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Etudes - Page 2

  • Madame la Vie

    Quand j’ai lu Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan était encore en prison. C’est là qu’il a écrit Madame Hayat (Hayat Hanım, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), avant d’être libéré par la Cour de cassation en avril 2021. Prix Transfuge du meilleur roman européen et Prix Femina étranger, Madame Hayat raconte la vie de Fazil, le narrateur, étudiant en lettres, qui a changé du jour au lendemain.

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    « La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. » Son père, qui avait investi toute sa fortune dans la production de tomates, est ruiné par de nouvelles mesures économiques et meurt peu après. Sa mère n’a plus d’autre source de revenus que le maigre rapport de ses serres florales. Fazil obtient une bourse, mais sa nouvelle condition d’étudiant n’a plus rien à voir avec le train de vie facile qu’il menait auparavant.

    Il loue une petite chambre dans un vieil immeuble « d’une rue de la soif » qu’il peut observer d’un petit balcon et partage la cuisine commune avec les autres locataires. C’est là qu’on lui propose un jour de se faire un peu d’argent comme figurant pour une émission de télévision : dans une salle en sous-sol, il s’agit de s’installer à une des tables près de la scène, un plateau où chantent des femmes mûres plantureuses dans des tenues colorées et aguichantes. Un écran géant montre les chanteuses filmées et de temps à autre les spectateurs.

    C’est à l’écran qu’il remarque d’abord un visage « d’une espièglerie malicieuse » entouré de longs cheveux « roux-blond », une « robe au décolleté profond, couleur de miel », puis les belles hanches d’une femme gracieuse et très excitante. « Jusque-là, je n’avais jamais imaginé que les femmes âgées puissent être aussi attirantes. J’étais émerveillé, abasourdi. »

    A la fin du tournage, quand tout le monde sort, cette femme d’une cinquantaine d’années le remarque et l’invite à l’accompagner au restaurant. Le serveur les installe dans un petit jardin intérieur et l’appelle « madame Hayat » – un nom qui enchante l’étudiant : « et je me répétais dans toutes les langues : Madame Hayat, Lady Life, Madame la Vie, Signora la Vita, Señora la Vida… »

    Elle s’intéresse à lui, l’interroge sur ses études – elle ne lit jamais de romans, qui ne lui apprennent rien sur l’humanité, dit-elle, qu’elle ne sache déjà. Mme Hayat préfère regarder des documentaires. Elle dirige la conversation, le taquine, le surprend, « certainement la partenaire la plus charmante qu’un  homme puisse souhaiter pour un dîner ». Elle ne sait rien de la littérature mais connaît beaucoup de choses sur les hommes, les insectes, le monde. Quand elle repart en taxi, Fazil se reproche de ne pas avoir su lui plaire assez pour qu’elle le retienne.

    Une fois son amant, la revoir devient son obsession. Leur relation occupe toutes les pensées de l’étudiant, même après avoir rencontré Sila, une étudiante de bonne famille qui a subi les mêmes revers de situation que lui, du jour au lendemain. Belle, cultivée, elle est la partenaire idéale pour échanger sur leurs lectures, les cours et les professeurs de lettres. Quand leur complicité devient plus intime, il ne lui parle pas de Madame Hayat, qu’il continue à voir chez elle.

    Dans la rue, de plus en plus de bastonnades visent ceux qui ne vont pas à la mosquée. Les revues sont mises sous pression. Le quartier des bouquinistes est rasé. A l’université, étudiants et professeurs sont suspectés de sédition. L’ancien chauffeur du père de Sila, reconverti dans des affaires malhonnêtes et lucratives, prend plaisir à la suivre pour la traiter de haut. Tout le monde se sent surveillé et peut s’attendre à une arrestation arbitraire. Sila n’envisage qu’une issue pour y échapper : continuer ses études au Canada. Fazil hésite à l’accompagner, même si Madame Hayat elle-même pousse son « petit Marc Antoine », comme elle l’appelle, à partir avec cette étudiante de son âge.

    Fazil, en adoptant un mode de vie modeste, partage les vicissitudes de ses nouveaux compagnons d’infortune. Si le très beau roman d’Ahmet Altan décrit les difficultés d’une jeunesse avide de liberté dans ce climat politique menaçant, c’est avant tout un roman d’initiation amoureuse. Tiraillé entre deux femmes que tout oppose, l’étudiant admire chez Madame Hayat, en plus de sa sensualité enivrante, son goût de la vie, sa curiosité, son art de vivre au présent.

    Magnifique portrait de femme – « Sa liberté me rend plus libre » a écrit l’auteur à l’occasion du prix Femina –, Madame Hayat décrit l’entremêlement des désirs chez un jeune homme qui rêve d’enseigner la littérature et qui apprend à observer la vie réelle. « Un livre universel, trempé dans l’encre de l’humanisme et de la liberté. » (Philippe Chevilley, Les échos)

  • Oeillères

    ferrante,la vie mensongère des adultes,roman,littérature italienne,naples,adolescence,famille,amitié,études,amour,sexe,société,culture« Je me rendis compte que je me souvenais à peine de ces membres de ma famille, je n’avais peut-être même jamais connu leurs noms. Je tentai de le cacher, mais Vittoria s’en aperçut et se mit aussitôt à dire du mal de mon père, qui m’avait privée de l’affection de personnes qui, certes, n’avaient pas fait d’études et n’étaient pas de beaux parleurs, mais qui avaient beaucoup de cœur. Elle le mettait toujours au premier rang, le cœur, et quand elle en parlait, frappait ses gros seins de sa main large aux doigts noueux. Ce fut dans ces circonstances qu’elle commença à me faire cette recommandation : Regarde bien comment on est, et comment sont ton père et ta mère, et puis tu me diras. Elle insista beaucoup sur cette question du regard. Elle disait que j’avais des œillères, comme les chevaux, je regardais mais ne voyais pas ce qui pouvait me gêner. Regarde, regarde, regarde, martela-t-elle. »

    Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes

  • La vie mensongère

    La vie mensongère des adultes, le dernier roman d’Elena Ferrante (traduit de l’italien par Elsa Damien), confirme son talent pour accrocher d’un bout à l’autre. Je l’ai dévoré avec appétit, c’est un roman facile à lire et il en faut pour nous distraire en cet été pas comme les autres.

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    Giovanna, douze - treize ans, fille unique, un âge où l’on est souvent mal dans sa peau, y raconte un tremblement de terre intérieur, annoncé dès la première phrase : « Deux ans avant qu’il ne quitte la maison, mon père déclara à ma mère que j’étais très laide. » Ce père professeur à l’université de Naples, qu’elle trouve intelligent et élégant, la couvre depuis toujours de compliments. Elle s’est habituée à sa voix douce et affectueuse, même si elle connaît son autre voix, tranchante et précise, lorsqu’il discute avec les autres.

    Pour la première fois, elle est rentrée avec de mauvaises notes qui inquiètent sa mère, une enseignante. Celle-ci met son père au courant de ce qu’on lui a dit à l’école et celui-ci laisse échapper, sans se douter que sa fille l’entend de sa chambre à la porte entrouverte : « Ça n’a rien à voir avec l’adolescence : elle est en train de prendre les traits de Vittoria ».

    Giovanna a ses règles depuis un an, les changements de son corps la préoccupent, la rendent même apathique. Elle n’en revient pas d’être comparée à cette tante : son père a toujours associé sa sœur à la laideur et à la « propension au mal ». Contrairement à ce qu’elle espérait, sa mère réagit mollement. Elle en est si troublée qu’elle n’envisage qu’une solution : « aller voir à quoi ressemblait vraiment Zia Vittoria. »

    Elle a connu ses grands-parents maternels et le frère de sa mère avant qu’il ne s’éloigne, mais elle ne sait pas grand-chose de la famille de son père qui vit « au bout du bout de Naples », dans un quartier très différent du haut de la ville où ils habitent, pas loin du parc de la Floridiana. Un jour où ses parents sont absents, elle fouille dans leurs albums de photos pour voir à quoi ressemble Vittoria et découvre que, là où elle figurait, on a gratté méthodiquement un petit rectangle à la place de son visage !

    Tout cela ne fait que la perturber davantage, à la maison où elle s’examine sans fin dans la glace et au collège où elle est trop distraite pour redevenir bonne élève. Ses meilleures amies, Angela, du même âge qu’elle, et sa petite sœur Ida, sont les filles d’un couple ami de ses parents, Mariano et Costanza. En leur présence aussi, Giovanna devient « grincheuse ». Quand ses amies la rassurent – elles aussi deviennent laides quand elles ont des soucis –, elle se demande si elles mentent, bien qu’on leur ait appris comme à elle de ne jamais dire de mensonges.

    Sa mère a vu qu’elle avait touché aux albums dans leur chambre, ses parents devinent qu’elle a entendu leur conversation et il leur faut bien répondre à ses questions au sujet de cette tante « terrible » qui travaille comme domestique et qu’ils disent envieuse, rancunière, destructrice. Vu son obstination, ils lui permettent de lui rendre visite, tout en la mettant en garde. Son père va la déposer devant sa porte un dimanche, dans les bas quartiers de Naples où il est né et où il a grandi.

    « J’appris de plus en plus à mentir à mes parents. » La tante Vittoria, bien habillée, bien coiffée, ne ressemble pas du tout à « l’épouvantail » de son enfance, même si façon de parler, brutale et grossière, dans un « dialecte âpre », surprend Giovanna. Très vite, elle lui parle du bracelet qu’elle lui avait offert à sa naissance, qu’elle ne porte pas, et dont sa nièce n’a jamais entendu parler. Et d’Enzo, son grand amour, un homme marié, à qui elle va régulièrement parler au cimetière – Vittoria accuse son frère d’avoir fait son malheur.

    Sous son influence, Giovanna commence à regarder ses parents autrement. Ce qu’elle découvre derrière les apparences d’un couple uni et cultivé est inattendu, choquant même. Eux aussi mentent et l’adolescente va voir ce qui l’entoure d’une manière tout à fait nouvelle en oscillant désormais entre le monde dans lequel elle a été éduquée et celui de Vittoria, si différent, qu’elle va fréquenter davantage.

    La vie mensongère des adultes développe les thèmes abordés dans L’amie prodigieuse : la recherche chaotique de sa propre personnalité, les troubles du corps, les confidences et les rivalités entre amies, les rapports ambivalents avec les garçons, les débuts sexuels et amoureux, les études, les différences sociales. Ici aussi, l’héroïne est attirée par un jeune homme plus instruit, qui aime discuter avec elle bien qu’il soit fiancé.

    Comme résumé dans Le Monde, « Portraits de femmes ciselés et Naples en toile de fond : c’est le nouveau roman de la mystérieuse écrivaine italienne. Le talent est là, guère la surprise. » C’est très bien vu, très bien rendu, j’ai lu La vie mensongère des adultes avec grand plaisir, tout en me demandant parfois si Elena Ferrante ne nous donne pas là une version disons plus intellectuelle des mélos sentimentaux d’autrefois.

  • Du pouvoir

    meg wolitzer,les intéressants,roman,littérature américaine,roman d'apprentissage,new york,études,art,créativité,amour,amitié,culture« Ethan ? Il se moquait du pouvoir. Il portait des T-shirts Félix le chat et Gepetto et il continuait à dessiner dans des carnets à spirale. Posséder du pouvoir, c’était différent. Aucun d’eux n’était censé avoir du pouvoir, ce n’était pas une chose à laquelle ils avaient aspiré. Ils n’avaient pas aspiré à gagner de l’argent non plus, mais dans ce domaine, Jules et Dennis appartenaient désormais à une minorité. Lentement, le mouvement qui s’éloignait de la créativité et se rapprochait de la création d’argent devenait de plus en plus visible. »

    Meg Wolitzer, Les Intéressants

  • Les Intéressants

    Meg Wolitzer offre avec Les Intéressants (2013, traduit de l’anglais (américain) par Jean Esch, 2015) un gros roman sur six protagonistes qui se surnomment ainsi, « les Intéressants », lors d’un camp d’été à Spirit-in-the-Woods quand ils ont quinze, seize ans. Rien ne prédestinait Julie Jacobson à ce genre d’endroit où l’on mise sur la créativité – elle y est grâce à une bourse et à sa prof d’anglais qui la voyait se morfondre depuis la mort de son père au début de l’année. Elle n’en revient pas quand Ash Wolf, un soir, dans leur tipi de filles, l’invite à l’accompagner pour rejoindre « les autres ». C’est Julie qui raconte leur histoire.

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    En cet été 1974 où la publication des Hommes du Président va bientôt amener Nixon à démissionner, les autres se connaissaient déjà. Julie se sent d’abord extérieure au petit groupe quand Ash l’emmène dans le tipi de garçons où se trouvent Goodman Wolf, son grand frère, Ethan Figman, Cathy Kiplinger, et Jonah Bay, le fils de la chanteuse folk Susannah Bay, des adolescents « tous originaires de New York », le « noyau chaud » du camp qui rassemble des jeunes aux dons artistiques.

    Goodman, plus d’un mètre quatre-vingts, veut devenir architecte mais paraît assez indolent. Si Julie le trouve moins spectaculairement beau que sa sœur, moins soigné, il n’en est pas moins séduisant. Ash et lui fréquentent ce camp depuis leurs douze ans et y jouent un rôle essentiel. Goodman adore Günther Grass, Ash préfère Anaïs Nin. Julie, une fille dégingandée à la peau claire, est mortifiée de la « tête de caniche et de fleur de pissenlit » que lui font ses cheveux permanentés, une idée de sa mère. Ethan n’a pas non plus de physique avenant ; trapu, de l’eczéma sur les bras, il garde toujours sa chemise et, à la piscine, passe son temps à interroger Old Mo Templeton qui a travaillé avec Walt Disney.

    Ethan propose un joint à Julie et s’intéresse à elle. Les parents Figman se sont séparés, rien à voir avec les brillants parents Wolf, un banquier d’affaires et son épouse qui s’intéresse à l’art. Les premières fois que Julie prend la parole ce soir-là, ses remarques décalées plaisent à la petite bande : la banlieusarde insignifiante récolte des hurlements approbateurs. C’est Ash, qui deviendra sa meilleure amie pour la vie, qui la rebaptise alors : « Bravo, Jules ! »

    Une animatrice va bientôt les surprendre, les filles doivent retourner dans leur tipi. Ethan Figman les suit et propose à Jules de lui montrer « le contenu de son cerveau » : dans l’atelier d’animation, ses dessins punaisés partout révèlent un garçon « anormalement doué ». Quand ses parents se disputaient, il imaginait son personnage Wally Figman entrer en rapetissant dans une boîte à chaussures sous son lit, un monde parallèle, la planète Figland ; il en a même fait un dessin animé aux dialogues « à la fois brillants et idiots ». Jules est stupéfaite de tant d’originalité. Ethan, ravi de sa réaction, cherche à l’embrasser, mais elle le repousse. Déçu, le garçon ne se décourage pas : « Passe plus de temps avec moi et on verra ce que ça donne. »

    C’est le premier de ces « moments d’étrangeté », comme dit Ash, quand un grand moment survient qui ne ressemble pas du tout à ce qu’on croyait. Jules est heureuse de parler avec cette fille qui la comprend – pas comme sa sœur – et Ash apprécie que cette fille drôle et gauche, qui voudrait devenir une actrice comique, soit si enthousiaste. « On devrait toutes essayer de faire ce qu’on a envie de faire dans la vie » dit Jules, qui se sent « quelque part sur un axe entre Ethan et Ash, un peu écœurante, un peu désirable, pas encore réclamée par un côté ou l’autre. »

    Nous voici à la page 38 de ce roman de 594 pages qui plaira certainement aux étudiants des années 1970 comme aux autres : roman d’apprentissage, amitiés pour la vie, amours compliquées, jeunes qui cherchent leur voie dans un monde qui ne ressemble pas forcément à ce camp d’été où tout s’offrait à eux librement. Vont-ils réussir à vivre à la hauteur de leurs rêves ? Ethan le surdoué, probablement ; pour les autres, ce sera moins facile.

    Meg Wolitzer s’attache à tous ses personnages, qu’elle suit sur une quarantaine d’années. Née en 1959, elle a leur âge. Raphaëlle Leyris a écrit dans Le Monde que « le fait qu’elle soit une écrivaine décortiquant la vie intérieure de ses personnages, et les liens entre eux – le mariage, l’amitié, la famille –, ne lui permet pas d’obtenir un statut littéraire à la hauteur de son talent, en dépit du succès des Intéressants, qu’une couverture éclatante de couleurs contribua à faire passer pour une sympathique saga à lire à la plage, quand il était bien plus que cela. »

    Comment rester fidèle à soi-même, intéressant ou pas ? La romancière américaine analyse finement ce qui se passe en soi et avec les autres quand on cherche à devenir la personne qu’on voudrait être. Bien des choses diffèrent entre ceux qui vivent dans les beaux quartiers de New York et ceux qui habitent un petit appartement sans ascenseur, mais chacun a ses problèmes et doit se débrouiller pour aller de l’avant, dans le domaine de l’art ou dans un autre.