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Passions - Page 538

  • Chambre avec vue

    Les lumières en ligne d’un boulevard, au loin. Le dôme éclairé de la basilique du Sacré-Cœur (Koekelberg) à l’horizon. Plus près, des fenêtres qui sortent de l’ombre, l’une après l’autre, hublots dispersés d’un paquebot de nuit. Pour la première fois, je pianote sur le clavier dans ma chambre à moi, ma chambre avec vue, à côté d’un mur de livres qui m’a coûté toute une semaine de rangement. Cela valait la peine.

     

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    17.X.2010

     

    Déménager une bibliothèque, c’est une expérience déjà vécue deux fois, à l’école, avec une sympathique ribambelle d’élèves pour se charger du transport et du classement selon les consignes. Déménager ma bibliothèque, trente-cinq ans de lecture, c’est autre chose. Les livres avaient trouvé leur rayon petit à petit, jusqu’au moment où certains s’étaient garés en double file, faute de place. Mais j’étais loin d’imaginer le volume de caisses que cela représentait, une fois les étagères quittées. J’avais en tête un nouvel agencement : la culture générale, les livres d’art et de voyage dans le séjour ; la littérature, la langue française dans mon bureau. Encore fallait-il ajuster les rangées de livres et les espaces disponibles, concilier l’ordre thématique et les formats divers, caser tout cela au mieux.

     

    Vous comprenez de quoi je parle. Plusieurs l’ont laissé entendre dans leurs commentaires : les livres représentent la plus grosse part d’un déménagement pour celles et ceux que les bibliothèques font saliver, même si l’on ne possède pas, comme Alberto Manguel, une grange de presbytère vouée exclusivement à leur accueil. Les bibliothèques privées, en général, donnent aux amis de papier la compagnie d’objets – photos, cartes reçues d’êtres chers, souvenirs. Ceux-ci ne s’installent pas non plus au hasard, leur place répond à des affinités secrètes. Il y a des choses que l’on veut au plus près du bureau, d’emblée sous le regard, il y a un oiseau près du plafond – voler de ses propres ailes – et ces pantoufles de paille tressée achetées sur le bord de la route à une vieille paysanne russe – garder les pieds sur terre.

    Il reste quelques cartons à vider et bien des choses à installer, avant Noël, disons. Mais il est temps de revenir aux textes et aux prétextes, de rouvrir un journal, de revisiter les blogs, de retrouver un rythme de vie plus paisible, ce qui signifie pour moi, en particulier, de vous proposer à nouveau quatre rendez-vous par semaine à partir de lundi prochain. Même si cela ne change rien pour vous, sachez que ces billets coulent à présent d’une source renouvelée, par la grâce d’une chambre à soi où Virginia Woolf, Colette, Anaïs Nin, Elsa Morante, Simone de Beauvoir, Hella H. Haasse, Doris Lessing, Anita Brookner – dans le désordre d’un hommage aux femmes de lettres – jouissent avec moi, en quelque sorte, du bonheur d’une chambre avec vue.

  • Lire des images / 3

    « Tout portrait est, en quelque sens, un autoportrait qui réfléchit celui qui le regarde. Parce que « l’œil ne se rassasie pas de voir », nous prêtons à un portrait nos perceptions et notre expérience. Dans l’alchimie de l’acte créateur, tout portrait est un miroir. » Ainsi s’ouvre, dans Le Livre d’images de Manguel, Philoxène – L’image reflet, autour d’une mosaïque conservée à Naples, La bataille d’Issos, où l’on voit Alexandre se lancer à la poursuite de Darius, une mêlée de chevaux et de cavaliers – « Le ciel est une forêt de lances obliques. » Manguel, au départ d’une scène de guerre, remonte le temps et interroge l’art de montrer un visage. Les relations des Grecs avec leurs reflets dans un miroir, nos propres rapports avec nos traits qui évoluent, s’altèrent au cours de notre vie, les miroirs dans la peinture, les autoportraits de Rembrandt, l’essayiste ouvre de multiples voies à la réflexion.

     

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    La Femme qui pleure de Picasso – l’image violence, aujourd’hui conservée à la Tate Gallery (Londres), est « petite, de la taille d’un visage humain, elle brûle de couleurs complémentaires qui attirent l’œil dans des directions opposées : vert et rouge, violet et jaune, orange et bleu. » Comment, interroge Manguel, supporter de regarder « ce chagrin très privé » ? L’essayiste rappelle comment Picasso et Dora Maar se sont rencontrés, comment ils se querellaient, comment, lorsqu’elle fondait en larmes, Picasso sortait son carnet et son crayon. De ces portraits torturés, Dora Maar dira un jour : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar. »

     

    Picasso, Femme qui pleure.jpg

     

    La première image sculptée, dans cet essai, est le Saint Pierre de L’Aleijadinho. « Comme les Français dans la pierre et les Italiens dans le marbre, les architectes du Portugal avaient trouvé dans le bois doré leur matériau idéal. » Au Brésil, dans l’Etat de Minas Gerais, pousse un cèdre brésilien dont la souplesse permet « de fines ciselures ». L’Aleijadinho, « le petit éclopé », fils de peintre, souffrait de diverses maladies affectant sa peau et ses articulations, puis sa vue, et se faisait assister par Mauricio, un esclave africain très doué. Devenu l’un des artistes « les plus renommés et les plus demandés au Minas Gerais », il réalise pour le sanctuaire de Congonhas « soixante-seize sculptures (…) parmi les plus puissantes et les plus spectaculaires de leur temps ».

     

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    Église du sanctuaire du Bon Jésus de Matosinhos à Congonhas, Minas Gerais, Brésil,
     avec les Prophètes sculptés par Aleijadinho,
    photographie de Eric Gaba (Sting - fr:Sting) sur Wikimedia Commons Images

    Manguel s’arrête aussi sur l’image architecturale (Claude Nicolas Ledoux – L’image philosophie), sur le monument du mémorial de l’Holocauste à Berlin (Peter Eisenman – L’image mémoire), sur la grande toile des Sept œuvres de la miséricorde signée Le Caravage pour l’église Pio Monte delle Misericordia à Naples. Pour conclure sur la richesse de ce Livre d’images où chaque lecteur devrait trouver son bonheur, voici ce qu’écrit Alberto Manguel dans sa conclusion : « Nous vivons dans l’illusion que nous sommes des créatures d’action ; il serait sans doute plus sage de nous considérer, ainsi que le suggère la philosophie hindoue appelée Sâmkhya, comme les spectateurs d’un éternel défilé d’images. »

    (entre-deux)

  • Une oeuvre d'art

    « Une citation de l’Ecclésiaste résume, à mon avis, nos relations avec une œuvre d’art qui nous émeut. Elle reconnaît le savoir-faire, elle suggère l’inspiration, elle fait allusion à notre incapacité à traduire notre expérience en mots. Voici comment elle est formulée dans la traduction de l’abbé Crampon : « Toutes choses sont en travail, au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. » »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d’images

     

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    Tina Modotti, Sans titre

     

    http://mescouleursdutemps.blogspot.com/2010/02/le-livre-dimages-dalberto-manguel.html


    (entre-deux)

     

    Quelques jours sans connexion et je vous reviens.  
    (Billets programmés jusqu'au lundi 22.)  
    A bientôt.   

    Tania   

  • Lire des images / 2

    « Apprendre à lire ce que l’on voit », tel est le propos d’Alberto Manguel dans Le Livre d’images. Robert Campin – L’image énigme observe La Vierge à l’Enfant, une peinture attribuée « notamment à Roger Van der Weyden, le plus grand, sans doute, des artistes flamands vers le milieu du XVe siècle, ou à son maître, Robert Campin. » Cette scène intime et domestique où une jeune mère présente le sein à un bébé « agité ou simplement distrait » se veut une représentation de la réalité ordinaire. Qui est cette femme ? Quels indices pouvons-nous lire dans ce tableau ? « Le sein exposé, l’auréole pare-feu, le tabouret à trois pieds, le livre qu’elle est en train de lire, la pointe des flammes derrière l’écran, la bague à l’annulaire de sa main droite, les pierres précieuses brodées dans l’ourlet de sa robe blanche,
    la scène visible par la fenêtre : chacune de ces choses semble révéler un peu de ce qu’elle est censée être, à la fois dans le monde de Dieu et dans le monde des hommes, et nous sommes tentés de la lire comme nous lirions un recueil d’énigmes. »

     

    Robert Campin, Vierge à l'Enfant.jpg

     

    Une photographie sans titre (vers 1927), des pieds nus dans des sandales usées, de vieilles mains entourant des genoux, fait l’objet de la séquence suivante, Tina Modotti – L’image témoin. « Les pieds représentent notre alliance avec la Terre, la promesse d’appartenir à un lieu, si loin que nous nous égarions », écrit Manguel, qui nous conte à partir d’une photo le parcours d’une actrice italienne devenue star à San Francisco. Après avoir posé pour le photographe américain Edward Weston, Tina Modotti lui demande de lui apprendre son art, qui va devenir pour elle une passion. De la Californie, ils se rendent au Mexique où elle se lie avec des artistes révolutionnaires comme Diego Rivera et Frida Kahlo, s’épanouit comme photographe, modèle, courtisane et femme engagée. « Les pieds du paysan de Tina Modotti ont ce même caractère d’affirmation de soi. Posés sans équivoque sur le sol, le pied droit légèrement dressé vers le spectateur au-dessus d’une petite flaque d’ombre, ces pieds ne présentent pas d’excuses, ils ne demandent pas pardon d’exister. »

     

    Le livre d’images revient à la peinture avec un portrait troublant, celui de Tognina, une jeune fille au visage velu née aux Pays-Bas en 1572. Son père, originaire de Ténériffe, souffrait d’une maladie de la peau spectaculaire; enfant, couvert de poils, il avait été amené à Paris, exhibé à la cour d’Henri II, on lui avait appris les bonnes manières et les beaux-arts. Ses quatre enfants héritent de sa maladie et de nombreux portraits représentent cette famille Gonsalvus. Lavinia Fontana – L’image connivence rapporte les circonstances dans lesquelles ces « monstres » ont vécu et fasciné un public avide de scandales à cause de leur pilosité « sauvage ». Formidable commentaire de Manguel sur « le paysage du corps » à travers les époques et les cultures, jusqu’au « sourire vertical » de L’origine du monde par Courbet. Lavinia Fontana (1552 - 1614), fille de peintre, appartient à ce que le professeur Vera Fortunati appelle « la légende des femmes artistes » elles-mêmes considérées comme de « curieuses exceptions ». Son portrait de Tognina est d’une « merveilleuse compassion ».

     

    Lavinia, Portrait de Tognina (wikipedia).jpg

    Avec une empathie remarquable, Alberto Manguel regarde et nous fait regarder les images qu’il propose à notre lecture, un choix original et varié, mais aussi plein d'autres images qui les rejoignent. L’érudit lance d’innombrables passerelles entre les artistes, les époques, les mentalités, à l’affût des correspondances et des contrastes. Ainsi, dans Marianna Gartner – L’image cauchemar, l’essayiste rapproche l’artiste canadienne de Magritte, de Vélasquez (remarquable analyse des Ménines), de Manet, pour mieux nous éclairer sur ces Four men standing (Quatre hommes debout), à son sens « l’une des œuvres les plus remarquables de Gartner », un tableau « inquiétant » malgré la banalité du sujet. Passée de la photographie à la peinture, Marianna Gartner, née en 1963, ajoute à l’art du portrait « son commentaire cauchemardesque » et réveille l’œil endormi par la combinaison « du beau et du sinistre » (Robert Enright), créant une ambiguïté très personnelle.

    (entre-deux)

  • Nos émotions

    « J’ai commencé ce livre avec l’idée que j’allais parler de nos émotions et de la façon dont elles affectent (et sont affectées par) notre lecture des œuvres d’art. J’ai, semble-t-il, abouti loin, très loin du but que j’avais imaginé. Mais, ainsi que l’exprime Laurence Sterne, « je crois qu’il y a là une fatalité – j’arrive rarement à l’endroit vers lequel je me dirige ». Comme écrivain (et comme lecteur), je pense que, d’une certaine manière, telle doit toujours avoir été ma devise. »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d’images

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