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  • Roman-haïku

    A propos d’Oreiller d’herbes (Kusamakura, 1906, traduit du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura), Natsumé Sôseki a écrit : « Si ce roman-haïku (l’expression est certes bizarre) s’avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n’y en a jamais eu de tels au Japon. »

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    Le titre est la traduction littérale d’un nom qui signifie le fait de ne pas dormir chez soi. Oreiller d’herbes est le récit d’un peintre et poète qui se rend à la montagne à la recherche d’un endroit paisible pour créer : « Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture. » Il dit l’importance de l’art : « Tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes. »

    A plus de trente ans, tandis qu’il gravit un sentier de montagne, il est conscient de la proximité inévitable entre la lumière et l’ombre, la joie et la mélancolie, le plaisir et la souffrance. Il porte une boîte de peinture en bandoulière. Le chemin est difficile, il trébuche sur une pierre en longeant le lit d’une rivière. Puis viennent des lacets sur lesquels il avance en écoutant le chant des alouettes, en découvrant un champ de colza « doré ».

    « Le printemps nous endort. Les chats oublient d’attraper les souris et les hommes oublient leurs dettes. On oublie alors le lieu de son âme et notre raison s’égare. Ce n’est qu’à la vue des fleurs de colza qu’on s’éveille. Quand on entend le chant de l’alouette, on reconnaît l’existence de son âme. » Le voilà de plain-pied dans le monde poétique de Wang Wei et de Tao Yuanming (deux grands poètes chinois), où « se promener et errer, ne fût-ce qu’un instant, dans l’univers impassible. C’est une ivresse. »

    Le soir, les montagnes franchies, il arrivera à la station thermale de Nakoi. L’impassibilité, voilà le but de son voyage, loin des passions terrestres. Aussi, tous ceux qu’il rencontrera, il projette de les considérer comme des « figurants dans le paysage de la nature », de les observer à distance, comme des personnages dans un tableau.

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    Une averse l’oblige à se réfugier dans une maison de thé signalée par un postillon. Une vieille femme lui apporte du thé, son visage lui rappelle celui d’une vieille vue sur une scène de théâtre nô ; au fond du bol, « trois fleurs de pruniers sommairement dessinées d’un seul coup de pinceau ». Un bon feu lui permet de se sécher. Quand le ciel se dégage, elle lui montre le rocher du Tengu qu’il contemple (il y a souvent de quoi repenser au livre de Le Clézio sur la poésie des Tang).

    Le peintre d’Oreiller d’herbes se réfère souvent à des écrivains anglais et à un tableau en particulier, la fameuse Ophélie peinte par Millais. Un bref arrêt de Gembei, le postillon, conduit la conversation sur « la demoiselle de Nakoi », la fille de Shioda, l’aubergiste, qu’on dit malheureuse comme « la Belle de Nagara » autrefois – une fille de riche famille dont deux garçons étaient amoureux en même temps et qui a fini par se noyer dans la rivière.

    A l’auberge de Nakoi, le bruissement des bambous l’empêche de dormir. Il a tout loisir de détailler le décor de sa chambre et de rêver de la Belle de Nagara, quand il entend une voix qui fredonne puis s’arrête : en regardant dehors, il lui semble voir une silhouette au clair de lune, adossée à un pommier pourpre en fleurs, puis disparaître – la fille des Shioda ?

    Dans son carnet d’esquisses, il cherche à « résumer en dix-sept syllabes » ses impressions nocturnes, avant de sombrer dans le sommeil. Quand celui-ci se transforme en « demi-sommeil », il entend la porte coulisser, voit une femme entrer : « Comme un ange qui marche sur les flots, elle avance sur les nattes sans le moindre bruit. » Un bras ouvre et referme le placard, la porte se referme. Quand il la rencontrera le matin, sa beauté et l’expression de son visage le laisseront perplexe, et plus encore son ironie quand elle l’invite à aller voir : « On a fait le ménage dans votre chambre. » Sous ses propres vers, quelqu’un en a écrit d’autres !

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    Oreiller d’herbes va et vient entre la contemplation des choses, de la nature, des paysages, des nuances de la lumière et des couleurs, et l’observation des personnages rencontrés à Nakoi ou alentour, le désir de peindre et d’écrire. « Si je dois à tout prix m’en expliquer, je dirai que mon cœur bouge simplement avec le printemps. » Dans ce « paradis sur terre » où le printemps lui donne envie de rester immobile comme une plante, tout éveille sa curiosité : la nourriture, une poterie chinoise, « la jeune madame » dont le barbier du village lui conseille de se méfier – « elle a un grain ».

    Peindra-t-il un jour Nami, la fille de Shioda, dont les apparitions ponctuent le cours de ses réflexions ? Le peintre de Sôseki, en « artiste véritable », veut voir tout ce qu’il voit « comme un tableau ». Sôseki le poète y parvient aussi.

  • Un verger

    Verger

     

    tsvetaïeva,marina,insomnie et autres poèmes,poésie,littérature russe,culture,blok,akhmatovaPour ce martyre,
    Pour ce délire ;
    À ma vieillesse
    Donne un verger.

    Pour ma vieillesse
    Et ses détresses,
    Pour mon labeur –
    Années voûtées,

    Chiennes d’années,
    Années-brûlures :
    Donne un verger...
    Et la fraîcheur

    De sa verdure
    À l’évadé :
    Sans – voisinage,
    Sans – nul visage !

    Sans – nul railleur !
    Sans – nul rôdeur !
    Sans – œil voleur !
    Sans – œil violeur

    Sur le qui-vive
    Sans puanteur !
    Sans bruit de cœur !
    Sans âme vive !

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    Dis : assez souffert – tiens, voilà!
       Prends ce verger – seul comme toi.
     (Mais surtout, Toi, n’y reste pas!)
         Prends ce verger – seul comme moi.

    De ce verger, fais-moi cadeau...
    – Ce verger ? Ou bien –  I’Ici-haut ?
         Fais-m’en cadeau en fin de route –
    Pour que mon âme soit absoute.

    (1er octobre 1934)

    Marina Tsvetaïeva, Insomnie et autres poèmes

  • Poèmes d'Insomnie

    « Tsvetaïeva-poète était identique à Tsvetaïeva-personne ; entre la parole et l’acte, entre l’art et l’existence, il n’existait pour elle ni de virgule ni même de tiret : Tsvetaïeva posait là le signe égal. » (Joseph Brodsky, Loin de Byzance) C’est le poète et dramaturge Zéno Bianu qui le cite à l’ouverture d’Insomnie et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard.

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    Portrait de Marina Tsvetaïeva par Magda Nachman (1913)

    Une vingtaine de traducteurs ont travaillé pour ce complément du recueil précédent, Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie, commenté ici il y a peu. Zéno Bianu présente la poésie de Tsvetaïeva en ces termes : « Une œuvre universelle, c’est celle qui traduite dans une autre langue et dans la langue d’une autre époque – ne perd presque rien et même rien du tout. Ayant tout donné à sa contrée et à son époque, elle donne encore à toutes les contrées et à toutes les époques. »

    Tsvetaïeva (1892-1941) aimait rendre hommage aux poètes qu’elle admirait. « L’amie », la première partie du recueil, regroupe des poèmes inspirés par sa passion tumultueuse, de 1914 à 1916,  pour Sophia Parnok (1885-1933), des poèmes sur Moscou et Poèmes à Blok (1880-1921) dont voici la première strophe :

    Ton nom – un oiseau dans la main,
    Ton nom – sur la langue un glaçon.
    Un seul mouvement de lèvres.
    Quatre lettres.
    La balle saisie au bond,
    Dans la gorge un grelot d’argent. [...]

    (15 avril 1916) 

    La deuxième partie, « Insomnie », commence par une douzaine de poèmes sur le thème de la nuit. Que ses vers, ses poèmes soient courts ou longs, Tsvetaïeva en affûte le rythme. « A Akhmatova » est dédié à l’autre grande poète de son siècle (1889-1966) et daté du 19 juin 1916, Moscou :

    Ô muse des pleurs, la plus belle des muses !
    Complice égarée de la nuit blanche où tu nais !
    Tu fais passer sur la Russie ta sombre tourmente
    Et ta plainte aiguë nous perce comme un trait.

    Nous nous écartons en gémissant et ce Ah !
    Par mille bouches te prête serment, Anna
    Akhmatova ! Ton nom qui n’est qu’un long soupir
    Tombe en cet immense abîme que rien ne nomme.

    A fouler la terre que tu foules, à marcher
    Sous le même ciel, nous portons une couronne !
    Et celui que tu blesses à mort dans ta course
    Se couche immortel sur son lit de mort.

    Ma ville résonne, les coupoles scintillent,
    Un aveugle errant passe en louant le Sauveur…
    Et moi je t’offre ma ville où les cloches sonnent,
    Akhmatova, et je te donne aussi mon cœur.

    Avant d’autres poèmes repris sous le titre « Après la Russie », composés à Berlin et à Prague, voici, dans « Insomnie » encore, trois textes courts de l’été 1918, choisis dans une série thématique où Marina Tsvetaïeva écrit sur l’inspiration, le travail poétique. Sa prédilection pour l’oral y est manifeste. A lire, à dire, à écouter.

    J’ai dit. Un autre l’a entendu
    Doucement l’a redit. Le troisième l’a compris.
    Avec son gros bâton de chêne, le quatrième est parti
    Dans la nuit, accomplir un exploit,
    Et le monde en a fait sa chanson.
    J’avance avec aux lèvres cette chanson,
    Au-devant de la mort, ô ma vie !

    (6 juillet 1918)

     

    Je suis la page sous ta plume.
    Livre-moi tout. Page blanche,
    Je garde en moi ton bien
    Et te rends tout au centuple.

    Je suis la glèbe, la terre noire.
    Tu m’es le soleil et la pluie.
    Tu es le seigneur et le maître, moi
    Le terreau noir, la feuille blanche.

    (10 juillet 1918)

     

    Les vers naissent comme les étoiles et les roses,
    Comme la beauté dont la famille ne veut pas,
    Et aux couronnes et aux apothéoses –
    Une seule réponse : mais d’où me vient cela ?

    Nous dormons – et à travers les dalles de pierre,
    De l’hôte céleste percent les quatre pétales.
    Sache-le, ô monde ! Le poète découvre dans ses rêves
    La formule de la fleur et la loi de l’étoile.

    (14 août 1918)

  • Autoportrait

    vallotton,la vie meurtrière,roman,littérature française,dessins,autobiographie,fatalité,art,autoportrait,suicide,culture« Me voici donc à Paris. J’ai dix-huit ans, un passé dont le temps finira bien par effacer la hantise, du courage, peu de besoins et de l’estomac : pourquoi l’avenir ne m’appartiendrait-il pas ?
    Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance. »

    Félix Vallotton, La vie meurtrière

    Félix Vallotton, Autoportrait à vingt ans, 1885, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts

  • Vallotton romancier

    Le peintre Félix Vallotton (Lausanne, 1865 – Paris, 1925) écrivait aussi – le saviez-vous ? Ses gravures sur bois ont d’abord fait la renommée de cet artiste qui travaillait énormément : il a laissé plus de 1700 peintures, dont la première que j’ai vue, il me semble, est Le ballon au musée d’Orsay (dans un parc, un enfant vêtu de blanc court vers un ballon, de l’ombre vers le soleil ; deux femmes, au loin, se parlent dans une trouée de lumière). Son roman La vie meurtrière (1907) a été publié à titre posthume « avec 7 dessins de l’auteur ». Résolument côté ombre.

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    2017

    On y entre par un avant-propos : un commissaire de police parisien est appelé rue des Vignes pour un suicide. Jacques Verdier, vingt-huit ans, a laissé un mot pour régler ses affaires et, à l’attention du commissaire, pour « l’usage qu’il voudra », un manuscrit intitulé « Un amour ». Le texte tombe « dans les poussières bien connues de l’oubli » jusqu’à ce quelqu’un se décide à le publier, sous un nouveau titre.

    C’est un récit autobiographique à la première personne. Jacques Verdier commence par sa petite enfance ordinaire, à part un épisode de diphtérie. Vers ses cinq ans, son père annonce un soir que la guerre est déclarée – de cette guerre franco-prussienne, il garde quelques souvenirs confus. Les impressions de ses visites au voisin, « un graveur de lettres nommé Hubertin » qui loue le troisième et dernier étage de leur maison, sont plus précises.

    Un jour de juin où son copain Vincent, « fils d’un faïencier du voisinage », marche sur « le petit mur qui bordait la Mouline », l’ombre qu’il lui fait en arrivant derrière lui le surprend. Le garçon tombe, le front contre un rocher. Sorti de son évanouissement, « le crâne fendu », il accuse Jacques de l’avoir poussé – celui-ci devient « celui qui avait poussé le petit Vincent dans la rivière ». C’est la première des victimes de La vie meurtrière, une série noire. « A cette heure, après tant d’années et malgré de plus lourds remords, je ne puis sans trembler songer à cette scène. »

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    2009

    A chaque intervention fatale de Jacques, on s’interroge sur sa maladresse –  involontaire ? Quand il s’installe à Paris pour étudier le droit, il laisse volontiers sa chambre d’étudiant pauvre pour les jardins du Luxembourg ou, le soir, pour la bibliothèque Sainte-Geneviève dont il apprécie le silence et la chaleur. Pas à l’aise avec les filles, il fréquente de temps à autre « des maisons discrètes », se lie peu. Seuls les arts le passionnent : le Louvre l’éblouit, il va au concert. Devenu un habitué d’un petit café fréquenté par de jeunes artistes, il y prend part aux discussions, apprécie la compagnie de Darnac, un sculpteur.

    Son droit terminé, que faire ? C’est Darnac qui lui suggère d’écrire ; il connaît le directeur de la revue Le Parthénon et lui propose d’appuyer l’envoi de son premier article. En l’apportant à l’atelier de Darnac, Jacques le trouve en plein travail avec un modèle, « une jolie fille aux formes graciles, dont la blancheur illuminait la pièce ». Hélas la séance de pose se termine par une chute dramatique : Jeanne, le modèle, tombe sur le poêle rougi et s’y brûle affreusement !

    Dès lors, Jacques prendra des nouvelles de Jeanne régulièrement, tandis qu’il ressent par ailleurs, pour la première fois, un véritable coup de foudre pour la belle Mme Montessac, l’épouse du directeur de la revue. Celui-ci l’a engagé pour une série d’articles sur la « Sculpture française au XIIe siècle » et invité à une réception chez lui.

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    Félix Vallotton, Le mensonge, Intimités I, 1897, gravure sur bois
    (peinture au musée d'art de Baltimore)

    La Vie meurtrière relate la courte vie de Jacques Verdier partagée entre ses recherches esthétiques et ses relations compliquées avec les autres, en particulier avec ces deux femmes. La jeune victime accidentelle, qui garde de terribles séquelles, se méprend sur ses intentions. L’autre s’intéresse à lui mais repousse ses tentatives de séduction et ses accès de jalousie.

    Félix Vallotton fait le portrait d’un jeune homme mal dans sa peau et mal à l’aise en société. La description de Paris, des milieux fréquentés, les propos sur l’art, le pessimisme de Jacques conscient de porter malheur, son autoportrait sans complaisance sont autant d’entrées dans cette intrigue dont on connaît l’issue.

    Un roman noir, comme les illustrations en noir et blanc de l’artiste (non disponibles en ligne),  nourri d’éléments autobiographiques. « La vie pour Vallotton s’apparente à un duel constant. Il est modeste mais ambitieux, séducteur mais misogyne, contemplatif mais acerbe, engagé mais rangé. » (Christophe Averty, Le mystère Félix Vallotton, peintre de la trahison et de la vérité travestie, Connaissance des Arts, 27/12/2019)