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Essai - Page 13

  • La poésie des Tang

    Entendre J.M.G. Le Clézio parler des poètes chinois de l’époque Tang à La Grande Librairie m’a rendue curieuse de cet essai, Le flot de la poésie continuera de couler, qu’il signe avec Dong Qiang. Traducteur, poète francophone et calligraphe, professeur de civilisations comparées à Pékin, celui-ci a calligraphié quelques-uns des poèmes cités, qui alternent avec des peintures chinoises du Xe au XXe siècle dans ce beau livre. 

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    « Dans les périodes difficiles, on a besoin des poètes », a dit Le Clézio. On a toujours besoin d’eux, maintenant en particulier. Les poètes dont il parle ont vécu une période très troublée, des guerres violentes. Son choc devant la beauté de la poésie Tang (du VIIe au Xe siècle) est né d’une lecture, dans une anthologie anglaise, du poème de Li Bai (lu à l’émission).

    Assis devant le Mont Jingting

    Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut
    Un nuage solitaire s’éloigne dans une grande nonchalance
    Seuls, nous restons face à face, le Mont Jingting et moi
    Sans nous lasser jamais l’un de l’autre

    Dong Chiang résumerait ainsi ce poème : « je te plais et tu me plais ». Ce sentiment de plénitude, de paix intérieure contraste avec les thèmes de la poésie occidentale souvent tournée vers le mouvement des émotions, du désir, des passions. Ce quatrain de Li Bai a d’abord poussé Le Clézio à marcher, marcher simplement, jusqu’à une falaise rocheuse, et à la contempler ; à rechercher ce face à face entre l’homme et la montagne. 

    Les poètes Tang gardent le contact avec le monde réel, la trace d’un voyage hors de soi. Le Clézio les rapproche d’un peintre et écrivain contemporain, Mu Xin, qui dans une nouvelle cite ces vers : « La pluie passe, le ciel devient céladon, les nuages s’écartent / Et le ciel fait la céramique avec sa couleur ». Le Clézio : « Car c’est la force de cette poésie que d’être lue à toute époque, et en toutes circonstances. Simplement, pour changer d’univers. » 

    Le flot de la poésie continuera de couler raconte cette révolution poétique à l’époque dite « Tang prospère », vers l’an 700, où s’épanouissent en Chine l’art, la poésie, la musique, le raffinement des femmes. Le Shi Jing ou « livre des poèmes » est « la référence absolue de la culture chinoise », une grande compilation de poèmes traditionnels par Confucius. Les poètes Tang écrivent une poésie à la fois « populaire et officielle » dans le respect des règles qu’ils accentuent même : quatrain, vers de sept caractères, rimes et rimes intérieures, ordre des tons. Il en résulte le lyrisme « le plus éclatant », neuf siècles avant les poètes de La Pléiade en France !

    le clézio,le flot de la poésie continuera de couler,essai,littérature française,poésie chinoise,tang,li bai,du fu,histoire,culture,peinture,calligraphieLi Bai (701-762 ) est un aventurier, poète et homme d’armes qui voyage seul, avec son épée, et boit beaucoup. Il parcourt tout l’empire et pratique une liberté « jusque-là inconnue, la liberté d’aller ». C’est un homme « tendre, émotif », né sous le signe de l’Etoile de métal blanc (Vénus, l’étoile du matin) à laquelle il doit son nom (Blanc). Jusqu’à vingt ans, il pratique les arts martiaux, le cheval, la poésie, la musique. Son éducation littéraire est très poussée. A quinze ans, il a vécu chez un ermite pour parfaire son éducation, ce qui le rend éligible au service de l’empereur. « Bravache, vaniteux, téméraire », il n’aime rien tant que de voyager dans la Chine profonde.

    Son inspiration, il la trouve dans la nostalgie du pays natal, dans la beauté de la nature sauvage, des filles, ainsi que dans l’ivresse – le vin est sa grande passion, l’esprit de la fête, de l’amitié, notamment avec Du Fu, bien qu’ils soient « comme le soleil et la lune ». Tous deux sont mariés et ont des enfants. Du Fu aspire à la vie de famille mais est obligé de se déplacer. Li Bai choisira toujours la liberté de la vie errante. C’est à son épitaphe que renvoie le titre : « Sur la colline de la famille Xie, voici la tombe du noble Li / Le flot de la poésie continuera de couler au long des âges. » (Fan Chuanzheng)

    L’essai de Le Clézio, s’il s’attache avant tout à la poésie, raconte aussi la guerre, les rébellions où trente millions de Chinois ont perdu la vie en huit ans. Du Fu en est « le chroniqueur le plus fidèle » qui dit l’exode, la tristesse, la famine, la mort d’un fils. On découvre l’histoire de l’unique impératrice de Chine, Wu Zetian (690-705), qui fit publier la première anthologie de femmes poètes. Les poètes Tang expriment des sentiments, c’est nouveau à leur époque : le regret de ne pas être près de sa femme, de ne pas voir grandir ses enfants, la cruauté des recruteurs de soldats. Plus proches du peuple que de la cour, lieu de séduction, de rivalité, de violence, ils sont imprégnés des valeurs bouddhistes de la compassion et de l’amour.

    L’essai cite des vers presque à chaque page et permet de se familiariser avec l’univers des poètes Tang : Li Bai, Du Fu et beaucoup d’autres. Les derniers chapitres, excellents, rendent le mieux, à mon avis, la complexité et la beauté de ces poèmes pour qui ne sait rien de la langue chinoise. Dans « L’Art, la Beauté, la Vie » puis « La fin de la route », Le Clézio explique l’obsession de la forme parfaite dans la poésie Tang et la manière dont on perçoit le poème en chinois, de façon instantanée, comme lorsque nous regardons un tableau.

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    Dong Xiang y contribue aussi avec « Etangs-miroirs », à la fin. Il cite deux vers écrits par Xie Lingyun en 423, un jour de printemps, lors d’une première sortie de convalescence : « Près de l’étang poussent des herbes printanières / Des oiseaux nouveaux occupent les saules du jardin » Des générations vont tenter d’écrire « aussi naturellement » des poèmes « des monts et des eaux »« le poète voit et dit ». Leur simplicité peut paraître « fade » aux Occidentaux, mais dans la langue chinoise monosyllabique, seul un lettré était capable de maîtriser les règles et les symboles de cette poésie Tang « atemporelle ».

    Couverture : Yun Shouping (1633-1690), Le printemps réchauffe les eaux et les monts (détail).
    Fin de la dynastie des Ming et début de la dynastie des Qing. 618,2 x 57,6 cm,
    Musée d’art de Tianjin, Chine.

    Liang Kai (1150- ?), Li Bai marchant et composant des poèmes,
    Dynastie des Song du Sud, 81,2 x 30,4 cm, Musée national de Tokyo, Japon.

    Li Bai, Sur le Temple Yangtai (Shangyangtai),
    considéré comme l'unique exemplaire encore existant d'un poème
    calligraphié par le poète lui-même, VIIIe siècle, musée du Palais de Pékin

     

  • Tsvetaïeva

    Tsvetaïeva.jpg« Si je m’étais mis à raconter circonstance après circonstance et situation après situation l’histoire des goûts et des tendances qui m’ont rapproché de Tsvetaïeva, j’aurais dépassé de beaucoup les limites que je me suis fixées.
    J’aurais dû y consacrer tout un livre, tant nous vécûmes alors de choses en commun, de changements, d’événements joyeux ou tragiques toujours inattendus et qui d’une fois à l’autre élargissaient notre horizon mutuel.
    Mais tant ici que dans les chapitres à venir, je m’abstiendrai de toute remarque personnelle et privée et m’en tiendrai à l’essentiel et au général.
    Tsvetaïeva était une femme à l’âme virile, active, décidée, conquérante, indomptable. Dans sa vie comme dans son œuvre, elle s’élançait impétueusement, avidement, presque avec rapacité vers le définitif et le déterminé ; elle alla loin dans cette voie et y dépassa tout le monde. »

    Boris Pasternak, Hommes et positions

    Photo de Marina Tsvetaïeva en 1925 par Pyotr Ivanovich Shumov

  • De Pasternak à Jivago

    Gardé au chaud pour ce début d’année, le Quarto consacré à Boris Pasternak (1890-1960) comporte ses Ecrits autobiographiques. Le Docteur Jivago, ainsi que des documents annexes, dont une biographie détaillée et illustrée très intéressante. Pasternak évoque dans Sauf-Conduit et Hommes et Positions, deux textes écrits à plus de vingt ans d’intervalle, la même période de sa vie, à savoir son enfance, les années de formation, sa jeunesse, jusqu’à l’écriture de son fameux roman. Cela nous confronte à deux styles très différents de l’écrivain, qu’il commente lui-même en reniant sa première manière.

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    Sauf-Conduit (publié en revue de 1929 à 1931), dédié « à la mémoire de Rainer Maria Rilke », s’ouvre sur leur unique rencontre. Durant l’été 1900, dans le train en gare de Koursk, Boris, dix ans, observe cet inconnu vêtu d’une pèlerine tyrolienne noire qui « ne parle que l’allemand » avec son père et une femme qui dit quelques mots en russe à sa mère. A l’approche de Toula, le couple s’inquiète : le rapide n’a pas de halte prévue « chez les Tolstoï » et ils espèrent que le chef de train le stoppera à temps. Un attelage de deux chevaux les attend à la petite gare près de Iasnaïa Poliana et disparaît bientôt de leur vue.

    Pasternak dit ses premières passions : la botanique, puis à partir de l’été 1903 à la campagne où sa famille a les Scriabine pour voisins, la musique. Après les six années passées par Scriabine en Italie, ils se revoient, s’apprécient. Boris, élève au Conservatoire, adore et admire Scriabine. Celui-ci l’encourage à composer, même si le garçon se plaint de ne pas posséder « l’oreille absolue ». Enfin la poésie, découverte à travers deux livres de Rilke empruntés à son père.

    « Je n’écris pas ma biographie. J’y ai recours lorsque l’exige celle d’autrui. Avec son personnage principal, je considère que seul un héros mérite une véritable biographie, et que l’histoire d’un poète est, sous cette forme, absolument inimaginable. […] Le poète donne à toute sa vie une inclinaison si volontairement abrupte qu’elle ne peut pas être dans la verticale biographique où nous nous attendons à la trouver. […] Je n’offre pas mes souvenirs à la mémoire de Rilke. Au contraire, je les ai moi-même reçus en cadeau de lui. »

    A l’université, en « section de philosophie de la faculté d’histoire et philologie », la passion de la littérature prend le pas sur celle de la musique, la philosophie surtout. Quand un étudiant lui parle de l’Ecole de Marbourg, il rêve aussitôt de découvrir cette ville. Sa mère lui offre deux cents roubles pour aller étudier en Allemagne. Il y va en train, découvre la petite ville médiévale, loue une chambre, se rend au café des philosophes.

    Une jeune fille dont il est amoureux s’arrête trois jours à Marbourg avec sa sœur quand elle se rend en Belgique via Berlin. Il lui fait visiter la ville et prend même le train avec elle, se déclare à la jeune fille qui le refuse – il rentre à Marbourg transformé. Pour lui, désormais, seul l’art comptera. Il se met à écrire des vers, décide d’abandonner l’université. « Adieu, la philosophie, adieu la jeunesse, adieu l’Allemagne ! » Voici donc « des gares, des gares, des gares. » Bâle, les Alpes, Milan, Venise et la révélation de la peinture, Florence, retour à Moscou.

    Dans cette évocation de sa jeunesse, on rencontre beaucoup d’écrivains, d’artistes, de musiciens, l’effervescence de l’avant-garde. Quand il voit pour la première fois Maïakovski, Pasternak lui trouve de la grandeur ; il admire son aisance, son élégance, s’enthousiasme pour ses premières œuvres poétiques. Le suicide de Maïakovski en 1930 sera un coup de tonnerre. Lui seul, écrira Pasternak, qui lui consacre la troisième partie de Sauf-Conduit, « avait la nouveauté de l’époque dans le sang. » Maïakovski fut le premier auditeur (encourageant) de son recueil de poèmes Ma sœur la vie (1917). Pasternak avait rompu publiquement avec lui en 1927, écœuré par son zèle propagandiste.

    La vie est ma sœur, et voici qu’elle explose…, Boris Pasternak - YouTube

    Pasternak écrit Hommes et positions. Esquisse autobiographique en 1955, lorsque Le Docteur Jivago est presque terminé. Cela commence ainsi : « Dans l’essai autobiographique Sauf-Conduit, que j’ai écrit dans les années 20, j’ai analysé les circonstances qui ont fait de moi ce que je suis. Malheureusement le livre est gâché par une affectation inutile, péché courant à cette époque-là. » Cette fois, dans un style beaucoup plus harmonieux, il raconte non seulement les sensations mais aussi les faits de sa première enfance, quand naît son désir d’accomplir « quelque chose d’extraordinairement lumineux et sans précédent ».

    Lorsqu’il a trois ans, sa famille déménage à l’Ecole de peinture, sculpture et architecture, où son père Leonid Pasternak, peintre et dessinateur, donne des cours. Sa mère, Rosalia Kaufman, est pianiste. Son père illustre « Résurrection » de Tolstoï édité en feuilleton. Pasternak revient sur leurs relations avec Scriabine dont la musique est « audacieuse jusqu’à la folie ».  Une jambe cassée lors d’une chute de cheval, devenue un peu plus courte que l’autre, va libérer Pasternak des obligations militaires. L’écrivain reprend le cours de ses années orientées vers la musique, le tournant vers la poésie grâce à Rilke – il se réjouit que Verhaeren, dont son père fait le portrait à Moscou, le considère comme « le meilleur poète d’Europe ».

    A la mort de Tolstoï en 1910, Boris Pasternak accompagne son père à la petite gare d’Astopovo ; il rend hommage au génie littéraire de Tostoï, à sa « passion de la contemplation créatrice ». Jeune homme, il s’intéresse à tous les arts, fréquente les novateurs, fait partie d’un cercle où il donne une conférence sur « le symbolisme et l’immortalité ». On croise entre autres les noms de Blok, le grand poète de sa jeunesse, de Biely, d’Akhmatova. De Marina Tsvetaïeva, bien sûr, avec qui il correspondra des années durant.

    Pasternak traduit Goethe, Kleist – toute sa vie, il traduira des écrivains européens dont il partage la culture, un travail alimentaire aussi, comme ses emplois de répétiteur à domicile. Quand ses livres et manuscrits sont brûlés dans un incendie provoqué chez un riche négociant, il s’en fait une raison – « je n’aime pas mon style jusqu’en 1940 » : « Il est plus indispensable dans la vie de perdre que de gagner. Le grain ne lève pas s’il ne meurt. Il faut vivre sans se lasser, regarder en avant et se nourrir de ces provisions vivantes que l’oubli non moins que le souvenir élaborent. »

    Les bouleversements consécutifs à la Révolution russe changent leur vie à tous.  Pasternak renonce à poursuivre son autobiographie, il y aurait tant à dire pour rendre compte des « épreuves nouvelles auxquelles ce monde a soumis la personne humaine ». « Il faudrait le décrire de telle façon que le cœur se serre et que les cheveux se dressent sur la tête. »

  • A l'aveuglette

    Sontag-Sur-la-photographie-Bourgois Titres.jpg« Au printemps de 1921, deux appareils photographiques automatiques, qui venaient d’être inventés à l’étranger, furent installés à Prague : ils reproduisaient l’image de la même personne six fois, dix fois ou plus sur la même épreuve.
    Quand j’amenai à Kafka une série de ces photos, je lui dis avec enjouement : « Pour quelques couronnes, on peut se faire photographier sous tous les angles. Cet appareil est un
    Connais-toi toi-même mécanique.
    – Vous voulez dire un
    Méprends-toi toi-même, répondit Kafka avec un léger sourire.
    – Que voulez-vous dire ? protestai-je. L’appareil photo ne saurait mentir !
    – Qui vous a dit une chose pareille ? » Kafka pencha la tête sur son épaule. « La photographie concentre le regard sur la surface. Pour cette raison, elle obscurcit la vie secrète dont la faible lueur traverse les contours des choses comme un jeu de lumière et d’ombre. Cela, même la lentille la plus fine ne saurait le saisir. Il faut le sentir à l’aveuglette… Cet appareil photo automatique ne multiplie pas le regard des hommes ; il se contente de lui donner, en infiniment plus simple, un regard de mouche. »

    Extrait de Conversation avec Kafka, Gustav Janouch

    Cité par Susan Sontag à la fin de Sur la photographie (Petite anthologie de citations)

  • Sur la photographie

    Dans Sur la photographie, paru en 1977, devenu « livre culte sur le sujet », Susan Sontag (1933-2004) expose « quelques-uns des problèmes, esthétiques et moraux, que pose l’omniprésence des images photographiques » ; son premier article publié en 1973 dans une revue new-yorkaise en a engendré un autre et ainsi de suite, six en tout. Les relisant pour l’édition française (traduction de Philippe Blanchard avec la collaboration de l’auteur), elle constate que « Ecrire sur la photographie, c’est écrire sur le monde. Et ces essais sont en fait une méditation prolongée sur la nature de notre modernité. »

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    « L’espèce humaine s’attarde obstinément dans la caverne de Platon et continue, atavisme ancestral, à faire ses délices des simples images de la réalité. » Différentes des images plus artisanales du passé, les images se sont multipliées, enseignant « un nouveau code visuel » : « les photographies modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que nous avons le droit d’observer. » En faire collection, c’est « collectionner le monde ».

    En photographiant, nous nous approprions l’objet photographié, nous entretenons avec le monde un « rapport de savoir, et donc de pouvoir ». Or les photographies, « qui bricolent l’échelle du monde », deviennent quand elles sont publiées dans un livre « l’image d’une image ». Parlant des « pièces à conviction » dont fait usage la police et des documents photographiques servant de preuves, Sontag examine les limites du procédé, vu que « les photographies sont autant une interprétation du monde que les tableaux et les dessins. »

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    Portrait de Sontag par Juan Fernando Bastos (pastel)

    C’est souvent par une affirmation surprenante qu’elle ouvre son analyse de ce qui se passe quand on utilise un appareil photo, en prenant soin de rappeler l’évolution de cette technologie. Suzanne Sontag évite les lieux communs et donne matière à réflexion en rebondissant d’un paragraphe à l’autre, d’un essai à l’autre, c’est passionnant. Dès le début, on s’interroge sur la fonction sociale de la photographie, activité artistique pour certains, art populaire ou divertissement pour d’autres. Dans les années 70, elle y voit principalement « un rite social, une défense contre l’angoisse et un instrument de pouvoir. »

    On prend une photo « pour donner réalité au vécu » (en famille, en voyage, en vacances…). « L’activité photographique a institué une relation de voyeurisme chronique avec le monde, qui nivelle la signification de tous les événements. » Chez le reporter contemporain, photographier « est par essence un acte de non-intervention ». Sontag analyse finement comment prendre une photo est une agression et comment « l’œuvre de dissolution incessante du temps » se glisse dans cette manière de découper un instant en le fixant. « Une photo est à la fois une pseudo-présence et une marque de l’absence. »

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    Susan Sontag (2000) Photo © Gérard Rondeau

    Contre l’idée de connaître le monde en l’acceptant tel que la photographie le montre, l’essayiste démontre comment, « rigoureusement parlant, on ne comprend jamais rien à partir d’une photographie ». La compréhension a besoin de temps, d’explication : « Seul le mode narratif peut nous permettre de comprendre. » Susan Sontag, ne l’oublions pas, est aussi romancière (En Amérique, L’amant du volcan).

    Elle examine le travail des grands photographes américains (Walker Evans, Stieglitz, Diane Arbus…) aux intentions parfois opposées, à partir de la révolution culturelle proposée par Walt Whitman qui invite à regarder au-delà des différences « entre le beau et le laid, l’important et l’insignifiant » : « les faits, dès qu’ils se jettent dans le monde, sont inondés de lumière ».

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    Multiples sont les définitions. « Photographier, c’est conférer de l’importance. » La photographie, « seul art surréaliste par nature ». Le photographe, « version armée du promeneur solitaire ». L’appareil photo « fait de chacun un touriste du réel d’autrui et finalement du sien ». Chacune de ses affirmations s’appuie sur une exploration des enjeux, des manières de faire, des effets produits. Sontag a le sens de la formule, des contrastes. Des photos, qui sont forcément des artefacts, elle écrit : « Elles sont les nuages du rêve et la grenaille de l’information. » 

    Sur la photographie est un essai à lire et à relire tant il est dense, stimulant, bourré d’exemples qui nous font revisiter les étapes de la photographie, ses rapports avec l’art, la façon dont elle construit et détruit en même temps, banalisant l’effroyable ou les débris de notre société. La photographie a chamboulé la notion du beau, valorisé de façon extraordinaire les apparences, « changeant du même coup jusqu’à l’idée de réalité, et de réalisme. » Susan Sontag montre à quel point la photographie a modifié notre regard et notre sensibilité. Magistral.