Le principe de Jérôme Ferrari, publié l’an dernier, est un roman court et dense autour de la figure du physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976), prix Nobel de physique en 1932 pour avoir jeté les bases de la mécanique quantique – le titre renvoie à son célèbre « principe d’incertitude ».
Participants au Congrès Solvay de 1927 sur la mécanique quantique.
Photographie de Benjamin Couprie pour le compte de l'Institut international de physique Solvay, Parc Léopold, Bruxelles, Belgique.
Heisenberg est le 3e en commençant par la droite au dernier rang (autres noms ici).
Dans une démarche qui peut se rapprocher de celle de Stéphane Lambert interrogeant la peinture et la vie de Nicolas de Staël, c’est ici la volonté de comprendre – d’imaginer – les motivations et choix de ce savant qui a fait le choix de ne pas quitter l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, dans sa quête scientifique. Le narrateur, aspirant philosophe, y trouve des échos à ses propres questions existentielles.
D’emblée, il s’adresse à son personnage : « Position 1 : Helgoland. Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. » Cela fait trois ans déjà qu’Heisenberg se mêle de physique atomique et se heurte à des expérimentations aux résultats « absurdes, et pourtant irréfutables ». Il garde « foi en la beauté » du monde malgré l’horreur de la grande guerre qui a transformé son père professeur en guerrier, fauché un cousin et changé terriblement un autre.
Ferrari revient sur les premiers pas d’Heisenberg à l’université de Munich où le professeur Arnold Sommerfeld considère ses étudiants non comme des novices (comment enseigner la physique traditionnelle que Max Planck a réduite en cendres ?) mais plutôt comme des auxiliaires pour débusquer dans le chaos « les régularités mathématiques desquelles jaillirait peut-être le miracle du sens ». Voilà qui ramène le narrateur au temps de ses études philosophiques et à l’humiliation subie en 1989 à l’examen où il a dû commenter Physique et philosophie, épreuve dont il pensait se sortir sans peine vu ses capacités à commenter des textes qu’il n’a pas lus.
Bien sûr, l’auteur fait une place dans son roman à l’explication du fameux principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg – « on ne peut pas connaître en même temps la position et la vitesse d’un particule élémentaire » –, mais ce qu’il tente de comprendre surtout, en se mettant à la place du savant dans les années trente, c’est comment celui-ci, à trente-cinq ans, arrive à concilier ses recherches et l’enseignement avec la collecte en rue au profit des déshérités, la partie de piano à jouer chez des amis – chez qui il va rencontrer Elisabeth Schumacher, sa future épouse.
On dirait qu’Heisenberg, confronté à la propagande antisémite, n’arrive pas à y croire d’abord, tant ces propos sont imbéciles. Puis, témoin de l’éviction des savants juifs de l’université, il pense à démissionner ou à partir, hésite, jusqu’au jour où Max Planck le persuade de rester en Allemagne pour y maintenir des « îlots de stabilité » à partir desquels reconstruire, après la catastrophe. Même s’il n’est pas juif, les nazis accusent Heisenberg d’être « le dépositaire de l’esprit d’Einstein ». Interrogé par la Gestapo, il peut continuer à enseigner à condition de ne prononcer aucun nom juif.
Ce que fait, ce que pense le physicien durant la seconde guerre mondiale – il travaille sur « un réacteur nucléaire capable de produire de l’énergie » – amène dans le récit la question de la bombe atomique, question éminemment morale, tout comme sa position envers le nazisme. Le narrateur, qui cherche sa propre voie dans la vie, se confronte à cette énigme des avancées et des errements de la science, du scientifique, dans la guerre, malgré elle parfois.
Le principe n’est pas un roman théorique pour autant. Jérôme Ferrari ne se pose pas en juge, il balise le parcours de son héros – « héros/salaud », titre David Caviglioli dans le Nouvel Obs – de multiples détails concrets, faits et gestes, rencontres, déplacements. Il dresse ainsi de Werner Heisenberg « un portrait en creux aussi clinique qu’halluciné » (Marine Landrot, Télérama).
Après Où j’ai laissé mon âme et Le Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt), voici encore un roman grave où la marche du monde est abordée sans concession. Confronté aux mystères de l’univers, au problème du mal, l’homme est sommé de choisir, quitte à perdre à jamais son innocence.