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Culture - Page 46

  • Au cœur de l'anxiété

    Aurais-je emprunté ce roman si j’avais lu plus attentivement la quatrième de couverture ? Imagine que je sois parti d’Adam Haslett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier) raconte l’histoire d’une famille où l’on s’aime, mais où rôde l’anxiété. Depuis Face aux ténèbres de William Styron, c’est sans doute le texte le plus terrible que j’aie lu sur la dépression.

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    Les cinq membres d’une famille racontent des séquences de leur histoire. Alec, en premier, le plus jeune, sorti du chalet dans le Maine où il séjourne avec son frère, si bouleversé qu’il n’arrive pas à téléphoner à ses proches – « Dès que je parlerais, ça deviendrait réel ». Le marchand de homards qui le voit lui demande s’il a besoin d’aide. « Il est arrivé quelque chose, ai-je dit, à voix haute pour la première fois. C’est mon frère. » Michael, son frère aîné, a laissé sur la boîte vocale un dernier message, absurde et sincère comme il aime en écrire, disant qu’il a vraiment tout essayé et aimé sa famille du plus profond de son cœur.

    Flash-back. C’est par Margaret, la mère, qu’on découvre l’histoire de cette famille, installée dans le Maine depuis que John, le père, y a été envoyé pour son travail. Ses tenues impeccables, son sérieux, ses manières l’avaient séduite en Angleterre et, malgré un séjour de John à l’hôpital où elle avait retrouvé son fiancé dans un état méconnaissable, le visage inexpressif, fatigué, à son retour de New York, elle l’avait épousé. Quinze ans avaient passé, ils avaient trois enfants : Michael, Celia et Alec.

    Celia se rappelle une sortie en mer avec son père et son petit frère. En revenant vers l’île, John avait coupé le moteur et s’était allongé dans le fond du bateau en fermant les yeux : « Imaginez que je sois parti, imaginez que vous êtes seuls tous les deux. Qu’est-ce que vous faites ? » Un test ? Un jeu ? Celia avait tout de suite pris une rame, mais Alec, trop petit pour tenir l’autre, l’avait laissé partir dans l’océan. Seule, Celia n’y était pas arrivée, Alec pleurait – « le jeu était presque terminé. »

    La tension entre leurs parents, les enfants la ressentent tous les trois. Ils savent à quel point leur mère est exaspérée par l’attentisme de leur père au sujet d’un retour en Europe, qu’elle voudrait leur faire découvrir. John, lui, s’en fait surtout pour Michael, malheureux à l’école, inquiet de tout, parti étudier à Londres et qui s’éloigne à présent « dans des mondes parallèles ». Le père a l’impression de leur voler leur vie à tous. « Ce que j’essaie de faire est impossible. Leur dire adieu sans les prévenir que je m’en vais. »

    C’est après le suicide de John (à la fin de la première partie) qu’on va en apprendre davantage sur le monde intérieur de Michael, à travers ses réponses à un questionnaire médical sur sa santé mentale. Les goûts musicaux et les tenues vestimentaires comptent énormément à ses yeux, il sait quoi porter pour être à la hauteur et entrer dans les meilleures boîtes de nuit où la musique répond à son besoin de se tenir « au cœur de l’ouragan ». Refusé ailleurs à cause de ses piètres résultats scolaires au lycée, il est finalement admis à l’université de Boston. Là, « à l’aube de la techno », il obtient de tenir une plage horaire de deux à quatre heures du matin et d’y diffuser de la musique électronique, avec de plus en plus de succès.

    La musique est le ressort principal de sa vie et lui vaut ses plus belles rencontres. Mais ses tentatives de « vraie liaison » ne résistent pas au fil du temps. L’injustice sociale et la mémoire de l’esclavage le hantent. Michael s’est mis à voir le Dr Gregory qui soignait son père et « dégainait facilement l’ordonnance ». La première dose de Klonopin lui a fait un effet inoubliable, tout son corps s’est mis à sourire – « j’ai rarement été plus heureux ». L’inquiétude l’a quitté, un long « sursis ». Puis d’autres médicaments ont suivi, dont il raconte les effets dans des pages sidérantes.

    On découvrira la vie de Celia, thérapeute sociale, avec Paul, auteur de scénarios ; il travaille à la maison et s’occupe de l’intendance. On suivra la vie d’Alec, gay, journaliste en matière financière, et sa vie amoureuse. Michael écrit un compte rendu désopilant de la thérapie familiale qu’ils ont fini par tenter tous ensemble, préoccupés par leur mère qui manque d’argent pour conserver la maison familiale, ce qui leur donne à tous un sentiment de culpabilité, amplifié par les souffrances et les addictions de leur frère aîné.

    Adam Haslett avait déjà traité de la maladie mentale dans un recueil de nouvelles remarqué, Vous n’êtes pas seul ici (You Are Not A Stranger Here), et des problèmes sociaux et financiers dans un roman, L’intrusion (Union Atlantic). Imagine que je sois parti (Imagine me gone) est inspiré par sa propre vie familiale, son père s’est suicidé quand il avait quatorze ans. Un roman bouleversant, écrit sur un ton original, que je suis contente de ne pas avoir laissé de côté.

  • Brasse papillon

    Assouline Le Nageur (Photo de Nakache à la fin des années 40).jpg« Ah, la brasse papillon… La plus athlétique de toutes les nages. Il ne l’a pas inventée, la paternité en revient à l’allemand Erich Rademacher et elle a été popularisée par Boitchenko, mais il l’a perfectionnée et lancée en France. Après avoir longtemps hésité, Alfred se laisse convaincre par son entraîneur (on dit que Minville pourrait persuader un vautour de lâcher une charogne) que ce style est fait pour lui, adapté à sa puissance musculaire, à la prise d’eau de ses bras, à son torse impressionnant : « Tu resteras une savate en nage libre avec ton battement de pieds toujours défectueux ! Par contre en papillon tu seras recordman du monde. »

    Pierre Assouline, Le nageur

  • Nakache, le nageur

    « Stehen : tenir, se tenir, résister » (d’après Paul Celan), c’est la première citation sur laquelle s’ouvre Le nageur, un formidable récit de Pierre Assouline consacré à Alfred Nakache (1915-1983). En plus de raconter l’apprentissage et les triomphes de ce nageur français fameux, sa vie quasi détruite par les nazis (contrairement à lui, ni son épouse ni sa fille ne survivront à Auschwitz), Assouline décrit les rivalités de pouvoir et les enjeux politiques dans le sport – une lecture intéressante à moins d’un an des Jeux olympiques de Paris 2024.

    Assouline Nakache.jpg
    En 1938, dans la piscine des Tourelles (Paris 20e), Alfred Nakache remporte le 100  mètres nage libre. 

    Né à Constantine, il a eu peur de l’eau jusqu’à l’adolescence. Après avoir assisté à un championnat de natation au bassin Aïn Sidi M’Cid, il va s’entraîner à la Jeunesse nautique constantinoise – « Dès lors, nager, ce n’est plus seulement se baigner. » Son style n’est pas conventionnel, mais on remarque sa puissance, on le fait concourir. Le voilà « espoir ». S’il veut progresser, il faut qu’Alfred Nakache aille à Paris.

    Depuis le décret Crémieux en 1870, les « israélites d’Algérie » sont tous devenus citoyens français. Boursier comme interne en terminale, le garçon « poisson » intègre en 1933 le lycée Janson-de-Sailly et le Racing Club de France. Il nage avec plaisir à la piscine des Tourelles, l’eau est son élément. On le surnomme « Artem » (prénom slave,  l’« énergique »). Nakache rencontre Cartonnet, de quatre ans son aîné, « long, haut, blond, blanc, fin, les traits réguliers, élégant, hautain » alors que lui est « mat, ramassé, râblé, musculeux, familier […], un éternel sourire accroché au visage ». Nakache sera plusieurs fois champion de France du 100 mètres nage libre.

    Son modèle, c’est Jean Taris, qui lui apprend beaucoup. Repéré par la Fédération, par les journalistes sportifs qui voient dans le jeune nageur son successeur, Nakache n’est pourtant pas envoyé aux championnats d’Europe de 1934 en Allemagne – le règlement implique qu’il faut être né sur le sol français. En Algérie, le climat politique est tendu : les colons européens de Constantine veulent la mairie, mais sans les juifs. Un pogrom y éclate en août 1934. En 1936, lassé des remarques antisémites au Racing, Nakache intègre le Club des nageurs de Paris.

    Avant même les Jeux olympiques de Berlin, les deux sphères de combat du nageur sont dessinées : les rivalités sportives, l’antisémitisme nazi. Alors que de nombreuses délégations ont exclu des juifs, la Fédération française envoie Nakache aux Jeux. Avec Le nageur, Pierre Assouline réussit à nous captiver, non seulement par le parcours personnel et sportif de Nakache, mais par toutes les composantes de sa vie : l’entraînement, la natation, l’art de concourir, les rapports avec les autres, sa relation au judaïsme, son sens de l’amitié, de l’engagement, sa solidarité…

    « Tenir, se tenir, résister » : cela vaut pour le sport, cela vaudra pour la guerre. « Si je le revois je le tue. » Ce leitmotiv du récit – Nakache est pourtant « un doux dans son genre, bienveillant, maître de ses nerfs » renvoie à Jacques Cartonnet (1911-1967), son coéquipier devenu son adversaire et pire, son ennemi. Condamné par contumace pour collaboration, celui-ci réussira à effacer sa trace.

    En décembre 1943, accusé de « propagande antiallemande », Nakache a été arrêté à Toulouse où il s’était installé, on a cherché aussi sa femme et sa fille. On le suit à Auschwitz puis à Buchenwald. Lui seul en reviendra. Certains avaient annoncé sa mort. Alfred Nakache est devenu un autre homme, Pierre Assouline le suit jusqu’au bout, jusqu’à Cerbère où il va vivre après sa retraite. « Le récit de son existence pourrait tenir en une phrase : il est né, il a nagé, il est mort. » Comme les précédentes, si pas plus encore, cette nouvelle biographie, l’histoire d’un homme et de son époque, est solidement documentée (la liste des sources prend huit pages). C’est passionnant.

  • Je ne sais pas

    Schlink_Die-Enkelin.jpg« Kaspar sentait comme Sugrun était fière de répondre à chacune de ses questions, de parer chaque objection. Il était fatigué. Cette fille qui s’échauffait, son ignorance, sa prétention hors d’atteinte et son propre désarroi dans ce dialogue l’avaient fatigué. Que lui dire, comment l’atteindre ?
    « Il y a des choses pour lesquelles tu es forcée de te fier à d’autres. Quand tu es malade, le médecin en sait plus que toi, et quand la voiture tombe en panne, le mécanicien. Mais ne te fie pas aux autres quand tu peux toi-même accéder aux faits. Rencontre des étrangers, des musulmans et des Juifs, avant de porter un jugement sur eux. Du reste, tu en connais déjà un.
    – Un Juif ?
    – Ton professeur de piano vient d’Egypte. Ses parents étaient monarchistes et se sont enfuis avec lui lorsque le roi a été détrôné. » Kaspar eut un petit rire. « Peut-être est-il musulman, je ne lui ai pas posé la question. Tu peux l’interroger, et si c’est oui et qu’il va à la mosquée, tu pourrais lui demander une fois de t’y emmener.
    – Tu veux dire à la mosquée ?
    – Pourquoi pas ?
    – Je ne sais pas. »
    Elle dit cela en hésitant, comme si tout d’un coup il y avait beaucoup de choses qu’elle ne savait pas […] »

    Bernhard Schlink, La petite-fille

  • Sa place dans la vie

    Avec La petite-fille, son dernier roman, Bernhard Schlink confirme l’attention particulière qu’il porte aux personnages féminins (Le Liseur, Olga). L’histoire est racontée du point de vue de Kaspar, un libraire. Rentré chez lui à pied, comme d’habitude en traversant le parc, il se réjouit comme chaque fois de monter le large escalier de son immeuble art nouveau et d’ouvrir à l’étage noble la porte « au vitrail de fleurs multicolores ».

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    Il s’attend au désordre de Birgit, sa femme qui boit trop et qu’il trouve souvent dans leur lit, mais cette fois elle n’y est pas, ni dans la chambre de bonne, son endroit pour écrire. Il la trouve dans la baignoire, sous l’eau, morte, les yeux fermés. Et la boîte de valium vide dans la poubelle. Dépressive depuis des années, ce qu’elle niait – « Il y avait des gens mélancoliques, il y en avait toujours eu, c’était son cas » –, elle n’était pas à l’aise dans les soirées où les sujets sérieux étaient traités avec une « légèreté superficielle ».

    « Ce n’est que tardivement, après la réunification, lorsqu’il connut de plus près des libraires de Berlin-Est et du Brandebourg, qu’il comprit que Birgit était une enfant de la RDA, du monde prolétaire qui, avec une ferveur prussienne et socialiste, voulait devenir bourgeois et prenait culture et politique au sérieux, comme la bourgeoisie l’avait fait jadis et l’avait oublié depuis. »

    Pendant des semaines, Kaspar souffre trop pour toucher à quoi que ce soit. Un jour, un éditeur lui écrit pour se renseigner sur le manuscrit d’un roman, achevé ou non, qui « traitait de la vie comme d’une fuite » et aussi des poèmes que Birgit lui avait montrés dans un cahier en cuir, quand ils s’étaient rencontrés à un stage de yoga. Kaspar n’en connaît pas l’existence et se met à fouiller dans les papiers gardés par Birgit. La plupart concernent la RDA.

    Birgit et lui avaient fait connaissance en 1964, durant un stage de Kaspar à Berlin. Voulant connaître l’Allemagne tout entière, Kaspar s’était inscrit à la Freie Universität de Berlin-Est et promené à l’Est pendant une rencontre de la jeunesse allemande. Sur une place où cela discutait fort, il avait remarqué une jeune fille en chemise bleue, « vive, rayonnante » – un coup de foudre. Il lui avait proposé d’émigrer en RDA pour rester avec elle, mais Birgit avait choisi l’inverse : sortir de RDA pour vivre avec lui. Le 16 janvier 1965, elle avait atterri à Tempelhof et leur vie commune avait commencé.

    Ne trouvant pas de manuscrit, Kaspar cherche dans l’ordinateur de sa femme et découvre un long texte intitulé « Un Dieu sévère » qui commence ainsi : « Que serais-je devenue si j’étais restée ? Si je n’avais pas rencontré Kaspar […] ? » Birgit y parle de ses parents, de son enfance dans un « pays nouveau », de ses rêves de jeune fille, de son amour pour Leo dont elle a eu une fille. Leo Weise (directeur puis premier secrétaire au Parti socialiste) voulait la prendre chez lui, sa femme en serait heureuse, mais Birgit avait préféré confier le bébé à son amie Paula pour qu’elle le dépose sur le seuil d’un hôpital ou d’un presbytère. A présent que sa fille avait grandi, Birgit souhaitait la retrouver, lui expliquer. Jamais elle n’a eu le courage d’en parler à Kaspar.

    Bouleversé, l’homme qui a toujours respecté la part secrète de sa femme, décide de continuer ses recherches. Ce n’est qu’au milieu du roman qu’il rencontre Svenja, la fille de Birgit, mariée avec Björn Renger, et leur fille Sugrun. Chez eux, Kaspar reconnaît au mur une photo de Rudolf Hess et un texte nationaliste – ce sont des fermiers « völkisch », obsédés par l’identité et les racines du peuple allemand. La seule chose qui intéresse Björn, c’est l’héritage éventuel. Une fois connue la part qui leur reviendra, à des conditions inventées par Kaspar, celui-ci obtient que sa petite-fille par alliance puisse venir chez lui pendant les vacances.

    Aménager le bureau de Birgit en chambre pour Sugrun, prévoir des activités et des livres qui lui plairaient (elle aime lire), ce n’est pas le plus difficile. Ses parents attendent de Kaspar qu’il préserve « l’âme allemande » de leur fille élevée dans les idées d’extrême-droite et méfiante. A soixante et onze ans, Kaspar est heureux de faire plus ample connaissance avec sa petite-fille de quatorze ans qui a l’air de savoir ce qu’elle veut et se montre très débrouillarde.

    En découvrant le piano de Birgit, Sugrun est fascinée. Elle aime la musique allemande et ne résiste pas quand Kaspar lui propose de prendre des leçons de piano avec un ami – il pourrait lui envoyer un clavier électrique pour continuer à s’exercer chez elle. Le soir, quand Sugrun monte se coucher, il met de la musique qu’elle peut écouter de sa chambre. A la librairie, il lui laisse toute liberté pour explorer les rayonnages, ce qu’elle ne manque pas de faire et qui nourrit leurs discussions.

    Leur relation n’ira pas sans mal, les désaccords seront nombreux. Kaspar veille à lui ouvrir l’esprit malgré les préjugés négationnistes et racistes hérités de son père. Comme Birgit, comme Svenja au passé trouble de fille rebelle, Sugrun est très indépendante, elle veut choisir elle-même sa place dans la vie. Dans La petite-fille, Bernhard Schlink réussit de nouveau à raconter l’histoire de son pays, à décrire les tensions idéologiques dans l’Allemagne réunifiée, tout en traitant de l’éducation, de la transmission culturelle, à travers ce grand-père en deuil soucieux de tisser de nouveaux liens avec respect et délicatesse.