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Littérature - Page 32

  • Etoile

    « On ne peut pas dire que ce soit un mot d’enfant. Plutôt un mot des enfants. Presque tous l’ont prononcé, traversés par une évidence et une révélation : « Regarde, une étoile d’araignée ! » Et les adultes, pour une fois, n’ont pas eu envie de rectifier.

    Delerm Toile_araignee_MN.jpg
    Toile d'araignée, Reserve naturelle des Marais-du-Nord,
    Québec, Canada
    (Cephas / Wikimedia commons)

    C’est beaucoup mieux comme ça : une étoile d’araignée. Plus rien de cette architecture mortifère, incroyablement complexe et symétrique, vouée à la prédation. Plus rien de ce qui se comprend, s’explique. Seulement la magie de ce qui se voit, de ce qui se ressemble et s’enchante. […] »

    Philippe Delerm, Toile d’araignée in Les instants suspendus

  • Instants Delerm

    Lire Les instants suspendus de Philippe Delerm, c’est retrouver cette exploration du presque rien dont il s’est fait une spécialité. L’épigraphe me ravit : « Ne vous contentez pas de regarder la campagne romaine, les fêtes vénitiennes ou le visage fier de Charles Ier sur son cheval, mais jetez aussi un coup d’œil au saladier sur la desserte, au poisson dans la cuisine et à la miche de pain croustillant dans l’entrée. » (Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie)

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    Le « minimalisme positif » (titre de l’essai que Remi Bertrand lui a consacré) ne fait pas de tort. « Sortir du tunnel » propose un premier exercice d’attention à la fois visuelle et tactile de l’espace-temps, à lire ici. « L’octascope » intrigue, quand on ne connaît pas l’instrument. Un arrêt sur première phrase, la « petite boule équivoque » d’un oursin, des chaussures de sport, tout vient à point à qui sait attendre et Delerm est de ceux-là.

    Certains textes donnent envie de les relire immédiatement, pour mieux les goûter : « S’approcher de la rose trémière », par exemple. Bien vues, « ces feuilles de chou trouvées on ne sait trop chez quel fripier », bien observée cette silhouette : « Elle ne s’appuie jamais, elle a sa rigueur, sa dignité. » Et pour une fois la chute – chut –, je l’avais pressentie.

    C’est sympathique d’accorder deux pages à la mouche – « L’été ne serait pas immobile s’il n’enfantait ce dérisoire contre-pouvoir noir ». C’est amusant, après une description de l’art de tenir sa veste sur l’épaule comme Belmondo ou Lino Ventura, de découvrir que certains Italiens ôtent leur veste et la tiennent à deux doigts, « mais devant eux, le bras tendu, écarté du corps » !

    « Miracle de l’instant » rend hommage à Willy Ronis, « le photographe de la surprise, de la découverte, de l’instant », à travers deux prises, cadeaux reçus grâce à « l’attente, le regard, la bienveillance ». Il y a toujours, dans ces recueils de Delerm, de quoi solliciter tous les sens : des moments de gourmandise délicate, des sons ou des bruits qui portent davantage qu’eux-mêmes, ces choses du quotidien qui s’inscrivent dans le tissu de la vie.

    Cet été m’aura décidément portée vers les textes courts, parfaits par ces jours de chaleur et de jeux olympiques. (Deux semaines déjà et je regrette de n’avoir pas pris de notes au jour le jour, pour garder la trace de certains moments, qui ne passeront pas forcément à la postérité au contraire du « vol » de Duplantis à 6 m 25.) On n’est pas surpris de trouver justement ce dernier titre du recueil : « Trouver un sujet de texte court » : « Parfois cela fera sourire, tellement ça semble dérisoire, tellement opposé à ce qu’on appelle un sujet. Mais ce sourire-là dit qu’on est sur la piste. »

  • Pente naturelle

    Wauters lisant (Brut Book).jpg« Tu vas là contre ta pente naturelle », dit ma mère à chaque fois que j’entame une période de promo. C’est partiellement vrai. J’ai beau faire de mon mieux pour rester sincère, la répétition de l’exercice finit par me donner l’impression de mentir. Pire, de mentir avec sincérité. Comme à l’école et puis à l’université, quand répéter des choses par cœur finissait par m’en dégoûter. Mes livres s’éloignent quand j’en parle trop, je n’en sens plus le point d’origine ni la nécessité, ils deviennent des entités vides, abstraites. C’est pourquoi je préfère en lire des extraits. Offrir au public un peu du souffle qui m’a traversé. Offrir mon souffle. Ce sont les seuls moments où je retrouve ma pente naturelle. »

    Antoine Wauters, Le plus court chemin 

    Photo d'après la vidéo Brut Book

  • Le plus court chemin

    De vieilles maisons et leurs jardins vus de l’arrière, l’illustration de la jaquette me rappelle irrésistiblement la maison de ma grand-mère paternelle, les grandes vacances pendant lesquelles nous, enfants de la ville, passions tant de temps à la ferme, où les enfants avaient notre âge. Le plus court chemin, dernier roman d’Antoine Wauters (°1981), prix Rossel 2023, est ma première rencontre avec cet écrivain belge dont Mahmoud ou la Montée des eaux (2021, roman composé en vers libres) a reçu de nombreux prix.

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    Sans le savoir, après avoir lu Nicole Malinconi, j’ai emprunté à la bibliothèque des livres qui avancent ainsi par fragments, séquences, signés Emma Doude van Troostwijk, J.M.G. Le Clézio, et maintenant Antoine Wauters : un paragraphe par page dans Le plus court chemin, roman autobiographique où tout découle de la première phrase : « J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve encore. »

    Ce monde « presque disparu » de son enfance l’a « marqué à vie », l’emplit « et de peine et de joie ». Il écrit pour « ne pas arrêter de faire signe » à celui qu’il a été, à ce temps où son frère jumeau qu’il considérait comme son aîné vivait tout cela avec lui. C’est la campagne : la ferme, les vaches, leur maison dans le bas du village, le bois… C’est sa mère, « fan absolue d’Elvis Presley et des Beatles », qui enseigne les langues, peint, et son père banquier, que tout intéressait.

    « On vivait la vie que les gens vivaient alors, une vie où s’il y avait bien une chose qui n’existait pas, c’était l’envie de se mettre en avant », une vie effacée, sobre, sans confort, sans voyages à l’étranger. « Le cri, le tu, le chant, la morsure, le chaos. Et s’il ne s’agissait que de ça ? Tenter de laisser ressurgir, dans tout ce qu’on a écrit, ce que la faculté de nommer nous a pris ? »

    A présent l’homme qui écrit entre aujourd’hui et ce temps-là d’avant les études, les livres, les films, les villes, tend vers ce présent-là, « avec le sentiment que les mots sont la seule vraie présence en [lui] ». L’écriture n’est pas une activité, mais « un pays » : « le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs, je n’y suis pas. » Il cite Joan Didion ouvrant son carnet, son « Péage de retour vers le monde d’alors » et commente : « L’écriture comme un raccourci ? Oui. L’écriture comme le plus court chemin. »

    Vers ce qu’ils disaient alors, ce qu’ils faisaient là-bas, les oncles flamands, les Pépé, Mémé, Papou, Nénène, sa famille, et lui, avec ses colères et son asthme – « Etrange de passer sa vie à s’effacer, à tracer des signes. Etrange que les gens lisent ces signes comme des signes nous appartenant, alors qu’ils appartiennent à autre chose, à nous en tant qu’oiseaux, rapaces, silex, enfant. »

    A présent il a ses propres enfants, une famille qui ont leur place dans le récit, ainsi que son travail d’écrivain chargé de promouvoir ses livres. J’aime ce qu’il dit de la lecture : « Avant d’écrire, je lis, une heure au moins, tous les matins. Je prépare mon cerveau. […] Lire prépare à faire face au bruit général. C’est une armure de sens. Je ne vais nulle part sans avoir lu. »

    Ce livre-ci, écrit « sans réfléchir », c’est pour lui comme faire un puzzle sans avoir de modèle, « un mélange de mémoire et d’oubli ». Des noms de village lui reviennent, Antoine Wauters nous en donne à la page 131 une liste de joie toponymique à la JEA – vous vous souvenez ? – qui se termine par « Becco, où nous vivons. »

    Le plus court chemin se présente comme un roman, ce qui laisse à l’auteur, sans doute, plus de liberté dans la manière d’évoquer un univers si personnel. Non par nostalgie mais pour une quête plus essentielle. Pour le lire, peu importe d’où l’on est. Ce qui compte, c’est d’entendre une voix, des silences. Ici une enfance se ranime en même temps qu’Antoine Wauters s’interroge, tout du long, sur le sens de ce travail qu’est l’écriture, son chemin pour y aller et pour se retrouver.

  • Connexions

     « Mettre l’accent sur les multiples facettes des mots n’est pas seulement décisif pour faire accéder à cette fluidité les deux élèves sur trois qui, à ce moment de leur scolarité, en sont encore loin : c’est le passage obligé entre le simple déchiffrage et la lecture profonde.
    Relire sans cesse les mêmes phrases et les mêmes histoires fait gagner en vitesse de lecture sur un texte donné, mais n’aide absolument pas à connecter concepts, sentiments et réflexion personnelle. Or, la lecture profonde est affaire de connexions : entre ce que nous savons et ce que nous lisons, entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons, entre ce que nous pensons et la façon dont nous conduisons nos vies. »

    Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous !