Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 41

  • Désencombrez

    Lacarrière Kore.jpgDésencombrez votre âme. Déséchouez vos échecs. Désenchantez le désespoir. Désenchaînez l’espoir.

    Délivrez la folie. Désamorcez vos peurs. Désarrimez vos cœurs. Désespérez la Mort.

    Dénaturez l’inné. Désincrustez l’acquis. Désapprenez-vous. Soyez nu.

     

    Jacques Lacarrière

    Tête de Korè en marbre de Paros (643), vers 510 av. J.-C.,
    Musée de l’Acropole, Athènes, photo © Jean-François Bradu

     

    Contemplant le sourire de cette Korè de l’Acropole, Lacarrière écoute ce qu’elle dit dans un souffle, son murmure intérieur :

    « Je viens du ciel déclos où s’illumine le sacre des étoiles. Je porte sur les lèvres la fontanelle du futur, la claire certitude d’une conscience enfin resurgie. Mon cœur est un cristal vivant dans la transparence du Temps. Je suis sillon, je suis sillage. Je suis sérénité du Soi qui a rejoint son vrai visage. Je suis la source et la semence du soleil souverain de l’âme. Je suis la chrysalide dormant encore en l’homme, je suis l’éveil de l’Ange enclos, l’Initiée, l’Illuminée, l’Irradiée d’immortalité. »

    * * *

    C’est avec ces mots d’un livre dont je vous parlerai demain,
    que je vous souhaite un beau Noël
    en ces jours où la lumière regagne du terrain sur l’obscurité.

    Tania

  • N'importe où

    Kokantzis Gioconda poche.jpg« Tant que durait l’été, la nuit tardait à venir, et avec elle arrivait l’heure du couvre-feu. Se glisser en douce hors de la maison après cette heure-là ? Nos parents nous l’avaient depuis longtemps interdit à cause du danger. Mais l’été avait un avantage : on pouvait se trouver un coin presque n’importe où, s’asseoir dans les herbes sèches, s’allonger. Nous devenions prudents comme des conspirateurs. Notre comportement dut bien des fois déconcerter nos amis, et je surpris souvent – du moins me sembla-t-il – des regards soupçonneux. »

    Nìkos Kokàntzis, Gioconda

  • Nikos & Gioconda

    Nìkos Kokàntzis (1930-2009) offre dans Gioconda (traduit du grec par Michel Volkovitch) un récit amoureux qui m’a beaucoup plus émue, je le reconnais, que celui de Laurine Roux lu juste avant. Non seulement parce que « Ceci est une histoire vraie », comme indiqué en première page, mais parce que l’auteur a raconté ce magnifique amour de jeunesse dans un style limpide, « vibrant de naturel et de sensualité » (Antoine Pamiers dans Télérama).

    nikos kokantzis,gioconda,récit,littérature grecque,autobiographie,enfance,jeunesse,premier amour,séparation,juifs,shoah,grèce,thessalonique,occupation,culture

    Kokàntzis se souvient avec nostalgie de son ancien quartier à Thessalonique, « connu du temps de sa beauté », où il est né et a grandi, où il a vécu la guerre et l’Occupation allemande. « Il y avait alors là-bas une maison pauvre, devenue très importante pour moi. » Et un semblant de jardin avec un grand figuier qu’il a conservé dans son cœur.

    Le terrain vague entre cette maison et la sienne était le lieu de rendez-vous de leur bande : deux cousins et lui, plus quatre filles et deux garçons plus jeunes, les enfants de la famille voisine. Ceux-ci, des juifs, étaient pauvres, bien que propriétaires de leur maison, et accueillants. La mère avait de beaux grands yeux bruns, « pleins de chaleur et de gaieté », comme ses enfants, sauf Gioconda, la quatrième, d’un an plus jeune que lui, aux yeux « gris-bleu qui louchaient un peu », sa compagne de jeux préférée.

    « Elle fut mon amie la plus proche depuis que nous sûmes parler jusqu’au jour où elle partit, à quinze ans, avec toute sa famille, emmenée par les Allemands. Deux ans avant cette séparation, elle fut la première femme qui me lança un sourire différent de tous ceux que j’avais connus jusqu’alors, et dont elle-même devait ignorer le sens, levant les yeux jusqu’aux miens quelques instants, dans la pénombre d’une soirée de printemps, tandis que nous étions debout, vaguement mal à l’aise, sous l’abricotier de son jardin – un sourire timide, fugitif, qui m’emplit d’un trouble, d’un vertige inconnus. »

    Le rapprochement entre eux deux, la jalousie ressentie par rapport à un cousin de Gioconda plus âgé et séduisant, les premiers troubles du corps, le premier baiser et l’éveil de la sexualité, tout est raconté avec une telle délicatesse qu’on redoute d’arriver aux pages terribles de leur séparation. J’ignorais le sort des familles juives de Thessalonique, déportées à Auschwitz, où Gioconda est morte. On pourrait rapprocher ce livre d’autres récits courts et intenses comme L’Ami retrouvé de Fred Uhlman ou Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor pour la qualité de la narration, sobre et prenante.

    C’est trente ans après, en 1975, que Nìkos Kokàntzis s’est décidé à raconter cet amour si parfait, si tragique, comme un « mémorial » qui lui survivrait. Gioconda est le seul livre qu’il ait écrit. Il nous a fait ainsi ce précieux cadeau de raconter si justement les émois de l’adolescence, ce pas à pas de la première relation amoureuse, avec pudeur et intensité. Beaucoup de lecteurs et de lectrices, sans doute, y prendront un bain de jeunesse.

  • Peau à peau

    Roux Folio.jpg« Grisha laisse les mots flotter dans la cabane. La trace de ce sourire rosit ses lèvres et adoucit ses traits. C’est bref, aussi fulgurant qu’un éclair, mais un instant sa beauté d’antan irradie le masque plissé de la vieillesse. Derrière le cuir et les rides, par-delà l’affaissement, on entraperçoit le visage clair comme l’eau de source, chantant et limpide, de la jeune fille qui s’éveille au désir. On voit l’appétit de l’autre, l’envie d’être peau à peau qui s’enroule dans le ventre, teintés d’une lumière douce et chaude, celle des aubes aux rayons mauve et lilas, celle qui caresse les champs et l’horizon. »

    Laurine Roux, Une immense sensation de calme

  • Un calme mystérieux

    Prix Révélation 2018, Une immense sensation de calme est le premier roman de Laurine Roux. Ce mot au milieu du titre, « sensation », en donne bien la tonalité, physique avant tout. « A présent, il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. » Les personnages portent des noms slaves, vivent dans des cabanes, on n’en saura pas plus pour les situer – quelque part en Russie ?

    Près du lac où elle ramasse des nasses, à la fin de l’hiver, la femme qui raconte aperçoit un homme qui s’immobilise non loin d’elle, au bas de la falaise, et se plaque à la paroi. « Igor n’est pas un homme. Il répond à des instincts. […] C’est un animal. J’aurais pu le deviner dès ce premier jour. » Son corps-à-corps avec la roche, le bleu de ses yeux comme un bout de ciel quand il descend de la falaise, elle en est secouée : « Le regard d’Igor abolit mon être. »

    Une histoire d’amour commence, ou plutôt de désir, son corps « aimanté » par le sien jusqu’à ce que sous ses mains, elle devienne « argile, mica, rivière et palpitation ». Dans la maison des Illiakov, Olga, l’épouse de Dimitri, a tout deviné : « La claque est brutale. C’est ainsi que la tradition honore les filles devenues femmes. » Leur décision est prise, elle reprendra la route avec Igor.

    Avec lui, elle se rend chez la vieille Grisha qui « ressemble à toutes les babas qui n’ont pas quitté la forêt » après la guerre. Igor lui coupe des bûches. Ils repartent en silence. Le souvenir de sa grand-mère l’accompagne : « Baba fait partie des morts qui ne me quittent jamais. » Sur le chemin de montagne où elle suit Igor, elle devient « renard », elle se sent « femelle ».

    Tochko les attend sur le seuil de sa cabane, c’est un « Invisible », un de ces hommes sans âge sur lesquels on raconte des histoires effrayantes – le premier qu’elle rencontre – un chaman ? Pendant la nuit, elle les entend se lever et sortir, Igor et lui. A elle, le renoncement aux explications, la compagnie des heures, le feu à ravitailler. A leur retour, ils portent une ourse gigantesque ensanglantée, l’air accablé. Tochko lui ouvre la poitrine et en extrait le cœur. L’Invisible marmonne un chant funèbre aux paroles incompréhensibles avant de l’enterrer. « Plus que jamais, l’ourse est sacrée. »

    Une immense sensation de calme décrit de telles scènes, pleines d’odeurs et de couleurs, entre lesquelles la narratrice se souvient de Baba avec sa pipe, le soir, près du feu, lui racontant l’ancien monde. « Notre génération était la première née après le Grand-Oubli. » Un soir où elle était proche du « Grand-Sommeil », Baba lui avait livré son secret, du temps où « toute trace de vie avait disparu », où les survivants avaient enterré les morts, soigné ceux qui « ne parlaient plus aucune langue humaine ». Puis elle a dû céder la cabane pour payer l’enterrement de Baba selon ses dernières volontés et s’est mise en route. Les frères Illiakov l’ont vue s’écrouler dans la forêt, l’ont ramenée à leur cabane, ramenée à la vie.

    Laurine Roux décrit avec une intensité peu commune cette existence rude, vouée aux gestes élémentaires, à la transmission des récits, des rituels, au fil des saisons passées dans la taïga. Le soin des corps, le dialogue silencieux avec les esprits, les batailles à livrer pour survivre, la mort, crainte ou acceptée. Peu à peu, chacun des personnages prendra forme, son histoire sera dévoilée, entre rêve et réalité. Et l’on suit jusqu’au bout, comme pris dans cet « enchantement » mystérieux, l’amour d’une femme pour Igor.