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Littérature - Page 238

  • L'enfance d'Annie D.

    Comment grandit-on ? Dans Une enfance américaine (1987, traduit de l’anglais par Marie-Claude Chenour et Claude Grimal), Annie Dillard revient sur son enfance à Pittsburgh (Pennsylvanie), où elle est née en 1945. Après avoir lu son roman L’amour des Maytree, sa vie dans l’écriture (En vivant, en écrivant), son fameux Pèlerinage à Tinker Creek, j’étais curieuse de découvrir ses débuts dans la vie. Elle y dévoile une enfance privilégiée, des racines géographiques, et surtout l’éducation que lui ont donnée ses parents.

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    Trois grands cours d’eau arrosent sa ville natale : l’Allegheny venant du nord, la Monongahela, du sud, se mêlent à l’Ohio pour continuer vers l’ouest. « En 1955, j’avais dix ans, les lectures de mon père lui montèrent à la tête. » Après des années à lire et relire La Vie sur le Mississipi, « il partit de Pittsburgh et descendit le fleuve ». Il adorait le jazz Dixieland. Délaissant sa vie d’entrepreneur, sa femme et ses trois filles (dix ans, sept ans, six mois), il comptait gagner La Nouvelle-Orléans sur son sept-mètres. Mais après une halte dans sa famille à Louisville, Kentucky, après six semaines, « il vendit le bateau et prit l’avion pour rentrer chez lui. »

    « Je commençais juste à m’éveiller, tout juste. Les choses changeaient autour de moi. Le nouveau bébé, Molly, qui était très amusant, venait d’être installé dans une ancienne chambre d’amis. Le monde extérieur dans son immensité apparut soudain et se remplit de choses qui apparemment avaient toujours été là : la minéralogie, le travail de détective, l’entomologie, les étangs et les cours d’eau, l’aviation, la société. » Le réveil des enfants de dix ans. « La conscience fond sur l’enfant comme une hirondelle de mer touche le sol l’ombre de ses pattes tendues ; très précisément, doigt après doigt. » C’est un des fils rouges d’Annie Dillard de repérer ces prises de conscience qui ont changé à jamais sa vision du monde.

    Une première partie évoque le Pittsburgh de ses cinq ans, en 1950, quand « chaque femme restait seule dans sa maison, comme une pièce de monnaie dans un coffre-fort », avec leurs enfants. Sa mère s’occupait de tout, leur tenait compagnie au jardin à regarder les formes des nuages et trouver à quoi ils ressemblaient. A cette époque, Annie Dillard n’aimait pas aller au lit, « car alors une chose pénétrait dans ma chambre » – impossible de respirer normalement. Une nuit, elle comprend de quoi il s’agit : une voiture passait « et dans le pare-brise reflétait la lumière du réverbère ». La raison pouvait l’emporter sur l’imagination.

    De cette année-là, elle garde aussi la vision, après une grande tempête de neige, d’une fillette du quartier patinant sur la rue, un spectacle « beau et étrange » : « Elle virevoltait sur ses patins dans le cône de lumière jaune (du réverbère) – éclairée et silencieuse. » Révélation de la beauté et du mystère à l’extérieur, tandis qu’à l’intérieur sa famille, à la fenêtre, ressentait la paix et le confort. Une des « quelques scènes flottantes de la petite enfance », avant le temps de la compréhension et de la cohérence.

    La mère d’Annie Dillard, anticonformiste, avait « du goût pour les choses modernes » : table basse à la Jean Arp, mobile en fer noir dans le style de Calder, reproduction de Gauguin au mur et sur un guéridon, premier objet d’art acheté, « une sculpture Yoruba en bois, une femme abstraite à longue tête et seins pointus ». Elle aimait aussi les mots, les expressions et s’amusait à utiliser des « écossaissismes » glanés dans les vieilles familles de Pittsburgh, presque toutes « irlando-écossaises ». « Son langage était un mélange extraordinaire et imprévisible de vieilles blagues, de cris du cœur, de jeux de mots anciens et récents, de confessions théâtrales, de reparties spirituelles, de petits « écossaissismes », de refrains de chansons de Frank Sinatra, de régionalismes désuets et d’exhortations morales. »

    Très tôt, Annie Dillard a le goût de la marche : « Ma mère m’avait laissée libre de me promener dans les rues dès que j’avais su par cœur notre numéro de téléphone. » Elle apprend à connaître les rues de son quartier, les parcourt aussi à bicyclette, jusqu’à Frick Park, près de deux cents hectares de bois « au cœur du Pittsburgh résidentiel » que traverse un seul sentier. Son père lui interdit d’y aller, à cause des clochards, mais elle s’y promène souvent. « Avant de vouloir lire, je voulais marcher. Le texte que je lisais, c’était la ville ; le livre que j’imaginais, c’était une carte. »

    Ses parents adorent les histoires drôles, les blagues ; son père note sur un petit carnet noir celles qu’il veut retenir. « Se souvenir d’une plaisanterie était une obligation morale. » Il faut aussi savoir bien les raconter, un art à maîtriser si l’on veut faire rire. « Notre mère préférait le genre staccato, grand style. Si notre père savait baratiner, elle savait condenser. Un type va voir le psychiatre. « Vous êtes fou. – J’aimerais une autre opinion. – Vous êtes moche. »

    Longtemps, avec sa sœur Amy, Annie Dillard dînait le vendredi soir chez les parents de son père, servis par Henry en veste blanche d’uniforme. Enfant unique élevée dans un certain luxe, Oma « avait quelque chose de victorien ». En robe de coton et sandales plates lorsqu’elle résidait dans leur maison au bord du lac Erié, en ville « elle s’habillait », arborait ses bijoux, portait du violet et du vert, « impressionnante ». « Si Oma avait de l’argent à ne savoir qu’en faire, nous étions persuadées, nous, d’avoir bon goût. Oma possédait une sculpture en verre soufflé bleu et vert représentant deux cygnes enlacés, pleine de bulles ; nous avions un mobile de Calder en métal noir. Oma avait un domestique et une dame de compagnie. Nous avions « quelqu’un pour nous aider ». Notre « aide » buvait dans les mêmes verres que nous. »

    La deuxième partie fait place à l’histoire de Pittsburgh et à sa richesse industrielle – « Nous les enfants, nous jouions autour des énormes demeures de pierre pâle des nababs, calmes comme des tombes, légèrement en retrait dans leurs parcs ombragés. » Un manuel de dessin donne à la fillette des clés pour dessiner d’après nature : « Apprendre à dessiner, c’est en fait apprendre à voir. » Elle dessine son gant de base-ball pendant des jours et des jours. Puis à la bibliothèque, elle trouve Le Guide des étangs et des cours d’eau, plein de conseils pratiques, et l’amour de la lecture.

    Ecole, uniforme, garçons, cours de danse obligatoires. « Nous étions tous là, garçons et filles, plongés par la conspiration de nos aînés dans une vérité sociale stupéfiante : nous devions faire connaissance. C’était ça le cours de danse. » Annie Dillard découvre leurs différences, les garçons accumulant des informations sur un monde extérieur à l’école, contrairement aux filles. « Quelque chose les attendait, eux les garçons, nous en avions tous le sentiment sans savoir de quoi il s’agissait. » A elle, il faudra plus de temps pour se projeter dans l’avenir : « Juste un jour, je voulais trouver une tâche qui exigerait toute la joie que je sentais en moi. »

    Une collection de minéraux va décupler son goût de l’observation, puis une collection d’insectes, et aussi le microscope. « Tout m’attirait ; le monde visible m’expédiait, pleine de curiosité, vers les livres ; et les livres me renvoyaient, prise de vertige, vers le monde. » Ignorante du malheur, de la souffrance, des privations, elle pense alors pouvoir résoudre tous les problèmes qu’elle rencontrerait. « Tout était simple : il suffisait de trouver une tâche à accomplir, d’étudier le sujet à fond et de se lancer. »

    Quand on lui donne à lire des livres sur la seconde guerre mondiale, elle en est bouleversée, profondément. C’est au musée d’histoire naturelle qu’elle se sent le plus à l’aise. Au musée des beaux-arts, elle voit en 1961, à seize ans, la sculpture qui a gagné le prix de l’Exposition internationale : l’Homme qui marche, de Giacometti – « ce personnage idéal dont la forme correspondait à la vie intérieure et dont le nom sonnait très indien ».

    La troisième partie d’Une enfance américaine montre son intérêt grandissant pour les sciences et les arts, mais c’est le temps de la métamorphose : à ses yeux, plus rien ne va, ni en Amérique, ni dans sa famille, ni en elle-même. Elle se retrouve devant le juge pour enfants, se fait renvoyer de l’école. Annie Dillard qui aime tant sentir la vie lui chatouiller le visage « comme un gros pinceau » va bientôt vivre sa propre existence, hors du cocon familial.

  • Prêter l'oreille

    benjamin,walter,le raconteur,article,littérature allemande,récit,leskov,art de raconter,récit et roman,culture« La détente du corps culmine dans le sommeil ; celle de l’esprit culmine dans l’ennui. L’ennui est l’oiseau des rêves qui couve l’œuf de l’expérience. Le bruissement des feuilles dans les arbres le fait s’envoler. Les nids qu’il façonne – les activités intimement liées à l’ennui – ont déjà disparu des villes et déclinent aussi dans les campagnes. Ainsi se perd le don de prêter l’oreille ; ainsi s’éteint la communauté de ceux qui savent le faire. L’art de raconter des histoires, c’est toujours aussi bien l’art de les re-raconter, et il se perd lorsque les histoires ne sont plus retenues. Il se perd, parce que l’on ne tisse ni ne file plus tout en leur prêtant l’oreille. Plus celui qui écoute s’oublie lui-même, plus ce qu’il entend s’imprime profondément en lui. Quand le rythme du travail s’est emparé de lui, il prête l’oreille aux histoires d’une manière telle que le don de les raconter lui échoit aussi spontanément. Ainsi se forme le filet au sein duquel repose le don de raconter. Ce filet se défait aujourd’hui de toutes parts, après avoir été noué, il y a des milliers d’années, dans l’univers des plus anciennes formes de l’artisanat. »

    Walter Benjamin, Le raconteur

  • L'art de raconter

    « Le Raconteur : réflexions sur l’œuvre de Nikolaï Leskov » : j’ai pris tant de plaisir à lire cet article de Walter Benjamin (une quarantaine de pages) que je lui consacrerai ce billet, avant de vous parler du récit de Leskov qu’il précède. Alessandro Baricco a commenté la traduction italienne dont jai choisi la couverture pour l’illustrer.

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    S’il y présente le romancier russe du XIXe siècle, son propos est plus large. Pour Benjamin, « l’art de raconter » se perd. Quatre-vingts ans plus tard, ses réflexions me semblent écrites aussi pour notre temps : « Tout se passe comme si une faculté qui semblait nous être inaliénable, évidente entre toutes, nous était désormais retirée : la faculté d’échanger des expériences. »

    En 1936, quand le philosophe et critique allemand (1892-1940) publie cet article, le monde lui paraît radicalement altéré depuis la guerre mondiale (la première – Walter Benjamin ne sait pas encore qu’il est si près de basculer). « Une génération qui allait encore à l’école en tramway à cheval s’est retrouvée dans un paysage où tout avait changé, tout sauf les nuages, et en bas, dans un champ de forces traversé d’explosions et de flots destructeurs, le corps humain, minuscule et frêle. »

    Tous les raconteurs d’histoires sont partis d’expériences transmises de bouche à oreille. Certains ont voyagé, ont « quelque chose à raconter » ; d’autres sont restés au pays et en connaissent les traditions. « Leskov est chez lui dans le lointain de l’espace comme du temps. » Il a beaucoup circulé en Russie comme représentant d’une grande firme anglaise et a trouvé dans les légendes russes de quoi combattre la bureaucratie ecclésiastique, même s’il était orthodoxe.

    Walter Benjamin le compare aux autres grands auteurs de récits de la littérature européenne et apprécie dans ce genre l’utilité du récit, qu’elle soit morale ou pratique : « dans tous les cas, le raconteur est pour son auditeur un homme qui est de bon conseil ». « Tissé dans la matière de la vie vécue, le conseil est sagesse. » Le récit décline quand émerge le roman, qui abandonne la transmission orale. « Au milieu de la plénitude de la vie, et à travers la représentation de cette plénitude, le roman annonce l’embarras profond du vivant. »

    S’ajoute au tableau l’extension de l’information ; pour Benjamin, celle-ci « a pris une part décisive dans le fait que l’art de raconter soit devenu rare. » Une histoire racontée, à la différence de l’information, est tenue à l’écart de toute explication et laisse le lecteur libre « de concevoir la chose comme il l’entend ». Il en donne des exemples, cite de grands écrivains, développe l’opposition entre roman et récit de manière très intéressante, évoque le rôle de la mémoire. Il examine le travail de l’auteur et considère la réception du lecteur. Ainsi, peu à peu, Walter Benjamin caractérise l’art singulier de Leskov dans son temps.

    Le Raconteur (traduit de l’allemand par Maël Renouard, qui explique pourquoi elle a préféré « raconteur » à « conteur » ou « narrateur » pour traduire « Der Erzähler ») séduit par un style imagé, des comparaisons fructueuses, le sens de la formule. Par exemple : « Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose », dit Pascal. Et certainement aussi des souvenirs – seulement eux ne trouvent pas toujours d’héritiers. » Ou encore : « Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui restent sur le site d’anciennes histoires ; dans ces ruines, comme le lierre autour d’un mur, une morale grimpe autour d’un geste. »

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    Vous vous souvenez peut-être de « Tsunami », l’œuvre de Nathalie van de Walle présentée ici. Du 16 juillet au 8 octobre 2017, Arcade propose au Château de Ste Colombe en Auxois (Bourgogne-Franche-Comté) « ORDRE ET CHAOS, exposition de design autour de l’œuvre gravé de Nathalie van de Walle ». Une occasion à ne pas manquer, si vous êtes dans la région, pour découvrir ce travail exceptionnel de déconstruction, reconstruction.

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  • Le tissu de sa vie

    Ce jour-là de Willy Ronis (1910-2009), disponible en Folio, « raconte » chacune de ses photographies, une cinquantaine : « J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se répondent, elles conversent, elles tissent des secrets. »

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    © Willy Ronis, Chez Maxe, Joinville, 1947

    Comme Perec dans Je me souviens, Ronis pratique l’anaphore : après chaque photo, le texte, précédé du lieu et de l’année, commence par « ce jour-là ». D’une guinguette à Joinville (ci-dessus) à un soir d’avant Noël, de la place Vendôme à Port-Saint-Louis-du-Rhône, sans ordre chronologique, le photographe se rappelle les circonstances, l’humeur, le moment décisif : « C’est très complexe. Parfois, les choses me sont offertes, avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant. D’autres fois, j’aide le destin. »

    Il y a toujours quelqu’un sur ses photos, une présence en tout cas. Par exemple, quand il voit cette flaque d’eau sur la place Vendôme où se reflète la colonne Vendôme, il a tout de suite envie de saisir ce reflet. Une jeune femme enjambe la flaque – « Zut, je n’étais pas prêt, je l’ai ratée » et puis d’autres qui passent par là. Ce sont les cousettes des ateliers avoisinants, il est midi, elles sortent pour le temps du déjeuner. Il attend, en voilà d’autres, et voilà capturée « l’ambiance particulière de ce jour, où, (il s’en souvient), il n’avait pas cessé de pleuvoir. » La flaque, le reflet de la colonne, le flou d’une enjambée, les escarpins d’une silhouette en jupe. 

    Ce sont parfois des rencontres, des regards échangés, ou bien c’est une histoire qu’il s’invente, par exemple en observant un homme, « avec ses valises à ses pieds ». Des enfants, des vieux, des amoureux, des solitaires, des groupes, un chat. « J’aime saisir ces brefs moments de hasard, où j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose, sans savoir quoi précisément (…) ».

    En France ou à l’étranger, en reportage, Willy Ronis a vécu ces instants particuliers avec une telle attention que tout lui revient en regardant la photographie, ce qu’il voyait devant lui et ce qui se passait en lui. Et ainsi, d’une photo à l’autre, sans ordre chronologique, se dessine un autoportrait du photographe, entre 1939 et 1992. Il nous livre peu à peu ce qui dans la vie l’a touché, ce qu’il ressent, celui qu’il est. Il évoque Marie-Anne, son épouse, qui était peintre – elle est sur quelques instantanés. Il se souvient de qui l’accompagnait « ce jour-là ».  

    Sur la couverture, « Le petit Parisien, 1952 », un petit garçon avec une baguette sous le bras, est une des photographies les plus connues de Willy Ronis. Il l’avait repéré, dans une boulangerie, avec son air déluré, et avait demandé à sa grand-mère s’il pouvait le photographier dans la rue, courant avec son pain sous le bras – « Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ? » Un jour, une femme lui téléphonera, après avoir reconnu son gendre sur cette photo en couverture d’un livre, et lui rappellera le nom de la rue où elle a été prise. Il y est retourné, pour voir.

    Ce jour-là de Willy Ronis est un livre à garder à portée de main, là où on aime lire, pour y choisir une page au hasard, regarder la photo, rêver un peu, lire ce qu’elle a signifié dans la vie d’un photographe humaniste qui aimait retenir, en noir et blanc, le décor et la trace d’une émotion.