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Culture - Page 548

  • Le thé de la veuve

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    « La veuve de Shen Wu vivait avec ses deux fils dans la ville de Yanxian. Elle était une adepte du thé. La cour de la maison abritait la tombe d’un inconnu et, toutes les fois qu’elle préparait du thé, elle ne manquait pas d’en offrir au défunt avant d’en boire elle-même. Ce qui déplaisait à ses fils. « Que peut bien en savoir la tombe, disaient-ils. Vous vous donnez vraiment du mal pour rien. » Ils se décidèrent à supprimer la tombe, mais, devant les raisonnements de leur mère, différèrent plusieurs fois leur geste. Or, une nuit, la veuve fit un rêve : un homme l’accostait qui lui disait : « Il ne reste rien de moi excepté cette tombe qui existe depuis trois cents ans. A plusieurs reprises vos fils ont décidé de la détruire, mais votre protection les en a empêchés. De plus vous m’offrez toujours du thé qui sent bon. Quoique je ne sois plus que quelques os desséchés, que puis-je faire pour répondre à votre gentillesse ? » Lorsqu’elle se leva le matin, la veuve trouva dans sa cour cent mille pièces d’or qui semblaient avoir été enterrées depuis longtemps alors que la ficelle qui les enserrait paraissait neuve. Elle appela ses fils et leur fit honte en montrant ce que la vieille tombe avait fait. »

     

    Lu Yu (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh, Le livre de l’amateur de thé, Robert Laffont, 1985)

  • Fraternité

    « Je n’avais jamais éprouvé cela auparavant : que l’amitié, l’amour, ne sont pas affaire de temps mais le résultat d’une secrète alchimie, et que l’éternité, non plus, n’est pas une affaire de durée. Tout homme, dit-on, revient changé d’un pèlerinage. Mes amis Kurdes et Turcs, pèlerin de la fraternité, je rentrerai à la maison avec votre sourire et votre accolade de l’adieu au fond de moi. »

     

    Bernard Ollivier, Longue Marche (I. Traverser l’Anatolie)

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    Sur le départ, je vous ai mis de l’eau fraîche à bouillir, quelques bonnes feuilles de côté, sorti la belle porcelaine… Bonne dégustation ! Si vous laissez ici quelques bribes de conversation, je les savourerai à mon retour dans deux semaines – au printemps.

     

    Tania

  • Istanbul - Téhéran

    A soixante et un ans, Bernard Ollivier a décidé de refaire le chemin des caravaniers d’autrefois – A pied de la Méditerranée jusqu’en Chine par la Route de la Soie : c’est le sous-titre de Longue marche, le récit d’un voyage fou aux yeux des autres mais pour lui essentiel. Sa femme est morte dix ans plus tôt, ses enfants sont grands, il est retraité depuis un an. Enfance et jeunesse, vie d’adulte, il a déjà vécu deux vies « fécondes, pleines ». Mais il porte encore trop de rêves pour vieillir au coin du feu. « Et puis, dans ces vies, j’ai trop couru (…) toujours poussé par des nécessités bouffonnes dans le flot de la foule, sans cesse aller, cavaler, vite, plus vite. La société tout entière accélère encore cette galopade insensée. Dans notre folie de bruit et d’urgence, qui trouve encore le temps de descendre de sa machine pour saluer l’étranger. J’ai faim, dans cette troisième vie, de lenteurs et de silences. »

     

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    Il est rentré « jubilant » des 2300 kilomètres qu’il a marché l’année précédente sur la route de Compostelle (76 jours). D’où son projet de parcourir la route « des hommes et des civilisations » par grandes étapes, en trois à quatre mois de marche par an. La première le mènera d’Istanbul à Téhéran. Le tome I de Longue marche s’intitule « Traverser l’Anatolie ». Avant le départ, en mai 1999, il se rend à Venise, la ville de Marco Polo, où il prend un gros ferry turc pour Izmir. Il y rencontre d’autres voyageurs au front ridé et au poil blanc, mais il est le seul à avoir embarqué sans véhicule. Pour se guider, il a choisi le chemin d’un commerçant français en pierres précieuses au XVIIe siècle, Jean-Baptiste Tavernier. Après une journée à Istanbul, il traverse le Bosphore : environ trois mille kilomètres à parcourir pour atteindre Téhéran.

     

    Ses principes de base sont d’éviter les grands axes, de privilégier les villages et de rechercher en particulier les caravansérails, « ces auberges qui accueillaient hommes, marchands et bêtes pour leur repos, leur nourriture et leur sécurité. » La réalité n’est pas si simple, de vieux chemins ont disparu, le trafic est dense sur la route qui longe le Bosphore et « les conducteurs turcs sont des furieux ». En empruntant une route qui passe dans les bois, il arrive à Polonez, un village catholique qui possède une église et un cimetière.

     

    Les premiers jours de marche sont les plus éprouvants : le corps va se soumettre peu à peu : « La randonnée fabrique et installe l’harmonie. » Le thé en Turquie se boit à toute heure, on l’invite souvent : « Guel, tchaï ! » Le peu de turc qu’il a appris lui permet de se présenter (il se dit instituteur à la retraite plutôt que journaliste pour ne pas éveiller la méfiance) et de demander une chambre où loger. Bernard Ollivier découvre la formidable hospitalité turque, « missafeurperver », le devoir du croyant, les égards envers le voyageur.

     

    Mal aux pieds, rougeurs, ampoules, il paie bientôt le prix d’étapes trop longues : trente kilomètres par jour en moyenne au lieu des dix-huit à vingt-cinq prévus. Le doute l’assaille régulièrement : un de ses hôtes n’arrive pas à comprendre son but. Les chauffeurs qui freinent pour lui proposer de monter et essuient un refus le prennent pour un martien. Or pour ce marcheur, « la marche est liberté et échange ; les véhicules, prisons d’acier et de bruit, sont des lieux de promiscuité non choisie. »

     

    L’isolement dû à la langue, il l’a sous-estimé. Les destructions du patrimoine aussi. De vieux et merveilleux caravansérails ont survécu, mais beaucoup ont disparu ou sont en ruine. Son corps, malgré les blessures, s’adapte : « J’agis, je rêve, je marche, donc je vis. » Dans les villes, il peut se doucher à l’hôtel, se reposer vraiment même si l’appel à la prière le réveille à l’aube. Dans les villages, les haltes sont plus propices à de vraies rencontres mais il y a la fatigue des hommes qui défilent pour voir l’hurluberlu qui se rend à Téhéran à pied. Rares sont les familles où garçons et filles sont traités à égalité, comme chez cet étudiant ingénieur qui l’accueille à Tosya, « la plus belle ville que j’aie vue depuis Istanbul ».

     

    Ollivier rappelle à l’occasion l’histoire ancienne, décrit l’architecture locale, s’émerveille devant les maisons ottomanes préservées. Son récit médite souvent sur le sens de la marche – « Dans presque toutes les religions, la tradition du pèlerinage a pour objet essentiel, à travers le travail de l’être physique, d’élever l’âme. Les pieds sur le sol, mais la tête près de Dieu. » Lui est agnostique, mais se dit chrétien par prudence quand on l’interroge sur sa religion. Le 16 juin, il franchit le millième kilomètre sans trop prendre au sérieux les avertissements contre les « terroristes » qu’il risque de rencontrer. Mais il n’échappera pas toujours aux ennuis.

     

    Des kangals à ses trousses, ces redoutables chiens de berger contre lesquels on l’a mis en garde ; des hommes qui essaient de le coincer pour le voler ; des « jandarmas » alertés par un hôte méfiant, qui l’emmènent manu militari passer une nuit à la caserne… L’officier qu’il baptise « Zyeuxbleus », impassible devant sa révolte d’être ainsi traité sans pouvoir contacter son consulat, le confie à la police des étrangers dont le responsable est au contraire l’homme le plus avenant qui soit – les « deux visages de la Turquie actuelle », le soldat d’un côté, l’homme ouvert sur le monde de l’autre. Les femmes ? Elles lui paraissent partout de « sous-citoyennes », reléguées à la cuisine, « programmées pour l’effacement et l’effort ».

     

    Plus Ollivier avance, plus les dangers de son aventure se concrétisent : tentatives de vol, mauvais traitements auxquels il n’échappe que par ruse. Tout cela le tient malheureusement à l’écart des villages kurdes où l’armée est omniprésente. Le premier tome de Longue marche se termine sur un échec et sur un espoir. Ollivier ne pourra pas franchir la frontière iranienne. Malgré ses gros problèmes, il ne pense pourtant qu’à cela, fermement décidé à revenir au Mont Ararat reprendre le chemin interrompu. Si son récit nous fait parcourir une route historique, c’est surtout un livre de questionnement : sur soi-même et sur les autres, sur les modes de vie. Ollivier y rapporte de très belles rencontres. Le marcheur s’interroge, pose des questions, répond. Le chemin, c’est comme la vie : il y a un sens à trouver qui n’est sans doute pas au bout du voyage, comme le lui avait dit une femme sur la route de Compostelle, mais qui est dans le cheminement même.

  • Sirène ou vipère

    « Dans mon accoutrement d’hier soir, un long fourreau noir brodé de paillettes d’or qui miroitait sous les éclairages du Ritz, je me croyais désirable, si précieuse – l’idiote ! J’étais la femme de l’écrivain le plus célèbre du monde et le plus jeune dans sa catégorie : vingt-neuf ans. Et moi, défaite à pas vingt-six ans, on aurait dit que j’étais sa suivante, sa chienne. Scott m’a regardée de son glance bleu-vert, du même bleu polaire qu’il fait dans ses verres de gin.

    « Voici que tu te couvres d’écailles, me dit-il, balbutiant. C’était donc écrit. »

    J’ai cru à une hypnagogie, une hallu d’ivrogne.

    « Je t’aimais tant, Scott. Je ne suis pas une sirène. Je n’ai aucune magie. Rien que mon amour pour toi, Goofo.

    – Tu dis ça. Personne n’y croira. » Il se mit à glousser : « Et puis, je ne pensais pas à une sirène. Je pensais à une vipère. Tu es si abjecte. » »

     

    Gilles Leroy, Alabama song 

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    Zelda en 1922, par Gordon Bryant pour Shadowland magazine

    http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/609131

     

     

  • Zelda dans l'ombre

    Gilles Leroy a obtenu le Goncourt en 2007 pour Alabama song, une fiction hantée par les ombres de Zelda Sayre, « la fille du Juge », et de Francis Scott Fitzgerald, le beau lieutenant épousé, aimé, jalousé, détesté. Juin 1918, les « Belles du Sud » bourdonnent autour de « guerriers rieurs » au Country Club, seul endroit où s’amuser entre gens respectables, jusqu’à minuit. A vingt et un ans, Fitzgerald a tout pour plaire – excellent danseur, « propre et soigné » – même si pour la mère de Zelda, « les hommes trop beaux sont le fléau des femmes ». Avec Goofo, comme elle l’appelle, la vie serait un bal perpétuel. Le jeune homme bien éduqué mais sans argent attend, pour l’épouser, d’avoir été publié. Il veut être à la hauteur de sa « fière danseuse gypsie » persuadée que le beau lieutenant sera un jour « le plus grand écrivain du pays ». Mésalliance, les parents de Zelda sont furieux.

     

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    Autoportrait

    http://www.flickr.com/photos/confetta/tags/zeldazeldafitzgeraldfitzgeraldpaintings/

    Galerie de photos de Confetta sur flickr : les peintures de Zelda Fitzgerald

     

    Il a trois centimètres de plus qu’elle, elle renonce aux talons hauts – « Pourquoi faut-il toujours les ménager, eux, comme s’ils étaient des guerriers de cristal ? » Dans la cathédrale Saint-Patrick à New York, l’haleine de Scott pue le bourbon, la jeune femme en robe ivoire se sent soudain « déplacée, inepte et mensongère ». Mariage sans fête ni parents, mais les amis défilent jour et nuit dans leur suite, d’hôtel en hôtel d’où on les éjecte « pour comportement indécent ». Très vite, les jeunes mariés se disputent. Scott au lieu d’écrire écume les bars avec ses copains le week-end, dessoûle la semaine. Zelda est enceinte. L’ennui commence à Westport, « la belle demeure du bord de mer qui avait tout pour devenir la maison du bonheur. »

     

    Zelda, vingt ans plus tard, se souvient pour un « carabin en blouse blanche » et accuse : « Scott ne m’a laissé aucune chance, jamais. Il s’est plutôt acharné à griller mes chances. » Le seul homme qui lui a voulu du bien, elle l’a rencontré lors d’une réception à la Villa Marie, elle portait sa robe rose « en peau d’ange ». La « chieuse merveilleuse » y tombe amoureuse d’un Français, Edouard Jozan, l’aviateur qui parle anglais « avec un accent sensuel à vous faire frissonner des dents ». Scott avait loué une villa à Antibes, un peu de paix retrouvée, mais s’entiche alors d’un admirateur, Lewis O’Connor, pour Zelda un « gros lard », « amateur de corridas et de sensations fortes ». « Deux hommes ne mesurent jamais la dimension physique de leur attirance l’un envers l’autre. Ils l’enfouissent sous les mots, sous des concepts sentimentaux tels que la fidélité, l’héroïsme ou le don de soi. » Zelda voit en Fitzgerald un homosexuel refoulé aux prises avec un « ogre folasse ».

     

    Les Fitzgerald aiment les fêtes, l'excès. Le quotidien ne leur réussit pas. Cauchemar d’une corrida à Barcelone, dont elle veut protéger sa fille, quatre ans. Fitzgerald éloigne sa femme adultère de l’aviateur, la prive de ses droits sur Patti, qui préfère son père. Alabama song fait tourner la ronde des souvenirs : soirée au Ritz ou chez les Stein à Paris, cours de danse avec Lioubov, Kiki chanteuse à La Rotonde. Zelda ne connaît que la vie d’hôtel, laisse tout dans la maison aux soins des domestiques, ménage, cuisine, repas de sa fille. Elle se veut artiste, ballerine, écrivain, peintre, mais Scott ruine toutes ses entreprises, impose son nom près du sien quand elle publie sa première nouvelle. Zelda lui cache son Journal, l’accuse de voler ses idées. « C’est un jeu, si l’on veut, un jeu triste où j’essaie de sauver ma peau et ma raison. »

     

    Mrs Fitzgerald se retrouve en clinique – Scott a beau boire comme un trou, c’est elle la folle qu’on enferme. Quand elle rentre chez sa mère, à Montgomery, Zelda retrouve Tallulah, avec qui elle jouait les garçons manqués. Son amie a choisi le théâtre, le cinéma, fait courir des rumeurs, son goût du scandale n’a pas entamé sa position sociale, alors que Zelda, elle, a tout perdu dans sa vie d’« accessoire décoratif, dans l’ombre du génie ». La plus jolie fille du comté, la plus populaire au lycée n’a plus rien, ne sent plus rien, n’est plus personne. Elle périra dans les flammes.

     

    Le camélia est l’emblème de l’Alabama. Gilles Leroy : « Il faut lire Alabama song comme un roman et non comme une biographie de Zelda Fitzgerald en tant que personne historique. » L’auteur s’est littéralement mis dans la peau de son héroïne – Alabama song, c’est lui. Dans ses romans reviennent, selon son éditeur, les thèmes de « l’homosexualité, la difficulté d’aimer, la difficulté de s’en sortir lorsqu’on naît au bas de l’échelle et, pour reprendre les mots de Fassbinder, la « difficulté de changer les choses dans ce monde ». » Pour les lecteurs-auditeurs, Fanny Ardant lui a prêté sa voix. Devant sa maison aujourd’hui musée, Zelda Sayre (1900 – 1948) avait planté à son dernier retour d’Europe un magnolia grandiflora. « Le magnolia continue de pousser pour elle, pour eux trois. »