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retraite

  • Première séance

    française,psychanalyse,voyage,japon,retraite,culture« Il sait tout ce qui se joue la première fois. Le premier pas. Les premiers mots. Ce qui s’inaugure et ce qui ne se dévoile pas. Tout est là, en même temps. Dans la première séance. Combien de fois est-il revenu à ses intuitions premières quand il n’y voyait plus clair. Aux fulgurances qu’on a quand on découvre la démarche, la façon de se poser sur le divan, de bouger les mains pendant la première séance ou de rester immobile. Les frémissements sur un visage. »

    Jeanne Benameur, La patience des traces

  • Echappée japonaise

    Simon au Japon, rime pauvre. Le titre choisi par Jeanne Benameur pour son dernier roman est infiniment plus poétique : La patience des traces (2022). Elle y raconte l’histoire d’un psychanalyste sur le point de quitter sa pratique ; il se pose plein de questions (comme le docteur Dayan de la série En thérapie que nous sommes nombreux à avoir suivie et appréciée).

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    Source © https://kintsugi.fr/myriam-greff/

    Cela commence avec un bol bleu en faïence qui lui a échappé des mains, celui dans lequel il boit son café du matin depuis des années, « le bol des pensées qui se cherchent, pas encore arrivées à la journée ». Cassé en deux morceaux qui s’ajustent parfaitement. Il y voit le « besoin de commencer un autre chemin. » Lui qui a écouté tant de paroles, en silence, humblement – « parfois guider d’un mot, rarement une phrase » – il aspire à une journée « rythmée enfin par autre chose que des choses humaines ».

    Simon n’aime pas voyager. Au moment de s’installer, il a choisi l’océan pour patrie, celui des vacances d’été de son enfance. Au-dessus du bureau où il reçoit les patients, il a « sa tour » et son vieux fauteuil en cuir où réfléchir aux paroles qui flottent encore dans l’air. Une aquarelle naïve – « la terrasse, le ciel bleu dur, les bougainvilliers » – lui rappelle Louise, dont il s’est séparé. Le bol, son ami Mathieu qui le lui a offert.

    A présent, il considère comme ses plus proches Hervé, son partenaire aux échecs, et depuis peu Mathilde Mérelle, « une jeune consœur installée dans la ville il y a un an » qu’il rencontre de temps à autre. Elle l’a invité dans un restaurant sur le port, il trouve sa compagnie agréable. Elle lui parle du Japon où son père est mort, un musicien. Elle aimerait aller dans ce pays sur lequel elle a beaucoup appris, mais ce deuil fait barrage. Simon l’écoute parler d’un livre reçu d’une amie sur des textiles anciens, des « costumes faits de tiges de plantes tressées, rebrodés », qu’il aura l’occasion de regarder chez elle.

    Peu à peu l’idée de partir très loin a pris forme. Simon a dit à Hervé son « désir d’absolu dépaysement » et celui-ci lui a recommandé les îles Yaeyama : « Une végétation subtropicale et des traditions respectées. Un beau contraste. Et puis si tu veux marcher et nager, là-bas c’est le paradis. » On l’attend à l’aéroport pour le conduire dans le domaine tenu par Mme Itô Akiko, où il dispose d’une grande pièce ouverte sur un jardin. Son hôtesse collectionne les tissus anciens. Elle parle un français délicat (des études de lettres à la Sorbonne), son mari non.

    La maison d’hôtes compte trois chambres, il est le seul à y séjourner en ce moment. L’accueil est raffiné : un bouquet sur la table, tout ce qu’il faut dans le réfrigérateur, une conversation autour d’un thé – dans une belle tasse rouge sombre qu’elle lui offre en cadeau de bienvenue. Dans sa chambre, il y remarque « un trait d’or qui sinue sur la céramique » et l’illumine.

    Simon trouve dans cette maison la paix qu’il désirait, l’ombre des arbres sur la plage après avoir nagé, le temps de contempler le paysage. Avec lui, il a emporté « un livre et son carnet qui ne le quitte plus. » Il a écrit à Hervé et à Mathilde pour « leur assurer qu’il est fort bien » mais n’ouvre plus l’ordinateur portable mis à sa disposition. Ecrire dans le carnet lui fait percevoir un autre type de silence qui le laisse « suspendu entre deux mondes » et le pousse à écrire. Le mot « peur » va y faire son chemin en secret : « Se dire et accepter qu’il a peur ».

    La patience des traces est un roman sur le ressenti d’un homme qui a passé plus de temps à écouter les autres qu’à entendre ce qui se passait en lui-même. La rencontre impressionnante d’une raie Manta en nageant, la compagnie discrète et attentionnée de ses hôtes quand ils dînent ensemble, quand Monsieur Itô l’accueille dans son atelier ou qu’Akiko lui montre sa collection de tissus, Jeanne Benameur le raconte avec des phrases simples, souvent courtes, séparées par des retours à la ligne qui sont autant de silences. C’est beau.

    Loin de chez lui, Simon a rendez-vous avec lui-même, corps et âme, avec son passé, ses peurs, ses désirs. Il peut faire face à ce qu’il a tenu trop longtemps à distance. L’art japonais du Kintsugi, qui consiste à réparer des porcelaines ou des céramiques cassées en soulignant leurs fêlures par de la laque saupoudrée d’or, est une merveilleuse mise en abyme du roman.

  • Amitiés

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    « Malgré sa fatigue extrême, il paraissait émaner de lui une possibilité cruellement absente dans la plupart de nos amitiés modernes si futiles : celle d’entendre quelque chose d’intéressant avant que le rideau tombe et que le noir se fasse. Quelque chose qui concernerait l’impression de vivre avec soi-même depuis tant d’années et d’en avoir archimarre. Je ne connaissais personne qui ait ce sentiment. A part moi. Et quoi de plus palpitant que de penser qu’un autre est d’accord avec vous ? » 

    Richard Ford, En toute franchise

  • Bascombe en retrait

    En toute franchise de Richard Ford (Let Me Be Frank with You, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun) est un de ces romans qui se bonifient en cours de lecture. A suivre Frank Bascombe, agent immobilier retraité, faisant le plein dans une station-service, écoutant la radio, continuant son « inventaire personnel des mots qui, selon (lui), ne devraient plus faire partie de la langue, orale ou autre » – il a « la conviction que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide » –, on se demande d’abord où on va (vieillir, nous le faisons tous).

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    A soixante-huit ans, il aimerait que « quelque chose de sympathique » lui arrive encore. La veille, sa seconde femme, Sally, l’a réveillé pour lui passer le téléphone : c’était Arnie Urquhart, à qui il a vendu sa maison en bord de mer à Sea-Clift avant de se réinstaller à Haddam. L’ouragan Sandy l’a mise sur le flanc, la tempête a dévasté la côte ; Arnie voudrait un conseil – quelqu’un lui propose de racheter le terrain – et bien qu’il ne soit plus dans le métier, Frank accepte d’y aller.

    Sally lui raconte à quel point elle a été secouée par ce qu’elle a lu à propos du soulèvement des Indiens du Dakota en 1862 : trente-huit guerriers sioux ont été pendus alors, et juste avant de mourir, ils ont crié, hurlé sur le gibet « Je suis là », comme une ultime affirmation de leur force. « Je suis là » est le titre de la première des quatre parties du roman de Richard Ford (deux fois plus court que son fameux Canada).

    A Sea-Clift, son ancienne rue a été emportée « par le train fou du changement climatique », « balayée ». Frank réalise « à quel point les maisons sont quantité négligeable, une fois qu’elles ne sont plus là. Le monde reprend ses droits, sans effort, en douceur presque, rendu à lui-même. » Arnie, en huit ans, a terriblement changé après une série d’implants pour « mettre son apparence physique en phase avec son moi profond : décidé, énergique, sans âge », la tête « couronnée d’une forêt de follicules qui insulte le naturel ». Habillé chic, il jette un regard impitoyable sur Frank et sa voiture minable, puis l’étreint avec une force inattendue en le rassurant – « Ça pourrait être pire, Frank. »

    Un peu avant Noël, une autre rencontre : une inconnue se tient devant sa porte, une femme noire en manteau rouge vif et bottes luisantes, dans la cinquantaine. Ce n’est pas une paroissienne qui vient solliciter des dons, elle est un peu embarrassée puis finit par s’expliquer. Elle a grandi dans la maison qu’occupe Frank à Haddam, elle s’excuse de le déranger. Il l’invite à entrer jeter un coup d’œil à son aise – pendant qu’il prépare sa chronique mensuelle pour un magazine à destination des troupes qui rentrent de pays en guerre. Il est loin de s’attendre à ce que sa visiteuse va lui révéler.

    En toute franchise déroule une sorte de travelling en quatre séquences dont Frank Bascombe est le héros, le plus ordinaire qui soit. On le suit dans ses occupations de retraité, dans ses rapports avec les autres, notamment avec sa femme, sa fille avec qui il ne communique que par téléphone, son ex-femme malade, Ann Dykstra, installée dans une résidence ultra chic à environ vingt minutes de chez lui. Ils ont perdu un fils près de qui elle voudrait être enterrée.

    Avec l’âge, inévitablement, on devient plus familier de la maladie et de la mort. Quoique Frank, « émissaire » de Richard Ford depuis Un week-end dans le Michigan (1986), ait balisé son mode de vie pour rester en retrait, accueillir le jour présent avec le sourire et vivre le temps qui lui reste en toute liberté, il n’est pas sourd à ce que les autres attendent de lui. Et le roman – « admirable questionnement sur le lien à l’autre et le don de soi » (Nathalie Crom, Télérama), « jeu de massacre » (André Clavel, Le Temps) – nous touche par la franchise, oui, la sincérité avec laquelle le narrateur décrit ses réactions, sans forfanterie ni faux-fuyant. « “En toute franchise” de Richard Ford, les mots et les maux » (Les Inrocks) est pourtant drôle aussi – et très humain.