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L'art de raconter

« Le Raconteur : réflexions sur l’œuvre de Nikolaï Leskov » : j’ai pris tant de plaisir à lire cet article de Walter Benjamin (une quarantaine de pages) que je lui consacrerai ce billet, avant de vous parler du récit de Leskov qu’il précède. Alessandro Baricco a commenté la traduction italienne dont jai choisi la couverture pour l’illustrer.

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S’il y présente le romancier russe du XIXe siècle, son propos est plus large. Pour Benjamin, « l’art de raconter » se perd. Quatre-vingts ans plus tard, ses réflexions me semblent écrites aussi pour notre temps : « Tout se passe comme si une faculté qui semblait nous être inaliénable, évidente entre toutes, nous était désormais retirée : la faculté d’échanger des expériences. »

En 1936, quand le philosophe et critique allemand (1892-1940) publie cet article, le monde lui paraît radicalement altéré depuis la guerre mondiale (la première – Walter Benjamin ne sait pas encore qu’il est si près de basculer). « Une génération qui allait encore à l’école en tramway à cheval s’est retrouvée dans un paysage où tout avait changé, tout sauf les nuages, et en bas, dans un champ de forces traversé d’explosions et de flots destructeurs, le corps humain, minuscule et frêle. »

Tous les raconteurs d’histoires sont partis d’expériences transmises de bouche à oreille. Certains ont voyagé, ont « quelque chose à raconter » ; d’autres sont restés au pays et en connaissent les traditions. « Leskov est chez lui dans le lointain de l’espace comme du temps. » Il a beaucoup circulé en Russie comme représentant d’une grande firme anglaise et a trouvé dans les légendes russes de quoi combattre la bureaucratie ecclésiastique, même s’il était orthodoxe.

Walter Benjamin le compare aux autres grands auteurs de récits de la littérature européenne et apprécie dans ce genre l’utilité du récit, qu’elle soit morale ou pratique : « dans tous les cas, le raconteur est pour son auditeur un homme qui est de bon conseil ». « Tissé dans la matière de la vie vécue, le conseil est sagesse. » Le récit décline quand émerge le roman, qui abandonne la transmission orale. « Au milieu de la plénitude de la vie, et à travers la représentation de cette plénitude, le roman annonce l’embarras profond du vivant. »

S’ajoute au tableau l’extension de l’information ; pour Benjamin, celle-ci « a pris une part décisive dans le fait que l’art de raconter soit devenu rare. » Une histoire racontée, à la différence de l’information, est tenue à l’écart de toute explication et laisse le lecteur libre « de concevoir la chose comme il l’entend ». Il en donne des exemples, cite de grands écrivains, développe l’opposition entre roman et récit de manière très intéressante, évoque le rôle de la mémoire. Il examine le travail de l’auteur et considère la réception du lecteur. Ainsi, peu à peu, Walter Benjamin caractérise l’art singulier de Leskov dans son temps.

Le Raconteur (traduit de l’allemand par Maël Renouard, qui explique pourquoi elle a préféré « raconteur » à « conteur » ou « narrateur » pour traduire « Der Erzähler ») séduit par un style imagé, des comparaisons fructueuses, le sens de la formule. Par exemple : « Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose », dit Pascal. Et certainement aussi des souvenirs – seulement eux ne trouvent pas toujours d’héritiers. » Ou encore : « Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui restent sur le site d’anciennes histoires ; dans ces ruines, comme le lierre autour d’un mur, une morale grimpe autour d’un geste. »

* * *

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Vous vous souvenez peut-être de « Tsunami », l’œuvre de Nathalie van de Walle présentée ici. Du 16 juillet au 8 octobre 2017, Arcade propose au Château de Ste Colombe en Auxois (Bourgogne-Franche-Comté) « ORDRE ET CHAOS, exposition de design autour de l’œuvre gravé de Nathalie van de Walle ». Une occasion à ne pas manquer, si vous êtes dans la région, pour découvrir ce travail exceptionnel de déconstruction, reconstruction.

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Commentaires

  • je pense que chacun a encore beaucoup d'histoires à raconter, ce que je me demande c'est dans quelle mesure écouter les histoires d'une grand-mère, d'un grand-père, intéresse la jeune génération...

  • Une belle réflexion,c'est très fin, j'aime particulièrement ce que tu cites en fin de billet. Je suis triste de n'avoir noté des choses entendues dans ma jeunesse de proches qui ont quitté notre terre... c'est perdu ! Mais peut-être le retrouvera-t-on un jour ? Ou peut-être n'était-il pas nécessaire de s'en souvenir ? Pour répondre à Adrienne, mes petits enfants sont ravis quand je leur raconte des trucs de mon enfance, ou alors ils sont très polis ou encore bons comédiens, et ils doivent s'empresser de tout oublier. Bises, belle journée Tania. brigitte

  • @ Adrienne : Tu vois qu'il y a bien longtemps qu'on se pose cette question. L'extrait prévu pour demain y revient.

    @ Plumes d'Anges : Merci pour ce "très fin" qui correspond parfaitement à cet article de Walter Benjamin.
    Oui, nous pouvons noter des choses entendues, mais il me semble que les choses dites vraiment écoutées se gravent en nous ou alors que notre mémoire sélectionne ce qui lui importe - comme celle de tes petits-enfants. Belle journée, Brigitte.

  • Raconter, c'est tout un art. Belle idée d'avoir préféré le terme "raconteur" à celui de "conteur". Le mot évoque une vraie proximité. Merci, Tania.

  • J'aime beaucoup ce mot, "raconteur". Il sent le vieux livre et le feu de bois ;-) Et quelle belle illustration pour le livre. Ce piano-livre, je le veux !

  • @ Danièle : On entend tout de suite la différence, en effet. (Ton blog introuvable ?)

    @ Margotte : Ravie que tu apprécies aussi cette jolie couverture.

  • Oh quel beau billet! Certaines personnes ont tant de talent en racontant, je pense ici à une grande-tante qui faisait ressortir le côté comique ou drôle des histoires de son enfance. je ne les ai jamais oubliées!
    Merci et bonne soirée.

  • En voyant les jeunes autour de moi ne pas s'intéresser aux histoires des anciens, j'essaie de me souvenir comment je me comportais vis-à-vis de mes grands-parents. Je me rends compte que j'ai engrangé pas mal d'anecdotes et d'histoires sans y penser. Qu'en sera-t'il plus tard ? Joli terme que celui de raconteur.

  • @ Colo : Merci, Colo. Faire ressortir le côté comique ou drôle, quel talent - et quelle sagesse !

    @ Aifelle : Quand je pense à mes grands-parents, je me dis souvent que j'aurais dû les connaître plus tard pour avoir avec eux de vraies conversations.

    @ Dominique : Je pensais que c'était chez toi que j'avais eu l'attention attirée sur ce livre, mais je ne l'ai pas trouvé.

  • Il me semble avoir trouvé sur la Toile l'article de Benjamin (il n'y est pas fait mention de la traductrice, c'est indélicat et me frustre des explications de M. Renouard), il m'intéresse.
    "Raconteur", quel beau beau mot qui remonte de l'enfance. "Raconte-moi !".
    Je lis et reviens éventuellement ici.

  • La traductrice donne deux pages de commentaire. Je vous en envoie copie par courrier séparé.

  • J'ai pris grand intérêt à suivre les 19 pièces de Benjamin sur le "raconter".
    Particulièrement ces réflexions où il place en face roman et "narration" (racontage). Puis l'apparentement de celle-ci avec l'artisanat.
    Je dispose d'une version traduite qui rend "Erzähler" par narrateur, et ceci m'a convaincu des remarques et du choix de "raconteur" par Maël Renouard.
    Je pense faire un billet sur cette lecture, alors que tout ceci est chaud, mais... trois chroniques de livres en attente, puis '"Lumière d'août" que j'ai achevé avant hier.
    Mais tout cela est, bien entendu, passionnant.

  • Merci pour votre retour. Je me réjouis déjà de découvrir un jour votre lecture de Benjamin - et les autres.

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