« Petit branleur du Plat pays », titrait Le Monde des livres à propos du roman de Tom Lanoye, Les boîtes en carton (Kartonnen dozen, 1991), traduit en français par Alain van Crutgen en 2013, bien après La langue de ma mère qui l’a fait connaître aux francophones. Titre ironique et approprié pour ce récit d’inspiration autobiographique centré sur les émois d’un adolescent homosexuel. L’auteur, né en 1958, publiait de la poésie depuis 1980, mais selon la quatrième de couverture, c’est ce roman « qui fit connaître Tom Lanoye en Flandre ».
« Ceci est la révélation d’un amour banal et de son pouvoir dévorant » – l’amour de Z. au début des années septante. Le narrateur l’a rencontré lors d’un voyage bon marché organisé par les Mutualités Chrétiennes quand il avait dix ans. A la réunion de présentation de ce séjour en Ardenne, chaque enfant a reçu « deux feuilles de carton brun ultrasolide » à plier pour en faire une valise – modèle obligatoire pour tous, par souci d’égalité. C’est la première des boîtes en carton du roman où Lanoye raconte trois voyages, avec les « affections psychosomatiques » et les « images » qui y sont liées.
Le garçon s’y amuse tellement qu’il n’écrit pas comme promis aux « quatre femmes qui (l)’avaient élevé et fait entrer dans ce monde » : sa sœur, cinq ans de plus que lui, pour qui il est une « poupée vivante » et un allié contre trois frères « trop vieux pour jouer avec elle » ; Wiske, « amie de la maison », qui passe presque tout son temps chez eux et l’emmène au cinéma ; sa mère, qui a hésité à se faire opérer après le quatrième enfant, d’où son statut de « tardillon », et a pour principes « le sens du devoir, l’ardeur au travail, la nourriture saine et des sous-vêtements propres chaque jour » ; enfin Pit Germaine, sœur aînée de sa mère et marraine du frère aîné, « l’inventrice » du « racontage automatique » ou « la chroniqueuse magnifique ».
Ces quelques lignes peinent à rendre la faconde de Tom Lanoye pour faire vivre son petit monde sous nos yeux, camper une ambiance de famille, avant de revenir à ce camp de vacances à l’époque où Z. lui semblait un « alter ego », petit, cheveux noirs, souple et sportif, quasi son frère jumeau. La première chose qu’il a vue, le soir au dortoir, c’était son pyjama rouge foncé bordé de bleu en tissu synthétique souple et luisant – rien à voir avec le sien, « à l’ancienne mode », du solide coton rayé, feutré et délavé. Il lui faudrait le même.
Durant ce séjour à A***, Z. avait épaté tout le monde en exécutant un double salto dans une prairie, appris au club de gymn. Le passage des infirmières à la douche pour savonner le dos des gamins et leur passer le gant de toilette entre les jambes avait été un autre moment inoubliable, et aussi ce garçon qui avait écarté l’élastique de son maillot sous une petite chute d’eau en montrant « ses coucougnettes et son index de massepain comme sur un petit plat. »
A douze ans, l’étape suivante, c’est la découverte, grâce au « Petit Livre rouge Des Ecoliers » chipé à sa sœur, de la pratique du plaisir solitaire, et l’arrivée de Z. dans son collège, un ancien petit séminaire, qui recrute ses élèves dans la bourgeoisie aisée – les écoles de l’Etat, « c’était connu, étaient de véritables bordels. » Z. et lui se retrouvent dans la même classe.
La description de « La Boîte » et de la métamorphose du réseau d’enseignement catholique en Flandre au début des années septante pour contrer l’attrait du réseau officiel, « sans dieu mais plus moderne », est un formidable résumé d’une époque, d’un système d’éducation, avec le passage des professeurs prêtres aux laïcs, l’arrivée de profs femmes, ceux qui fument la cigarette en classe, et les idéalistes à col roulé qui jouent les « animateurs ».
« Et te rappelles-tu, lecteur, dans l’odeur de poudre de cette pitoyable révolution ratée, te rappelles-tu ce garçon-là, qui était toujours assis au premier rang dans la classe ? » Ce « petit emmerdeur », « infatigable fayot », « petit trouduc », « demi-portion » à lunettes et grande gueule, c’est lui, bien entendu, adepte de « l’hypocrisie subversive ».
Nouvelle image de Z., au cours de gymn., pendu à l’envers sur un espalier : sa chemisette se rabat sur son visage et, « coup de poing en pleine figure » pour le narrateur, son ventre n’est pas « mou et vulnérable » comme celui des autres, les muscles sont tendus, « tout ondule comme une vague lente au rythme de sa respiration ». Emoi, fantasmes, dont l’onde de choc se mêle désormais à son « rituel quotidien d’amusement solitaire ». Tom Lanoye parle de la masturbation avec autant d'inventivité verbale que physique dans l’exploration des « frontières de l’orgasme ».
Viennent ensuite le voyage en Suisse, à quatorze ans, encore grâce aux Mutualités Chrétiennes, puis les professeurs marquants surnommés le Boche, le Jap, et en dernière année Mussolini, leur prof de néerlandais, « le monument de l’école » – hommage et reconnaissance d’un écrivain à celui qui l’a encouragé. Et Z. ? vous demandez-vous peut-être. Eh bien, le voilà, et « la maladie la plus douce qui existe en ce bas-monde » vous sera contée, ainsi qu’un troisième voyage décisif.
Ce livre sera donc la quatrième boîte : « Car qu’est-ce que la couverture d’un livre ? L’arrière est le fond, le devant est le couvercle d’une boîte en carton dans laquelle on découvre, côte à côte, tous les trésors et toutes les pommes pourries de l’existence. »
A la sortie en français des Boîtes en carton, vingt-deux ans après sa publication, Lanoye confiait dans un entretien : « J’avais 32 ans, et j’avais un ton léger et jeune. Et puis c’était l’âge de mon frère quand il est mort, et c’était important pour moi. Maintenant j’ai 54 ans, et ce serait dommage d’écrire un livre dans le même style ; mais c’est une double rencontre avec un personnage qui est moi-même, et celui d’un jeune écrivain qui connaît son premier grand succès. » Tom Lanoye ou le raconteur magnifique.