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Culture - Page 239

  • Chez Vera

    Acteur d’origine irlandaise, Karl Geary a publié l’an dernier un beau premier roman, Vera (Montpelier Parade, traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy). Une fois habituée à la deuxième personne pour désigner Sonny, le garçon dont il raconte l’histoire, je me suis attachée à ce portrait d’un adolescent mal dans sa peau et à son amour fou pour Vera, une Anglaise qui lui révèle un autre milieu que le sien.

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    Sonny travaille après l’école chez un boucher pour économiser un peu d’argent, les deux commis l’y asticotent. Un jour, un de leurs vieux clients se fait renverser par une voiture en sortant, Sonny en est si choqué qu’il n’en parle pas en rentrant. Chez lui, on ne se dit pas grand-chose en général, sa mère veille surtout à nourrir son père, dont chacun évite les colères, et il ne lui reste plus grand-chose pour ses enfants.

    Le père, un homme de la campagne arrivé à Dublin quand il était jeune, est maçon. Il emmène Sonny avec lui pour un travail à faire dans Montpelier Parade, « un ensemble majestueux de demeures géorgiennes » : un mur effondré à reconstruire dans un jardin. La femme qui habite là leur apporte un peu de thé : « Elle n’était pas du tout vieille, pas comme tu l’avais imaginé – cela te surprit – mais elle n’était pas jeune non plus. Elle était belle. »

    Cette femme a « des yeux verts et lointains » et quand il lui ramène le plateau « en bois, lisse et agréable au toucher », il demande à aller aux toilettes et en profite pour découvrir un peu la maison, sa belle hauteur sous plafond, son décor, un dessin de femme nue à l’encre… Il ose même entrer dans le salon où elle est assise sans bouger, le regard fixe, pour lui demander si elle va bien – ils échangent quelques mots, elle lui dit qu’il a « un très beau visage ».

    Le père de Sonny dépense presque tout dans les paris, il ne lui donne pas grand-chose. Le garçon de seize ans sort le soir pour retrouver Sharon, une copine, il n’hésite pas à s’adresser aux passants pour qu’on lui achète une bouteille à boire avec ses amis. C’est ainsi qu’il tombe sur la femme, qui le reconnaît et exige son petit discours de circonstance avant d’aller lui chercher une bouteille de vin rouge. Plus jeune, elle a fait pareil.

    A l’Antre des Chats, entre des rochers près de la mer d’Irlande, il retrouve Sharon et lui raconte ce qui est arrivé au vieux client devant la boucherie. Celle-ci refuse et de boire avec lui et de l’accompagner pour voir un film « du genre où faut lire des trucs en bas de l’écran ». Il y va seul, se saoule, puis décide de retourner chez cette femme pour la remercier – il n’arrête pas de penser à elle. Elle le menace d’appeler la police pour l’avoir réveillée en pleine nuit et le renvoie chez lui.

    A l’école, Sonny se fait pincer par un surveillant qui le voit voler un dérailleur sur un vélo : pièce par pièce trouvée ou dérobée, il essaie de s’en fabriquer un. Mais il arrive à le repousser et à s’enfuir. Il sera sans doute appelé chez le proviseur, tant pis. Puis la femme de Montpelier Parade débarque à la boucherie pour demander après lui, pour quelques bricoles à faire dans sa maison, elle laisse son numéro de téléphone.

    C’est ainsi que Sonny se rapproche de Vera Hatton, il fait des petits travaux pour elle et un jour, la voit s’écrouler dans sa cuisine et appelle l’ambulance – ce n’est pas sa première tentative de suicide. Il emporte le livre qu’elle lisait, des poèmes de T. S. Eliot, que sa mère envoie par terre quand elle le voit, puis aussi Sharon quand il le lui montre – « Ça sert à rien. » Alors il le prend pour rendre visite à Vera à l’hôpital et lui faire la lecture.

    La relation improbable entre la belle Anglaise et le jeune Irlandais n’a rien d’idyllique. Ils souffrent tous les deux, elle d’un mal dont il ne sait rien, lui du malaise de vivre dans un milieu où il ne se sent pas bien, sans savoir à quoi il aspire, mais convaincu de le découvrir en fréquentant cette femme au mode de vie si différent.

    Vera est un roman d’apprentissage, un roman d’amour, ancré dans une réalité sociale difficile. Je me suis attachée à ces deux personnages que leur mal de vivre rapproche d’une certaine façon, même si l’on sent que ça finira mal. Un premier roman très réussi de Karl Geary, né en 1972. Comme l’écrit Marine Landrot dans Télérama, « chaque phrase du récit subjugue, chaque détail est parole ».

  • Remarquable

    balade,parc josaphat,schaerbeek,avril,printemps,jaune,fleurs,arbres,culture,espace vertAu début du XXe siècle, la commune de Schaerbeek, dans le but de créer un parc dans cette vallée où les citadins aimaient se promener, y rachète près de deux cents parcelles. Mais la veuve Martha, qui possède la plus importante et de superbes arbres, trouve la somme proposée insuffisante et met en vente « un lot d’arbres avec obligation de les abattre ». Le roi Léopold II, soucieux de l’embellissement de Bruxelles et de ses environs, a fait acheter les arbres, mais la propriétaire exigeait malgré tout l’application de la clause d’abattage. « Seule une procédure d’expropriation vint à bout de sa résistance. » (d’après Wikipedia). Ainsi a survécu ce remarquable platane à feuille d’érable, à l’inventaire du patrimoine naturel en région bruxelloise.

  • Jaunes d'avril

    En quelques jours, le parc Josaphat a repris des couleurs. Profitant d’une éclaircie, le mardi de Pâques, j’ai pris l’appareil photo pour capturer quelques signes printaniers. Cette fois, nous y entrons par le bout du parc, chaussée de Haecht : une allée longe la plaine de jeux du « parc de la jeunesse », anciennement « plage de Schaerbeek », et ses jolis abris aux toits pointus, à côté du stade du Crossing.

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    L’avenue Louis Bertrand traversée, le jaune vif des forsythias vient à notre rencontre, si réjouissant à cette période de l’année. Près des étangs, les ouvriers communaux s’activent. Entre les nuages, du ciel bleu aujourd’hui. C’est fou comme tout change avec un peu de soleil ! Un coup d’œil en arrière : deux troncs où grimpe le lierre se dédoublent dans l’eau. Clic.

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    Je pense à Hubert Reeves (J’ai vu une fleur sauvage) en regardant de plus près les petites étoiles jaunes qui tapissent l’herbe ici et là, sous les arbres. Ce sont des ficaires. Je suis surprise d’apprendre qu’elles sont considérées comme des mauvaises herbes envahissantes aux Etats-Unis et au Canada (Wikipedia) – pas chez nous, en tout cas, elles ne figurent pas sur la liste des plantes invasives en Belgique.

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    Et voici un arbuste aux belles fleurs jaunes en grappe : connaissez-vous le mahonia ? C’est la première fois que j’observe ces fleurs si appréciées des abeilles. « Lors de la visite d’insectes, le contact induit un mouvement des étamines qui se détendent et se rabattent alors vers le pistil en environ un dixième de seconde. C'est l’un des mouvements les plus rapides parmi les végétaux, avec ceux du mimosa pudique, de l'épine-vinette, de l’ortie et quelques autres. » (Wikipedia)

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    De gros bourgeons se dressent comme des bougies – sur quel arbre vénérable ? J’aurais dû mieux le regarder*, mais je n’avais d’yeux que pour les jeux de lumière et d’eau sous leurs flammes blanches. Plus loin, des cyclistes semblent ignorer que le vélo n’est pas autorisé dans le parc Josaphat, gare à l’amende. En contrebas du boulevard Lambermont, un massif de forsythias voisine avec un magnolia à la floraison imminente, qui lui volera bientôt la vedette.

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    Contre le « Bollewinkel » (magasin de friandises), on a planté de magnifiques pensées ; on dirait des papillons, vous ne trouvez pas ? Les pigeons picorent ferme près du pigeonnier, un des nombreux éléments en rocaille bien conservés ; une maman le fait remarquer à son gamin en le lui montrant sur une des photos anciennes qui accompagnent un rappel historique à plusieurs endroits du parc Josaphat.

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    J’aime regarder la ramure des arbres dessinée à l’encre de Chine au tout début de la feuillaison, le fin brouillard végétal qui esquisse déjà leur silhouette future. L’Elagueur, une sculpture d’Albert Desenfans, lève les yeux pour examiner les branches, en professionnel. Au bord de l’eau, le saule pleureur a revêtu sa parure printanière, entre le jaune et le vert, tout en finesse. Les habitants du Brusilia, à l’arrière-plan, jouissent d’une belle vue. Si vous fréquentez le parc Josaphat, vous pourrez bientôt vous restaurer dans sa nouvelle « laiterie », je vous en reparlerai.

    * Ajout du 9/4/2018 : C’est bien un magnolia, à présent en fleurs - j’intercale une photo prise cette après-midi.

  • Tutoiements

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    « Constatons simplement que bien des tutoiements ne correspondent à aucune proximité réelle, relèvent souvent d’une camaraderie superficielle, sans estime supplémentaire. Il y a toutefois des familiarités qui vont aussi vers la tendresse. Mais elle n’existe pas, cette phrase délicieuse qui refléterait l’apogée de la délicatesse : – On pourrait peut-être continuer à se vouvoyer ? »

    Philippe Delerm, On peut peut-être se tutoyer ?

  • De petites phrases

    Elles en disent plus qu’il n’y paraît, ces petites phrases dont Philippe Delerm raconte « la perfidie ordinaire » dans Et vous avez eu beau temps ? qu’on m’a gentiment offert. Il y a ce qu’on dit, et aussi le ton qu’on emploie, le non-dit, comme Nathalie Sarraute l’a superbement montré dans sa pièce Pour un oui ou pour un non. Parmi les quelque septante phrases récoltées par Delerm, certaines sont plus courantes que d’autres, certaines lui sont plus personnelles. Cela forme un joli recueil assez amusant.

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    Owen Dalziel (1861-1942), Dimanche en bord de mer, 1885

    Dans la phrase éponyme, le premier texte, l’auteur s’arrête d’abord sur le « Et » : « Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. » Son commentaire d’une ou deux pages offre souvent l’occasion d’admirer une entrée en matière, un aphorisme ou une chute qu’on s’empresse de noter, un sourire en coin : « Pour l’orateur, les gens de qualité sont ceux qui l’écoutent. » (N’oubliez pas…) « Chaque homme est une île. C’est le code dans les villes. » (Là, il sait qu’on parle de lui, lui étant le chien, « exception majeure à cette règle de l’évitement. »)

    Ce recueil, je m’empresse de l’écrire, permet de rire avec l’auteur de ceux dont il décode la formule ou le discours, et aussi de soi. « Je me suis permis de… », est-ce une phrase « de commerçant », comme l’écrit Delerm, de la délicatesse, de l’obséquiosité ? Chaque lecteur se sentira plus ou moins concerné en fonction de sa propre expérience, comme observateur ou comme usager. Que celui qui n’a jamais péché…

    Certains textes sont délicieusement poétiques. Ainsi « Il faudrait les noter », où Delerm s’interroge sur ce désir que nous exprimons de garder la trace d’un mot d’enfant dans un carnet, un cahier, où on pourrait le relire un jour, plus tard. « A quoi bon s’armer d’un filet, et chasser les lépidoptères ? Epinglés, mis sous verre, les mots d’enfants perdraient en quelques jours le velours de leur peau, leurs couleurs micacées, leur mouvement, et cette gratuité légère d’un rire saisi dans l’espace. »

    On peut s’amuser à observer l’attitude de la duchesse de Kent à Wimbledon quand elle passe entre les ramasseurs de balles, le langage des marchands de vin – « L’œnologue distingué est un illusionniste » –, à reconnaître le « Vous étiez avant moi » quand on fait la queue chez un commerçant, l’agacement produit par un interlocuteur qui vous sort « En même temps, je peux comprendre » ou « J’dis ça, j’dis rien ».

    Delerm explore ce qui se cache dans certaines expressions apparemment amicales. Dans un petit mot très utilisé pour conclure sur un semblant de compréhension, comme « va », dans « Abruti, va ! » Dans le « Chez nous, c’est trois » qui ponctue « la bise incertaine, un des protocoles les plus incongrus de nos échanges de civilités ». Dans la repartie pour mettre fin à l’insistance de quelqu’un qui vous vante une exposition qui ne vous intéresse pas vraiment : « Ça finit quand ? »

    Et vous avez eu beau temps ? n’est pas seulement une fine observation des rouages de la conversation et de la comédie humaine, des ridicules et des hypocrisies. Philippe Delerm y exprime aussi ce regard sensible qui avait plu dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules et encore dans La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives, faisant de l’auteur, comme l’indique la quatrième de couverture « l’unique représentant » d’un genre qu’on pourrait appeler l’« instantané littéraire ». Fallait-il pour autant agiter ce bandeau rouge à son nom sur la couverture pour le vendre ? 

    « Je préfère Gand à Bruges » ne fait pas dans la dentelle, c’est bien vu. Différences de milieu social, usages de ville ou de campagne, rituels familiaux (« Passez un texto en arrivant »), parole de chanson, réplique dans un film, les entrées varient tout au long du recueil. Philippe Delerm se garde de trop insister, ne donne pas de leçon de morale, mais il incite à se méfier de ces tours ordinaires de la conversation qui nous jouent parfois de drôles de tours.