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Société - Page 17

  • Le monde sans fin

    Le monde sans fin (2021), bande dessinée où Jean-Marc Jancovici, ingénieur polytechnicien, répond aux questions du dessinateur Christophe Blain (dans le rôle de Candide), propose une analyse globale de l’état du monde et des grands motifs d’inquiétude pour l’avenir. Comment agir efficacement contre le réchauffement climatique ? Où mène le développement économique prédateur de ressources non renouvelables ? Sommes-nous irrésistiblement piégés dans la spirale désastreuse de la fuite en avant et de la croissance à tout prix ? L’intérêt du grand public se lit dans le succès de ce livre, « le plus vendu de l'année 2022 en France » selon Wikipédia.

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    J’ai parlé ici de La décroissance heureuse de Maurizio Pallante, du plaidoyer pour la localisation d’Helena Norberg-Hodge, du défi de la surpopulation sur notre planète ou encore d’Ethique de la considération de Corinne Pelluchon. Dans Le Monde sans fin, une bédé de vulgarisation accessible à tous, cette problématique est abordée à partir d’observations simples et des questions que nous nous posons tous sur le climat, l’énergie, le mode de vie.

    Sur un mode à la fois sérieux et humoristique, « Janco » résume à travers les dessins de Blain comment le développement des transports et de l’industrie a fait passer l’humanité des énergies renouvelables aux énergies fossiles, comment « on a pris l’habitude, avec ce siècle de progrès techniques et de diffusion abondante de l’énergie, de tout contrôler, de repousser les limites. » Il démonte le concept d’énergie dite « verte » : toute énergie devient sale si on l’utilise à grande échelle, de façon massive : « choisir une énergie, c’est arbitrer entre les inconvénients que tu acceptes et ceux dont tu n’as pas envie ».

    Les explications, images et chiffres, sont très claires. Le contenu dense réclame de l’attention, du temps pour digérer l’information. Un exemple simple (p. 29) : 4000 m de dénivelé à vélo en 10 heures demande aux jambes du cycliste une puissance moyenne de 100 W ; l’emploi d’un mixeur à soupe, « 4 cyclistes » ; d’un aspirateur, « 10 cyclistes » ; d’un ascenseur, « 50 cyclistes ». On comprend qu’avec l’emploi des machines, l’homme contemporain « ne peut rien faire d’autre que d’extraire une source d’énergie dans son environnement ».

    Surprise : j’imaginais que le charbon était une source d’énergie devenue secondaire, or son utilisation « n’a jamais baissé depuis qu’on a commencé à se servir de ce combustible ». Bois, charbon, pétrole se superposent sur les graphiques historiques, avant que s’y ajoutent – sans les remplacer – le gaz, l’hydroélectrique, le nucléaire et enfin l’éolien, le solaire et autres renouvelables. Pire : aujourd’hui, « 40 % de l’électricité mondiale provient du charbon », 40 % !

    Les petits gestes comme éteindre la lumière n’ont « rien à voir avec des économies d’énergie significatives », vu tout ce qu’on achète et la façon dont on se déplace. Blain représente « Mère Nature » en femme rousse plantureuse qui nous alerte sur les dangers en cours et à venir. « La pression de l’humain sur la planète augmente aussi vite que la quantité d’énergie disponible », or depuis le début de la révolution industrielle, nous sommes passés de 0,5 milliard d’humains à huit milliards sur terre.

    On découvre que depuis la première convention climat (COP), ce sont les énergies fossiles qui ont le plus augmenté, et le charbon en tête. Agriculture, industrie, transports, alimentation, productions et consommations révèlent une spirale énergivore. L’avion est « le plus gros consommateur d’énergie par personne et par déplacement » : un aller-retour Paris-New York équivaut à « une grande baignoire de pétrole » (300 à 400 l par voyageur), « à peu près la consommation annuelle de quelqu’un qui se sert de sa voiture tous les jours » ! Et cela, faut-il le rappeler, sans taxes sur le carburant.

    La civilisation des villes et des loisirs (dans les pays industrialisés) repose sur un modèle de « société de l’énergie infinie » et de « croissance » mis à mal aujourd’hui. Ce n’est plus une « crise », comme lors des chocs pétroliers ; les ressources de Mère Nature ont bel et bien (si l’on peut dire) commencé à s’épuiser pour de bon. Le réchauffement climatique nous accule à de grands changements globaux – dont l’auteur souligne l’urgence absolue.

    Jancovici dénonce l’obsession aveugle des dirigeants pour la croissance quel qu’en soit le prix, les dérives de la consommation à outrance. Partisan de la décroissance, il défend le recours à l’énergie nucléaire pour atténuer pendant quelque temps l’impact des changements nécessaires et dédramatise la peur qu’elle engendre depuis Tchernobyl et Fukushima : c’est le reproche principal qui lui est fait, ainsi qu’une approche biaisée du renouvelable. Certains écologistes partagent son analyse, d’autres la contestent.

    En ce qui me concerne, il me semble que Le monde sans fin est un livre à lire et à discuter : il a le mérite de montrer et de chiffrer sur quoi repose notre mode de vie d’une manière globale et de nous rendre plus conscients de nos choix. Les dernières pages sur le striatum – en écho aux études de Sébastien Bohler (Le bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, 2019) – m’ont semblé plus faibles, quoiqu’elles éclairent un peu les raisons de notre envie individualiste (et mortifère ?) de « toujours plus ».

  • Politesse

    ernaux,la place,récit,littérature française,portrait du père,famille,culture,écrire la vie« La politesse entre parents et enfants m’est demeurée longtemps un mystère. J’ai aussi mis des années à « comprendre » l’extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J’avais honte, je ne méritais pas tant d’égards, j’allais jusqu’à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l’air d’un intérêt pressant, ces sourires, n’avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. »

    Annie Ernaux, La place (in Ecrire la vie)

  • "Il était gai."

    C’est avec La place (1983, prix Renaudot 1984) que j’ai découvert le monde d’Annie Ernaux. Ce récit s’ouvre sur une citation de Jean Genet qui me frappe davantage aujourd’hui qu’alors : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »

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    Annie Ernaux, 8 ou 9 ans, avec son père et la chienne Miquette.
    © Collection personnelle d’Annie Ernaux
    (Source)

    Le jour où elle est devenue professeur « titulaire » après avoir réussi les épreuves pratiques du Capes, elle le résume sur un ton distant, décrivant les circonstances et sans exprimer d’autre sentiment que la colère « et une espèce de honte » en pensant à cette « cérémonie ». Elle écrit à ses parents qu’elle est reçue : « Ma mère m’a répondu qu’ils étaient très contents pour moi. »

    « Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. » Un dimanche de juin, comme le dimanche initial de La Honte (quand son père a voulu tuer sa mère). L’attitude de sa mère, la toilette du mort, les préparatifs de l’enterrement, tout est rapporté de manière factuelle, à part peut-être son impression, en voyant son visage changer : « il ressemblait à un oiseau couché. »

    Après quelques jours près de sa mère, elle rentre chez elle en train avec son fils – « les voyageurs de première n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent » – « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise ». Par la suite, elle tente d’écrire un roman avec son père pour personnage principal, l’abandonne avec « une sensation de dégoût » : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». »

    « Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
    Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » 
    Choix radical qu’Annie Ernaux rappellera dans son discours de Stockholm : « Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. »

    La place raconte les origines du père, au caractère gai, joueur, « heureux quand même ». Ce gars de ferme servant la messe le dimanche est entré dans le monde à la guerre de 14 – « Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château. » Après, il n’a plus voulu du travail à la ferme ; il est devenu ouvrier dans une corderie, un ouvrier sérieux (« ni feignant, ni buveur, ni noceur »). Il y a rencontré sa mère, « une ouvrière vive, répondeuse ».

    Ils ont loué un logement à Y., « deux pièces en bas, deux à l’étage », puis ont eu le projet de « prendre un commerce ». Ils ont économisé et repris l’unique café-épicerie de la Vallée, à trente kilomètres du Havre. Le gain paraissait d’abord facile, puis les demandes de crédit leur ont donné la peur de « manger le fonds » ; son père a dû reprendre un travail d’ouvrier sur un chantier de construction de la basse Seine. « Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. »

    « Naturellement, aucun bonheur d’écrire », note Annie Ernaux, résolue à se tenir « au plus près des mots et des phrases entendues ». Leur première fille n’était pas vaccinée contre la diphtérie, elle en meurt à sept ans. Après la deuxième guerre mondiale, la seconde étant souvent malade, ils quittent la Vallée au climat trop humide. Retour à Y. où ils trouvent « un fonds de café-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré. » « La vie d’ouvrier de mon père s’arrête ici. »

    Bonheur de leur nouveau mode de vie et aliénation, réhabilitation et dénonciation, Ernaux a l’impression « de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Pour son père, la satisfaction d’avoir tout ce qu’il faut, de manger à sa faim, de ne priver la gosse de rien, de devenir le propriétaire de l’établissement – sinon ne « pas péter plus haut qu’on l’a ».

    Sa fille ressent de plus en plus le décalage entre l’éducation reçue à l’école et les manières du père, les langages différents d’un côté et de l’autre. Son père a des goûts simples et populaires – « Il était gai. » –, elle se sent divisée. Quand elle montre ses bonnes notes, il est heureux qu’elle « apprenne » bien (apprendre n’est pas travailler, on ne travaille que de ses mains). Les remarques qu’elle lui fait amènent des disputes, limitent les conversations. « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. »

  • Nouvel an

    Quoi de neuf, en réalité ? Un nouveau calendrier, un nouvel agenda peut-être. S’habituer à mettre  « 2023 » là où on écrivait « 2022 ». Quoi d’autre ?

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    Spilliaert, Voilier en mer du Nord, 1909

    Vous avez réveillonné ?  Pour ma part, le dernier jour de l’année, j’ai exploré ce que dit le TLF de « réveillon » et copié cet exemple sympathique : « Nous attendons joyeusement minuit, en compagnie de quelques camarades, assis devant des tasses de chocolat et des brioches, honnête petit réveillon de pensionnaires, et 1880 se termine ainsi » (Pierre Loti dans son Journal, à trente ans).

    Les années passant, je suis moins friande d’agapes tardives. On peut se contenter parfois d’un réveillon au sens étymologique – « petit repas fait la nuit en compagnie » – d’autant plus que la nuit commence encore à l’heure du thé (coucher du soleil à 16h45 le 31 décembre à Bruxelles), ce qui laisse libre de choisir son heure.

    Un autre sens de « réveillon » (vieilli, indique le TLF) s’emploie dans le domaine de la peinture et du dessin : « Touche claire ou brillante utilisée pour raviver, éclairer une couleur ou un tableau. » Voilà qui m’inspire davantage.

    Si les souhaits ne diffèrent pas forcément d’une année à l’autre, voici ce que je vous souhaite en particulier : une année 2023 qui réveille, qui ravive, qui éclaire ! Chacune, chacun complétera ces verbes à sa façon – il y a tant à réveiller, en nous et autour de nous.

    Meilleurs vœux !

    Tania

  • L'indicible

    olga tokarczuk,sur les ossements des morts,roman,littérature polonaise,écologie,astrologie,meurtres,william blake,humour,culture« D’une certaine façon, les gens comme elle [l’Ecrivaine], ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un œil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit ; tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de tout ce qu’elle contient de plus important : l’indicible. »

    Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts