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Culture - Page 551

  • Folle imagination

    Rosa Montero, journaliste à El País et écrivain (de passage à Bruxelles pour la Foire du livre), fait de ses livres et de ses amours les bornes qui jalonnent sa mémoire. Dans La Folle du Logis (2003) – c’est ainsi que Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus appelait l’imagination –, elle aborde en quelque deux cents pages ce qui lui fait battre le cœur : écrire. (Merci, Colo, de m'avoir mise sur la voie de ce livre passionné et passionnant.)

     

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    « Pour exister, il faut se raconter et il y a beaucoup d’affabulation dans cette histoire de nous-même » prévient-elle. Ainsi ses souvenirs d’enfance, loin des « paradisiaques enfances russes », diffèrent de ceux de Martina, sa sœur jumelle. « Nous inventons nos souvenirs, ce qui revient à dire que nous nous inventons nous-mêmes car notre identité se trouve dans notre mémoire, dans le récit de notre biographie. » Impossible donc de séparer ce désir d’écrire sur l’écriture du récit de sa vie. Montero tresse ces deux fils dans « une sorte d’essai sur la littérature ». Il en résulte une réflexion très personnelle, une sorte de conversation à bâtons rompus qui fait réfléchir et divertit. Montero est une conteuse qui aime s’emballer, changer de registre, nous surprendre, nous faire rire en même temps qu’elle de ses folies.

     

    Qu’est-ce qui caractérise un écrivain ? D’écrire sans cesse. De rester un enfant capable de rêver tout éveillé. De jouer avec les « et si ? ». Ses romans naissent « d’un minuscule grumeau imaginaire » qu’elle appelle « le petit œuf » : une rencontre, une personne, une vision, une illumination. Comme cette nuit passée avec un acteur italien dans une chambre d’hôtel, qu’elle a quitté en pleine nuit sur la pointe des pieds, se demandant ce qu’elle faisait là, et puis les regrets, six mois de passion vaine, et leurs retrouvailles vingt ans après. Cette nuit avec M., elle la réinventera plusieurs fois.

     

    « Le journalisme est mon être social, contrairement à la fiction qui est une activité intime et essentielle. » Des journées devant un écran d’ordinateur, des moments de peur qu’elle oppose aux élans créatifs, moments de grâce où « on essaie surtout de ne pas penser ». Montero déploie des images fortes pour nous faire ressentir ce qu’il en est, comme l’attente et puis la rencontre d’une baleine au Canada. Elle cite l’écrivain péruvien Julio Ramón Ribeyro : « Nous avons tous en réserve un livre, peut-être même un grand livre mais, dans le tumulte de notre vie intérieure, il émerge rarement ou si rapidement que nous n’avons pas le temps de le harponner. »

     

    Quand Rosa Montero écrit un roman, ce qui lui prend deux ou trois ans, elle vit à cheval entre vie réelle et imaginaire. Plus elle avance, plus « la sphère narrative occupe d’espace », plus les coïncidences entre ce qu’elle écrit et ce qu’elle observe dans la vie se multiplient. Elle ne contrôle pas ses fantasmes, comme ce leitmotiv du nain, de la naine, qui se glisse malgré elle dans ses œuvres et qu’elle ne remarque souvent qu’après, quand quelqu’un lui en parle. Elle se rappelle un documentaire sur les cirques allemands des années trente qu’elle a regardé à Cologne, lors d’un festival. « Je me suis vue » : une parfaite lilliputienne, blonde, très coquette, ressemblait trait pour trait à une photo d’elle vers quatre ou cinq ans.

     

    La romancière observe les rapports des écrivains avec le pouvoir, avec les autres, puisqu’ils sont des « éternels indigents du regard des autres ». Goethe se fourvoie à la cour de Weimar, Melville échoue aux yeux de ses contemporains, Robert Walser finit par être interné, Truman Capote ne se remet jamais du succès de son formidable reportage romancé, De sang froid. Comment mesurer la qualité littéraire ? Aujourd’hui, on a tendance à la confondre avec le succès commercial, le nombre d’exemplaires vendus. Les écrivains qui remportent un succès critique aimeraient attirer plus de lecteurs, ceux qui récoltent les meilleures ventes apprécieraient d’être mieux vus des critiques.

     

    Quelques belles formules : « La littérature est un chemin de connaissance et on doit le suivre chargé de questions et non de réponses. »  – « La fiction est à la fois une mascarade et un chemin de libération. »« La littérature est une facilité innée et une difficulté acquise. » (Frères Goncourt) Rosa Montero distingue deux types d’écrivains : les hérissons et les renards. Proust, « parfait hérisson », tourne toujours autour du même sujet ; elle-même se sent « renard » à cent pour cent, toujours sur une nouvelle piste.

     

    Tous les romanciers sont des « lecteurs dévorés et dominés par une insatiable fringale de mots. » Si elle parle des livres et des histoires qui l’ont marquée, Montero aborde aussi des questions annexes où son ironie fait merveille : existe-t-il une littérature de femmes ? romancière ou journaliste ? que font les épouses d’écrivains ? qui sont les muses ? où a disparu sa sœur ? pourquoi le roman est-il un genre fondamentalement urbain ? Scènes réinventées de sa vie, anecdotes, citations se succèdent avec générosité.

     

    « La Folle du Logis » (La Loca de la casa, traduction de Bertille Hausberg) : ce titre s’est imposé à l’auteur en plein travail, un de ces moments où survient « le chuchotement de la créativité ». Surtout, dit-elle, ne pas tuer son « daimon », ne pas écarter ses rêves. Le pouvoir de l’imagination est tel que Rosa Montero y voit aussi une protection contre les crises d’étrangeté du monde, les crises d’angoisse, la folie. « L’imagination débridée est une sorte d’éclair au milieu de la nuit, elle brûle mais illumine le monde. »

  • Tant d'écrivains

    « Vous voyez, me dit-il en arpentant la pièce, il y a aujourd’hui tant d’écrivains. Tout le monde veut être écrivain. Regardez le courrier de ce matin, par exemple. Trois ou quatre lettres d’auteurs en herbe. Ils veulent tous être publiés. Mais, en littérature comme dans la vie, il faut observer une certaine chasteté. Un écrivain devrait s’attaquer uniquement à ce qui n’a pas été fait avant lui. N’importe qui ou presque peut écrire « Le soleil brillait, l’herbe étincelait de lumière », etc.

    Sa voix s’estompa.

    - Quand j’écrivais Enfance, j’étais convaincu que personne avant moi n’avait décrit la poésie de l’enfance de cette façon particulière. Mais je vais le redire : en littérature comme dans la vie, on ne doit pas être prodigue de ses dons. Vous ne croyez pas ?

    Je fis signe que oui. Que pouvais-je dire ?

    - En quoi peut-il profiter à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ? demanda Léon Nikolaïevitch. »

     

    Jay Parini, Une année dans la vie de Tolstoï (16. Boulgakov)

     

    Bouleaux à Iasnaïa Poliana.JPG

     

     

  • T'écrire

    « T’écrire. Doser avec le plus d’équilibre possible les nouvelles qui ne te concernent pas mais pourraient te changer les idées (formule qui revient et reviendra encore, avoir un bon moral se changer les idées, scansion, appel, crachat à la gueule du maton)  et nos souvenirs communs les forer, les sonder, en récolter l’écume. Te rappeler ce qui se passe dehors, sans toi mais dans ton fil, tressé dans ta lumière, prolongement de ta journée sous la porte de la cellule. Avancer pas à pas, se créer des attaches. Quotidien de Jourdain dans la trame des livres à lire, des anecdotes à raconter, des parcours dans Paris au départ de la rue de Belleville. »

     

    Anne Savelli, Franck

  • Franck d'autre part

    Entrer dans Franck (2010) d’Anne Savelli, c’est tout de suite être ailleurs : « et puis pourquoi ça ne serait pas là » en est la première ligne, sans majuscule ni point, centrée au-dessus du premier chapitre. Un roman qui cherche ses mots, les trouve, cherche à dire, plein de silences aussi. Un portrait en creux de Franck, celui qui le plus souvent n’est pas là mais dans un squat, en prison, dans la rue, dans le métro, sur un banc. Un récit qui égrène les lieux de ses passages et de son passé, revisités par une narratrice, sa « fiancée » d’un temps, celle qui écrit.

     

    Dans la ville haute (c) Anne Savelli.png

    Détail du portail « dans la ville haute » © Anne Savelli

     

    Il y a du Perec, du Butor, du Sarraute derrière cette écriture qui réinvente le langage pour mieux épouser les gestes, les choses vues. Comme cette chambre près de la Gare de l’Est à Paris, une chambre pour dormir : juste un matelas, un évier, une cafetière, une tasse pour boire le café du soir, qui serait une habitude des gens du Nord. « Vous », « Tu », « Je ». Apostropher, décrire, raconter, énumérer, imaginer – bienvenue aux infinitifs.

     

    Reconstituer la vie de Franck avant. Quinze ans plus tôt, il est dans une bande de la Gare du Nord avec chiens et rats, assis, allongé, faisant la manche dans le RER. Ou dans le quartier Jourdain où ces jeunes cloutés, tatoués, dérangent la clientèle du café Coq d’Or. Mais c’est là qu’ils ont leur squat, qu’ils jouent dans la cabine du Photomaton. Franck se promène « un borsalino sur la tête », les mains bandées. Quand il a une crise, il casse les vitres à coups de poings.

     

    Puis il disparaît. Elle ne le voit plus en sortant du métro. Quelqu’un lui dit qu’il est en prison à Fleury sans personne qui lui écrive. Elle décide d’aller lui rendre visite, vient à bout de toutes les démarches administratives précédant le premier « parloir ». Elle lui écrit, des lettres et des lettres. Allers-retours Paris-Denfert – Fleury-Mérogis, en car, c’est moins cher. Apprentissage des visites en prison, début 88 : Franck, dix-neuf ans, est au Centre des Jeunes Détenus. Quand il en sort, ce n’est pas pour longtemps. Des rencontres dans la rue, une bagarre, et les voilà tous au commissariat pour un contrôle d’identité. Franck était recherché, quelqu’un l’a dénoncé dans une affaire de cambriolage, il est arrêté.

     

    Pendant sa vie à lui en cellule, elle marche sur ses traces, arpente les quartiers, les villes dont il lui a parlé. Elle énumère les rues, les repères, habille les noms propres. Franck raconte les visites en prison à Lille d’abord, puis à Loos, puis ailleurs. Cinq heures de voyage pour trente minutes de parloir. « Tu me jures que tu n’y es pour rien. » Elle voudrait rencontrer la juge de vingt-quatre ans, mais celle-ci refuse de l’entendre. A Lille, les yeux bleus dans le tramway lui font peur. Elle décide pourtant d’y passer une nuit, pour deux parloirs successifs en fin de semaine.

     

    Une lettre annonce un mois et demi sans parloir, Franck est puni. Il en a pris pour cinq ans. « Rentrer. Dormir. Trouver un avocat qui sache réduire le temps, passer de cinq ans d’attente à deux, si possible, il n’y a plus que cela qui compte. » Franck est transféré à Béthune, rue d’Aire – « tant de temps passé en cellule au parloir en gare dans les trains les coursives et la cour de promenade ».

     

    Elle déménage dans une chambre mansardée à Oberkampf, à cause d’une phrase de Jean Genet : « Giacometti et moi – et quelques Parisiens sans doute – nous savons qu’il existe à Paris, où elle a sa demeure, une personne d’une grande élégance, fine, hautaine, à pic, singulière et grise – d’un gris très tendre – c’est la rue Oberkampf, qui, désinvolte, change de nom et s’appelle plus haut la rue de Ménilmontant. » (L’atelier d’Alberto Giacometti) Elle tâche de mener une vie parallèle : livres, films, expositions, « palpitation de Paris qui chaque semaine se renouvelle ». Elle arpente son nouveau quartier, le lui décrit dans ses lettres, pour qu’il s’y sente aussi chez lui. Cinquante-cinq changements de lieu dans le roman d’Anne Savelli, qui explore les endroits fréquentés par Franck dans sa vie antérieure, la ville où il est né, où il a été abandonné, jusqu’à sa vie parisienne.

     

    « Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? J’ai attendu pour aller au bout de l’attente et j’ai vu ce que ça faisait. Et ensuite ? Il a fallu attendre encore. Et puis ? Rien. » Cette rage d’aller au bout n’a rien à voir avec la patience, terme honni. Franck finira par sortir. Mais pour aller vers quoi ? vers qui ? Elle l’accueillera dans sa chambre, combien de temps ? « Tu cherches un centre, tu ne trouves pas. Tu l’espères chez n’importe qui, assis sur le même banc que toi. » Tant d’espace et pas sa place.

     

    Anne Savelli, romancière de l’errance, fonde un univers romanesque en mouvement, un comble pour une histoire d’emprisonnement. Sa prose poétique, ses rythmes syncopés, ses ralentis, ses huis clos sont aux antipodes du thriller urbain de William Boyd. Au lecteur d’emboiter le pas à cette femme qui marche, de se laisser dérouter. Franck se prolonge sur la Toile, où l’auteur propose une lecture originale à travers un montage de photos sur le site « dans la ville haute ». Elle tient par ailleurs un blog aux fenêtres ouvertes.