire en même temps les œuvres musicales en quelque sorte décrites. Un violon japonais appelé « Reine » va changer de main – « Reine » est en fait la transcription phonétique de deux idéogrammes qui se prononcent « ré-i-né », c’est-à-dire « Merveilleuse sonorité ».

  • En japonais

    akira mizubayashi,ame brisée,roman,littérature française,japon,violon,musique,guerre,lutherie,archèterie,langues,culture« Le jour où Jacques se décida à écrire à Midori Yamazaki, il n’eut donc pas trop de mal à rédiger sa lettre en japonais. Bien sûr, il écrivait plus facilement et plus vite en français, mais s’exprimer en japonais n’était pas un obstacle majeur. Il n’écrivait assurément pas comme un Japonais qui avait toujours vécu au Japon. Sa connaissance active des idéogrammes était limitée. Devenu français, ayant passé les six septièmes de sa vie en France, il usait désormais de sa langue de naissance comme un étranger en userait. Si le fait de se mouvoir en japonais n’était plus quelque chose de naturel et lui demandait un effort particulier, cela ne lui coûtait pas pour autant. Jacques savait que la violoniste avait séjourné en France pour parfaire sa formation au Conservatoire de Paris ; elle comprenait donc le français très certainement. Il opta cependant pour le japonais. Ce qu’il voulait lui dire concernait la couche la plus profonde de son existence, l’événement de sa vie vécu en japonais soixante-cinq ans auparavant, mais congelé, figé ou pétrifié depuis lors comme si le temps avait été assassiné, s’était coagulé, arrêté définitivement. »

    Akira Mizubayashi, Ame brisée