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Belgique - Page 33

  • L'enfant rieur

    (Pour A.) 

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    à Sophie Lemaître 

    Je suis toujours l’enfant rieur, cet enfant que la guerre 
    A empêché de vivre en riant son enfance. 
    Jeunesse, encore en moi, je vais, je cours, je nage
    J’adore les chevaux et skier dans la neige 
    Mon corps est amoureux, il aime, il est aimé
    Mon corps est très patient, il est à mon service. 
    L’instant, couleur du temps, vient à moi promptement 
    Sur vos balcons, glaciers, travaillés de lumière 
    De toute ma chaleur je t’écoute, Soleil !

    Un jour, je suis tombé, je tombe dans mon corps
    Il m’a serré de près, je tombe à la renverse.
    Je ne suis plus mon corps, je suis dans ses limites
    Je suis un apprenti de mon corps de grand âge
    Ignorante espérance, tu vois, je m’abandonne
    A la pensée d’amour de ma fragilité.

    Henry Bauchau, Tentatives de louange

     

    Photo : Giuseppe Penone, L’arbre des voyelles, 1999 (Installation au Jardin des Tuileries, Paris, 2000)


  • Bauchau en louanges

    Tentatives de louange (2011) est le dernier recueil poétique d’Henry Bauchau, le premier que j’ouvre : une cinquantaine de pages, vingt-quatre textes, dans le petit format de la collection « Le souffle de l’esprit ». Actes Sud l’a conçue comme « le reflet d’une ouverture des uns aux autres, à travers la prière, la réflexion, la méditation » – croyants, athées ou agnostiques y font part de leurs invocations à Dieu ou de leurs réflexions sur l’humain. 

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    Bauchau a composé ces « prières » entre 2009 et 2011. Certaines sont dédiées à une personne ou composées « pour » quelqu’un, d’autres sont des méditations, des instants ouverts sur l’infini. Son premier texte, « Louange au Déliant », est le seul à nommer Dieu.

    Seigneur, Seigneur Dieu, au-delà de tous les noms et de toute pensée
    Délivre-nous ainsi que l’a souhaité Maître Eckhart
    Délivre-nous non de l’amour mais des images de toi
    Comme tu as délivré mes oreilles du bruit du monde
    En me rendant presque sourd
    Comme tu m’as libéré du délire de puissance et de possession
    En me rendant presque aveugle
    Séparé, enfermé en moi-même, ne m’emprisonne pas avec toi
    Accorde-moi la liberté
    Où parfois, en m’éveillant, je te sens si proche (…)
     

    Pour vous, quelques premières lignes :

    Les parachutistes savent pourquoi les oiseaux chantent (« Pourquoi les oiseaux chantent »)

    Je m’éveille, je fais le salut au soleil. Le mince soleil à l’est qui filtre entre deux maisons. Je me prosterne de tout mon corps, ne le pouvant en esprit. » (« Le salut au soleil »)

    Sur le grand escalier nous nous sommes assis
    Que la pierre était douce, d’une chaleur humaine. (« Architectures de louange »)

    Je suis nu comme un poteau de téléphone (« Céleste insuffisance »)

    Et quelques derniers mots :

    Heureux qui sait faire face au gel et trouver sa place abondante au soleil. (« Arbre pour la belle verrière »)

    Louange à l’art des cavernes
    Louange à l’artisan
    Je ne connais pas d’art profane
    Tout est sacré (« Exercice de louange »)

    Le chant des syllabes muettes (« Les hirondelles boivent en vol ») 

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    Henry Bauchau est ce vieil homme qui écrit, se tait, attend. A l’écoute des vibrations du monde, il regarde un jardin sous la neige comme une enfance, le printemps comme une métamorphose – « Il n’est pas permis d’être vieux ». Il devient arbre, oiseau, ciel.

    Le doute l’habite : « Si le temps d’écrire revient, je doute. Je doute aussi après. Tu n’es que le locataire de la maison de l’écriture, quand tu es chevauché par le roman ou disloqué par le poème. » (« Le salut au soleil ») Le doute est un allié : « Je ne connais pas, je ne crois pas, j’espère » (« Eloge du doute »)
     

    Photos : Louise Bourgeois, The Welcoming hands, 1996 (Installation au Jardin des Tuileries, Paris, 2000)

     

  • Sur la toile

    Lire & relire Bauchau / 4 

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    « Il se lève, choisit une toile pas très grande, prépare des couleurs, me donne un pinceau et tient toujours de son bras droit mon bras gauche. Il y a une incitation qui est presque un ordre et ne l’est pas. Je peux, cela fera plaisir à Florian si je peux. Et naturellement je peux. Des couleurs viennent se poser sur la toile, se succèdent, s’essaient, voient si elles se conviennent. Il n’y a plus de dessins seulement des couleurs assemblées. Rien de plus, ce sont des gammes, me dis-je. Pourquoi pas ? Je suis très contente, je m’absorbe dans ce travail. Peu à peu le bras de Florian pèse moins sur le mien, qui se dégage. Seule sa main, très légère, reste près de mon bras. De temps en temps, je me tourne vers lui, je vois sa figure très attentive qui regarde ce que je fais. La toile est presque couverte, il a retiré sa main, le courant ne passe plus. Je suis en colère, il me donne un pinceau plus gros avec du noir, un noir brillant et je marque ma haine sur la toile. Je prends moi-même un autre pinceau avec du blanc et je fais un grand signe blanc entre les signes noirs.

    Je pense : Z, comme zèbre, la dernière lettre de l’alphabet. Je me mets à pleurer, je ne sais si c’est de désespoir ou de joie. »

    Henry Bauchau, Déluge (Actes Sud, 2011)

  • Shadow est là

    Lire & relire Bauchau / 3 

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    Metamorphosis © Ch Wery 2011

    Je vous invite à découvrir Christian Wéry Creative.

    « Je suis dans la chambre qui me paraît plus blanche et plus noire qu’il y a trois jours. Derrière la chaise longue de Shadow, il y a dans l’axe de la fenêtre le soleil qui m’aveugle. Pourtant Shadow est là. Je le devine à travers cette lumière qui, après l’escalier et le sombre couloir, m’éblouit. Je sens sa pesanteur, une densité, qui me trouble plus encore que l’éclat du soleil. La pesanteur de celui qui questionne, qui torture, qui peut torturer encore. Stéphane, lui, n’éblouissait pas, il montrait, il montrait comment jouer au jeu de la roche et de l’alpe avec lui. En sortant de l’éblouissement, je vois Shadow couché cette fois sur une chaise longue métallique, le visage plus vivant qu’il y a trois jours. Les yeux ouverts, très grands, très pâles. C’est son regard peut-être qui m’a ébloui. A moins que ce ne soit la grosse lampe à portée de sa main qu’il a peut-être braquée sur moi. Ils me font face, lui et la femme, Marguerite. Il me regarde et j’ai l’impression d’être vu comme je suis, il me perce à jour, me dénude, sait des choses innombrables sur moi, les classe, les emmagasine. Cela va loin, très loin. Je suis blessé, vidé par cette façon qu’il a de pénétrer en moi. Il peut, s’il le veut, tout savoir de moi, mais il ne veut pas me forcer comme un coffre-fort. Il sait que mon coffre est presque vide. Il hausse imperceptiblement les épaules. Ressent un élancement sans doute à ses blessures, fait une petite grimace de douleur, de sa joue droite. Il ne veut pas en savoir plus, il cesse de me questionner du regard et tout mon corps, qui commençait à souffrir, retombe d’un bloc dans l’absence. »

    Henry Bauchau, Le boulevard périphérique (Actes Sud, 2008)

  • Non, rien que non

    Lire & relire Bauchau / 2 

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    © George R. Anthonisen, Antigone

    « Il ne faut pas que sa réponse soit possible, et mon corps, bien avant moi, sait ce qu’il faut faire. Il se jette à genoux et, le front sur le sol, extrait de la terre elle-même un non formidable. C’est un cri d’avertissement et de douleur qui brise la parole sur les lèvres d’Ismène. C’est le non de toutes les femmes que je prononce, que je hurle, que je vomis avec celui d’Ismène et le mien. Ce non vient de plus loin que moi, c’est la plainte, ou l’appel qui vient des ténèbres et des plus audacieuses lumières de l’histoire des femmes. Ce non frappe de face le beau visage et le mufle d’orgueil de Créon. Il ébranle la salle, il déchire les habits de pierre des grands juges et disloque le troupeau des sages.

    Il fait pleurer Ismène, il faut qu’elle pleure, qu’elle sanglote pour être contrainte au silence et échapper à la mort qui la menace.

    Je crie non, rien que non, rien d’autre n’est utile. Non, seul suffit. »

    Henry Bauchau, Antigone (Actes Sud, 1997).