« Tsvetaïeva-poète était identique à Tsvetaïeva-personne ; entre la parole et l’acte, entre l’art et l’existence, il n’existait pour elle ni de virgule ni même de tiret : Tsvetaïeva posait là le signe égal. » (Joseph Brodsky, Loin de Byzance) C’est le poète et dramaturge Zéno Bianu qui le cite à l’ouverture d’Insomnie et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard.
Portrait de Marina Tsvetaïeva par Magda Nachman (1913)
Une vingtaine de traducteurs ont travaillé pour ce complément du recueil précédent, Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie, commenté ici il y a peu. Zéno Bianu présente la poésie de Tsvetaïeva en ces termes : « Une œuvre universelle, c’est celle qui traduite dans une autre langue et dans la langue d’une autre époque – ne perd presque rien et même rien du tout. Ayant tout donné à sa contrée et à son époque, elle donne encore à toutes les contrées et à toutes les époques. »
Tsvetaïeva (1892-1941) aimait rendre hommage aux poètes qu’elle admirait. « L’amie », la première partie du recueil, regroupe des poèmes inspirés par sa passion tumultueuse, de 1914 à 1916, pour Sophia Parnok (1885-1933), des poèmes sur Moscou et Poèmes à Blok (1880-1921) dont voici la première strophe :
Ton nom – un oiseau dans la main,
Ton nom – sur la langue un glaçon.
Un seul mouvement de lèvres.
Quatre lettres.
La balle saisie au bond,
Dans la gorge un grelot d’argent. [...]
(15 avril 1916)
La deuxième partie, « Insomnie », commence par une douzaine de poèmes sur le thème de la nuit. Que ses vers, ses poèmes soient courts ou longs, Tsvetaïeva en affûte le rythme. « A Akhmatova » est dédié à l’autre grande poète de son siècle (1889-1966) et daté du 19 juin 1916, Moscou :
Ô muse des pleurs, la plus belle des muses !
Complice égarée de la nuit blanche où tu nais !
Tu fais passer sur la Russie ta sombre tourmente
Et ta plainte aiguë nous perce comme un trait.
Nous nous écartons en gémissant et ce Ah !
Par mille bouches te prête serment, Anna
Akhmatova ! Ton nom qui n’est qu’un long soupir
Tombe en cet immense abîme que rien ne nomme.
A fouler la terre que tu foules, à marcher
Sous le même ciel, nous portons une couronne !
Et celui que tu blesses à mort dans ta course
Se couche immortel sur son lit de mort.
Ma ville résonne, les coupoles scintillent,
Un aveugle errant passe en louant le Sauveur…
Et moi je t’offre ma ville où les cloches sonnent,
Akhmatova, et je te donne aussi mon cœur.
Avant d’autres poèmes repris sous le titre « Après la Russie », composés à Berlin et à Prague, voici, dans « Insomnie » encore, trois textes courts de l’été 1918, choisis dans une série thématique où Marina Tsvetaïeva écrit sur l’inspiration, le travail poétique. Sa prédilection pour l’oral y est manifeste. A lire, à dire, à écouter.
J’ai dit. Un autre l’a entendu
Doucement l’a redit. Le troisième l’a compris.
Avec son gros bâton de chêne, le quatrième est parti
Dans la nuit, accomplir un exploit,
Et le monde en a fait sa chanson.
J’avance avec aux lèvres cette chanson,
Au-devant de la mort, ô ma vie !
(6 juillet 1918)
Je suis la page sous ta plume.
Livre-moi tout. Page blanche,
Je garde en moi ton bien
Et te rends tout au centuple.
Je suis la glèbe, la terre noire.
Tu m’es le soleil et la pluie.
Tu es le seigneur et le maître, moi
Le terreau noir, la feuille blanche.
(10 juillet 1918)
Les vers naissent comme les étoiles et les roses,
Comme la beauté dont la famille ne veut pas,
Et aux couronnes et aux apothéoses –
Une seule réponse : mais d’où me vient cela ?
Nous dormons – et à travers les dalles de pierre,
De l’hôte céleste percent les quatre pétales.
Sache-le, ô monde ! Le poète découvre dans ses rêves
La formule de la fleur et la loi de l’étoile.
(14 août 1918)
Commentaires
Que c'est beau. Je n'ai jamais lu ses poèmes, mais j'ai eu un couple d'amis qui l'adoraient, qui m'ont fait connaître son nom. et ce que tu cites est superbe. C'est vrai que nous connaissons mal, les pays de l'est qui nous sont pourtant plus proches que les orientaux...voire certains américains.......Notre culture ne peut qu'être partielle, subjective et nous devons être humbles, donc.
Bonne novuelle semaine!
Bonjour, Anne. Depuis que j'ai lu "Vivre dans le feu", autobiographique, cette âme poétique fait partie de mon panthéon d'écrivains russes, dont le pays, la littérature me sont chers. Je sais peu de l'Inde que tu connais bien, chacune fait son chemin de lectrice au gré des rencontres...
Des poèmes magnifiques si forts et si émouvants
un destin hors du commun par les amis croisés, les correspondants célèbres, la vie si éprouvante
Une vie de souffrance et de création, tu la connais bien. Bonne journée, Dominique.
Merci pour ces poèmes, magnifiques !
Plus on la lit, plus on les aimes.
J'avais fait sa connaissance à travers de 7 femmes de Lydie Salvayre, tu te souviens
Merci, merci
Avec plaisir, Colo. "Elle s'appelait Marina Tsvetaeva et la poésie, disaient ses proches, sourdait d'elle et jaillissait comme l'eau vive des fontaines." (Lydie Salvayre)
La femme égale la poétesse, l'art égale la vie... Merci pour ces magnifiques vers partagés.
Des poèmes de jeunesse qui n'ont rien perdu de leur fraîcheur.
Moi aussi je l'ai approchée par le très beau livre de Lydie Salvayre. Merci Tania pour ces extraits
Elle y rend si bien hommage à ces "sept femmes" de plume et de voix.
Un florilège de beaux poèmes pour commencer la journée, c'est de bonne augure. Les Russes sont quand même très forts dans ce domaine là. Je n'ai pas lu de biographie, j'ai surtout entendu des émissions sur elle. France Culture en a proposé de très intéressantes au fil des années.
Merci, Aifelle. J'écoute peu France Culture en direct, mais vais de temps à autre sur le site, très riche en effet.
Grand soleil ici depuis plusieurs jours, chez toi aussi, j'espère.
Merci pour le cadeau des poèmes ...et le magnifique portrait en plongée, avec des couleurs mais des couleurs !!! Belle semaine Tania !
Merci d'être passée voir tous les derniers billets et de les avoir tous commentés, waouh ! Bonne après-midi, Claudie, à bientôt chez toi.
C'est beau et en plus je découvre encore une peintre femme.
Coup double ? Bonne fin de journée, Marie.