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  • La Granja d'Esporles

    De Puigpunyent, c’est par une belle route montagneuse qu’on arrive à Esporles (à quinze kilomètres de Palma) et au superbe domaine de La Granja. Au cœur de la Serra de Tramuntana (paysage culturel classé au Patrimoine mondial de l’Unesco), La Granja (la ferme) est aujourd’hui le musée de la tradition et de l’histoire de Majorque.

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    A hauteur des ginkgos bilobas de l’entrée, le regard cherche à cerner les bâtiments dont on aperçoit de loin une élégante galerie couverte aux fines arcades, mais d’ici ce sont les jardins et les arbres qui dominent le décor, en particulier deux araucarias superbes, la pointe d’un cyprès dans le ciel, ou encore, se découpant sur la montagne, un magnifique pin parasol.

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    Un bouc et des chèvres, des ânes, des moutons, des lapins, une basse-cour… Les animaux de la ferme accueillent les visiteurs dans cette ancienne exploitation agricole, tant ceux qui servaient pour le travail de la laine, la fabrication du fromage, que ceux destinés à l’alimentation.

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    Lieu privilégié grâce à une source locale, La Granja a connu divers occupants : des Maures (Arabes) se servaient de son eau pour irriguer et alimenter les moulins, des moines cisterciens y ont construit un couvent et cultivé les terres, puis une famille aristocratique s’y est installée. Cette ferme, je l’ai découvert en préparant ce billet, sert même de support à un jeu de société !  

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    Dans une cour pas encore ombragée par les platanes, une visite guidée commence, mais nous ne sommes pas trop nombreux à l’heure de l’ouverture et c’est bien à l’aise que nous visitons les ateliers extérieurs (un numéro permet de les identifier, une soixantaine de points à voir sur le parcours) : coupe de paille, moulin de potier, buanderie, etc. Les outils anciens y sont rassemblés, la façon de travailler évoquée d’une manière ou d’une autre, tout un trésor de savoir-faire ancestral.

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    Un bel escalier d’eau couvert de céramiques descend entre deux murs de pierres sèches, bordé de terres cuites. L’eau est ici magnifiée, et aussi les jeux d’ombre et de lumière, au milieu d’une végétation abondante, de plantes en pots. Plus loin on verra de magnifiques cascades moussues, des grottes, l’eau est partout à La Granja – richesse du lieu et bonheur des visiteurs.

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    L’atelier de teinturerie montre pigments et écheveaux colorés, pilons et mortiers, pochoirs anciens, et illustre la teinture traditionnelle pour la fabrication des tissus majorquins qu’on reconnaîtra plus loin sur le métier à tisser. Juste avant d’entrer dans la résidence seigneuriale, voici un joli motif de coquillages sur un muret, non loin d’une grotte en rocaille et coquillages dans le goût du XVIIIe siècle.

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    Le salon à fresques (source)

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    A l’intérieur, après un salon où une grande fresque murale reprend une vue de La Granja en pleine verdure, les pièces de réception sont décorées de meubles, tentures et objets témoignant de modes de vie anciens. Il y a tant de choses à regarder, comme cette nappe aux broderies typiquement majorquines ou une jolie lampe suspendue, les coiffes en dentelle des tenues traditionnelles.

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    Sur le parcours, la lingerie, l’ermitage des moines, des chambres, une salle de bain avec un sèche-cheveux assez effrayant (on dirait un instrument de torture, il y en a de véritables dans une inattendue salle de torture au sous-sol), une bibliothèque, une salle de jeux, et j’en passe. Bien sûr, une salle à manger, une cuisine majorquine avec four, et toutes sortes d’ateliers pour les préparations traditionnelles – olives, huile, vin, liqueurs – et l’artisanat – menuiserie, tannerie, bijouterie, tissage, entre autres.

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    Le portique de style florentin entre patio et jardins, bien plus large qu’une galerie, qu’on admire de loin en arrivant à La Granja, est une merveille : l’endroit idéal pour s’asseoir dans les fauteuils d’osier, écouter de la musique, lire, rêver en s’appuyant à la balustrade, observer le jet d’eau qui fuse à proximité. Au plafond, de jolies guirlandes peintes entourent les lanternes.

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    Au jardin, les deux araucarias sont tout aussi impressionnants de près que de loin. Allées de roses, allées couvertes, plantes grasses fleuries, vieux arbres, que c’est beau ! La prochaine fois, il faudra se promener plus longuement, suivre la rivière, explorer la forêt même.

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    J’imagine qu’en été, il passe ici beaucoup de monde. Visiter La Granja avec une amie par une belle journée de printemps a été un des temps forts de mon séjour.

  • A la poubelle

    « Sacrée classe de littérature. Ton bureau sera toujours parfaitement rangé. La surface de ta table de travail, quand tu n’y es pas, sera nue. Tu n’aimeras rien tant que t’appliquer à la même tâche, jour après jour. Voir les mots se suivre, les paragraphes s’aligner, les pages s’empiler. Avancer de manière suivie et cohérente. Relire, retravailler, corriger, améliorer. Elaguer. Les cris et les cheveux arrachés seront là, mais résorbés. Et les échecs, escamotés. Tous les désespoirs du monde.

    Tu jetteras le rebut. Vite, et même trop vite. Au grand dam des Archives nationales qui s’intéresseront plus tard à tes papiers, tu balanceras tous tes manuscrits à la poubelle. » (page 129)

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    « Toujours, toute ta vie, jusqu’à l’orée de la vieillesse, tu t’identifieras aux choses tordues, ébréchées, de guingois, un peu cassées comme toi. Si tu achètes aux puces tes meubles et tes habits, c’est moins pour faire des économies que parce que tu as pitié des objets rejetés, venus y échouer. Les arbres qui réussissent à pousser autour de grillages métalliques te fendent le cœur. Privée, comme Romain Gary, de tout sentiment de sécurité à l’endroit de l’amour maternel, comme lui tu ne sauras t’aimer qu’à travers les autres, de préférence souffrants. » (page 145)

    Nancy Huston, Bad Girl. Classes de littérature

  • Dorrit, bad girl

    On n’a pas d’âge avant de naître. Dans Bad Girl. Classes de littérature, Nancy Huston s’adresse à son « moi, fœtus » dans un témoignage intime sur les sources de soi, une « autobiographie utérine ». Première page :
    « Toi, c’est toi, Dorrit. Celle qui écrit. Toi à tous les âges, et même avant d’avoir un âge, avant d’écrire, avant d’être un soi. Celle qui écrit et donc aussi, parfois, on espère, celui/celle qui lit.
    Un personnage. »

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    Nancy Huston / Photo Fanny Dion (Elle Québec)

    D’abord voici Kenneth et Alison, ses parents, qui l’ont conçue un jour de « Boxing Day » (le jour où on met les cadeaux de Noël dans des boîtes). Quand sa mère se découvre enceinte, son cœur cesse de battre. Avant d’en parler à Kenneth, « elle saute et saute et saute et saute et saute ». Dorrit, la « mauvaise nouvelle », s’accroche. Bébé Stephen, son frère, fait des siennes dans la petite maison de Calgary (Canada).

    Sans se limiter à l’histoire familiale, Nancy Huston convoque sur le thème du désir ou du rejet d’enfant, de l’avortement, d’autres époques, d’autres cultures, d’autres témoignages féminins. « Plus tard, Dorrit, dans ta vie française, tu écriras un article recommandant que l’on érige un monument à l’Avortée inconnue, martyre de la société au même titre que le Soldat inconnu. »

    Quand le désir sexuel conduit à une vie nouvelle, écrit Huston, celle-ci inévitablement se relie « à travers sa famille et son peuple, au passé et à l’avenir ». Autrement dit, « nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique ». Dorrit aura tendance à se réfugier « dans l’identité juive » qui n’est pas la sienne – elle aurait aimé « une mère juive », envahissante mais aimante, au lieu d’une mère qui l’ignore et, pire encore, va les abandonner.

    L’empreinte du père, elle la reconnaît en elle-même, sa philosophie mi-chrétienne mi-pragmatique inspirée de ses insuccès financiers : la non-importance de l’argent, la priorité de l’amour et du partage, l’éducation permanente. Lui a été un père « merveilleux », « proche et attentif avec tous ses enfants ». La découverte de sa confusion mentale n’en sera que plus troublante.

    Propos d’écrivains sur le terreau familial, pratiques d’artistes, citations alternent avec l’enquête familiale sur les ancêtres des deux côtés, maternel et paternel. Leurs parents ne pouvaient prévoir que Kenneth et Alison « redégringolent la pente pour se trouver aux prises avec la pauvreté, la difficulté et la violence, la boue et la folie. »

    Un passage entre parenthèses : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? (…) De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » Me voilà perplexe, à mon tour.

    « Pour Beckett, la bio n’est rien ; seule compte la graphie. « Je n’aurais pu, écrit-il, traverser cet affreux et lamentable gâchis qu’est la vie sans laisser une tache sur le silence. » Comme lui, tu seras graphomane. Comme lui, tu abandonneras ta langue maternelle, la traiteras comme une langue morte, n’y reviendras que des années plus tard, essentiellement dans l’écrit. Comme Beckett aussi, tu auras des élans meurtriers à l’égard de tes propres idées naissantes. On conçoit… ? Mais non, voyons. On zigouille. »

    La mère de Dorrit, « prototype de la Femme moderne », échoue dans son rôle de mère, pas certaine que ce soit « cela qui confère du sens à la vie d’une femme. » – « Alors accroche-toi, Dorrit, parce que cette maman-magicienne superperformante va exécuter quelques tours de passe-passe avant de prendre la clef des champs. »

    Il est aussi beaucoup question de lecture (dès quatre ans et demi) et d’écriture dans Bad Girl. De musique et de piano, de chansons. « Tu t’accrocheras au son des voix humaines comme à une drogue, à une perfusion intraveineuse. Oui, c’est de la compagnie, au sens beckettien du mot. Jusqu’à ta mort, des personnages jacasseront dans ta tête. » « Classes de littérature », on l’aura compris, ce sont les souvenirs, les expériences, les ressentis – tout vécu nourrit celle qui écrit. Bad Girl creuse la question de l’origine, des influences, de la construction de soi.

    Sans être un méli-mélo, ce récit souffre à mon avis du morcèlement, de redites, comme s’il fallait toujours insister pour être bien comprise. Nancy Huston avait certes besoin d’écrire ce texte pour elle-même, elle s’y adresse à elle-même, Dorrit, dans le ventre de sa mère. Quant aux lecteurs, s’ils trouveront là une foule de clés personnelles pour lire ou relire son œuvre, ils se sentent – c’est mon impression – pris à témoin de sa frustration et tenus à distance.

    « Il serait hasardeux de raconter davantage ce livre fait de très courts chapitres agencés comme autant de touches impressionnistes qui peu à peu dessinent une femme, un écrivain, un personnage. Soutenu par un rythme rapide, la narration est dense, lucide, frémissante d’une douleur contenue. Essentielle sûrement pour celle qui en a écrit et pour ceux qui voudront la rejoindre au plus près. Et au plus vrai. » (Monique Verdussen, Une blessure d’enfance récurrente, La Libre Belgique, 17/11/2014)