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  • Mangeurs de nuit

    Journaliste au Monde et romancière, Marie Charrel signe avec Les Mangeurs de nuit (2023) son huitième roman, dont l’intrigue se déroule au Canada, en Colombie-Britannique. Il s’ouvre sur une scène saisissante : « Elle lève les yeux et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. » L’animal qui emporte la fille dans la rivière, griffe sa peau, lui déchire la joue, est un ours blanc, comme dans la légende de l’ours-esprit. Sous l’eau, il plonge ses pupilles dans les siennes avant de remonter à la surface. Si la fille survit, elle ne sera plus la même, mais « une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. »

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    Photo Dorothea Lange (en couverture) : Un groupe de résidents de San Francisco d’origine
    japonaise attend pour s’inscrire à l’évacuation pendant la Seconde Guerre mondiale, avril 1942.
    Longtemps censurées, ces photos de la fameuse photographe américaine
    témoignent du sort réservé aux Japonais et à leurs enfants nés en Amérique.

    En octobre 1945, Jack, sur son bateau avec ses chiens (Buck à ses pieds et la vieille Astrée à l’arrière) regarde le lever du jour, à l’écoute de la forêt pluviale. En juillet 1956, Hannah, seule depuis dix ans dans la maison des hautes terres, verrouille sa porte en apercevant un inconnu qui s’en approche. Dans l’enveloppe qu’il a déposée devant sa porte, où il est écrit « Je reviendrai demain », elle trouve la photo d’une jeune Japonaise en kimono, sa mère Aika, à dix-sept ans. En 1926, celle-ci était une des « fiancées sur photo » qui allaient épouser un Japonais installé au Canada pour y vivre « une vie meilleure ».

    Marie Charrel décrit tour à tour la vie de Jack le « creekwalker », chargé de compter les saumons dans sa zone, qui veille à protéger la forêt des chasseurs et des pêcheurs avides, et celle de la Japonaise qui épouse à Victoria un homme bien plus vieux (45 ans) et plus pauvre que sur sa photo. Dès leur première nuit à l’hôtel, Kuma lui promet de travailler dur et révèle son talent de conteur : la première histoire qu’il lui raconte est celle des mangeurs de nuit, de gigantesques lucioles qui dansent dans les bois et se désaltèrent le jour de « la brume de beauté ». Un rêveur, pense Aika, une histoire « pour les enfants ».

    Jack et son demi-frère Mark, les fils de Robert et Ellen, ont aussi grandi avec les légendes, comme celle de Petit aigle et Aigle seul. Les Amérindiens de Hoon Bay, le village d’Ellen, n’ont pas compris qu’elle les quitte pour vivre avec un homme blanc. Après la mort de Robert, le départ de Mark, on dirait que le lien entre Ellen et Jack s’est dissous : « Rien de pire que perdre ceux que l’on aime car on ne sait plus comment leur dire l’essentiel. » Aussi Jack « préfère la solitude de la forêt à la compagnie des hommes. »

    En 1928, Aika, qui cuisine pour quinze Japonais immigrés dans le camp de bûcherons, perd les eaux. Les hommes sont au travail, elle est seule pour accoucher dans les bois d’une petite fille, que Kuma, son père, appellera Hannah Hoshiko, « enfant des étoiles ». Déçue que ce ne soit pas un garçon, sa mère lui accorde peu d’attention, la pense même attardée parce qu’elle ne parle pas, jusqu’au jour où, à quatre ans, la petite Hannah s’adresse à elle tour à tour dans un anglais parfait puis dans un japonais impeccable. « Un génie » pense son père, qui lui consacre tout son temps libre et lui raconte des histoires. « Chaque conte de son père était un voyage et un remède contre l’indifférence de sa mère. »

    Des années vingt aux années cinquante, sans ordre chronologique, on suit la vie de ces deux familles. Quand Kuma, très malade, meurt à Vancouver où il a dû être hospitalisé, Aika va devoir se reconstruire une autre vie et faire face à la brutalité raciste qu’elle découvre là-bas, ainsi que sa fille à l’école, où les enfants japonais sont harcelés. Les Japonais de la première immigration (Issei) et ceux nés au Canada (Nisei), bien que minoritaires, y deviennent des boucs émissaires. Après Pearl Harbor, considérés comme des ennemis, ils seront délogés, leurs biens saisis, les hommes envoyés dans un camp de travail, les femmes, les enfants et les vieillards dans un camp d’internement.

    Un jour, le chemin de Jack le taciturne croisera celui de la fille blessée par l’ours blanc, Hannah, la fille d’Aika. Lui qui est si attaché à sa solitude va accepter de la soigner et la protéger. Les silences, les histoires et les mots des uns et des autres finiront par se rencontrer. En plus de nous faire connaître ce qu’ont vécu les Japonais immigrés au Canada dans la première moitié du vingtième siècle, Marie Charrel nourrit les personnages et les lecteurs des Mangeurs de nuit d’histoires transmises de génération en génération, de mots qui comptent.

    La nature est très présente dans ce roman, observée, contemplée, et la volonté de la protéger des prédateurs. Malgré l’organisation séquentielle qui appelle à reconstituer la chronologie comme un puzzle – ce qui crée un certain suspense –, j’ai beaucoup aimé Les Mangeurs de nuit et la manière dont la magie s'y mêle quasi naturellement aux drames et aux rencontres.

  • Etre une femme

    Peut-être êtes-vous de celles (voire de ceux) qui, une fois lu le premier tome du Journal d’Anaïs Nin paru au Livre de Poche, attendiez impatiemment la parution du tome suivant ? Aux six tomes de ce Journal (1931-1966) édité d’abord chez Stock, dans une traduction de Marie-Claire Van der Elst relue par l’auteur, s’est ajouté en 1982 le septième et dernier tome (1966-1974), traduit de l’anglais par Béatrice Commengé – celui-ci n’est pas dans ma bibliothèque, voilà que je doute de l’avoir lu. La même a traduit de l’américain, en 1977, In Favor of The Sensitive Man and Other Essays, devenu en français Etre une femme et autres essais.

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    Ce recueil de conférences, articles, entretiens, critiques qu’Anaïs Nin (1903-1977) avait classés elle-même de son vivant comporte trois parties : Femmes et hommes (que je viens de relire) ; Livres, Musiques, Films ; Lieux enchantés. On peut lire ici les premières pages, en commençant par « L’érotisme féminin » où elle observe le lien entre amour et sexualité qui distingue en général les femmes des hommes et la manière dont la voix des femmes à propos de leur sensualité a longtemps été étouffée. Les livres de D. H. Lawrence ont été brûlés, ceux d’Henry Miller ou de James Joyce bannis, sans qu’on s’en prenne à eux personnellement, tandis que le « dénigrement continu de la critique » envers les femmes qui osaient écrire des scènes sensuelles en ont poussé beaucoup à signer leurs œuvres de noms d’hommes pour échapper aux préjugés.

    Anaïs Nin rapporte, d’après le Journal de George Sand, que Zola « qui la courtisait, obtint d’elle une nuit d’amour ; et parce qu’elle fit vivre si librement sa sensualité, il laissa en partant de l’argent sur la table de nuit, donnant à entendre qu’à ses yeux, une femme passionnée était une prostituée. » Trouvant Kate Millett injuste à l’égard de Lawrence, Nin le défend et cite son passage préféré de L’amant de Lady Chatterley. Rappelant la distinction entre érotisme et pornographie, elle appelle les femmes à se chercher de nouveaux modèles pour l’écriture érotique, à se libérer de leurs tabous.

    Dans une conférence donnée à San Francisco en avril 1974, à l’occasion de la « Célébration de la Femme dans les Arts », Anaïs Nin explique ce qui pousse à écrire ou à créer une œuvre d’art. Parmi les phrases que j’y ai cochées, en voici une qui me plaît particulièrement et qui illustre bien les raisons de tenir un journal comme elle l’a fait toute sa vie : « Nous écrivons pour goûter la vie deux fois, sur le moment et rétrospectivement. » Et aussi : « Si vous ne respirez pas en écrivant, si vous ne criez pas en écrivant, si vous ne chantez pas en écrivant, alors n’écrivez pas, car notre culture n’en a nul besoin. »

    « Etre une femme » est le titre d’une interview parue dans Vogue en octobre 1971. On l’interroge sur sa redécouverte par les jeunes, sur Henry Miller avec qui elle a eu une liaison passionnée, sur le rôle des hommes dans son œuvre, sur « la femme nouvelle »… Ses réponses nuancées s’appuient toujours sur son expérience personnelle, ses lectures, la psychanalyse.

    Dans « Notes sur le féminisme » (1972), elle rappelle qu’elle n’a cessé de dénoncer dans son Journal les « nombreuses restrictions dont la femme est victime ». « Le Journal était en lui-même une façon d’échapper au jugement, un endroit où je pouvais analyser la vérité sur la situation de la femme. » Pour l’efficacité du mouvement féministe, elle appelle à des actions lucides menées par des femmes « libérées affectivement », refuse « la colère aveugle et l’hostilité » non maîtrisées, les généralisations, toujours fausses. « Il est moins important d’attaquer les écrivains hommes que de découvrir et de lire les écrivains femmes, de s’en prendre aux films mis en scène par des hommes que de faire faire des films par des femmes. »

    Une préface à Ma sœur, mon épouse : une biographie de Lou Andreas-Salomé par H. F. Peters – « un portrait sensible qui nous fait aimer son talent et son courage » –, un article sur Entre moi et la vie : biographie de Romaine Brooks par Meryle Secrest sont des textes plus intéressants, à mes yeux, que son aperçu sur les femmes et les enfants au Japon.

    L’article éponyme (en anglais) termine cette première section d’Etre une femme : « Pour l’homme sensible ». De ses rencontres avec des jeunes femmes universitaires, elle dégage un « nouveau type d’homme » désiré par « un nouveau type de femme ». Non pas le « mâle » dans sa fausse virilité, mais « l’homme sincère, naturel, sans arrogance ou vanité, l’homme qui n’impose rien, attaché aux vraies valeurs et non à l’ambition, celui qui déteste la guerre et la cupidité, le mercantilisme et l’opportunisme politique. »

    Anaïs Nin a rencontré de ces couples sans « guerre des sexes », qui se partagent les tâches, qui « désirent voyager tant qu’ils sont jeunes, vivre dans le présent » plutôt que de passer leur vie « à la poursuite de la fortune ». Sa description du « nouveau couple » annonce très justement la manière d’envisager la vie que nous observons de plus en plus souvent autour de nous. Nous les voyons davantage aujourd’hui, ces hommes chez qui la sensibilité n’est pas faiblesse, qui osent montrer leurs émotions et cherchent la compréhension plutôt que le pouvoir sur l’autre.

    Dans la deuxième partie de l’essai (Livres, Musiques, Films), je n’ai relu que la belle conférence d’Anaïs Nin sur Ingmar Bergman. En voici un extrait pour terminer, sautez-le si vous détestez ses films. « Bergman dit que nous sommes assez intelligents pour faire notre analyse personnelle de l’expérience qu’il nous fait partager. Il nous demande de la ressentir, parce qu’il sait que seule l’émotion et non l’analyse, peut nous transformer. Il communique directement avec notre inconscient. Celui qui ne cherche que la clarté d’une analyse reste un touriste, un spectateur. Et je suppose, devant l’incompréhension dont Bergman est l’objet, que beaucoup se sentent mieux dans leur rôle de touristes et ne souhaitent pas remuer, éveiller, déranger, ces obscures parties d’eux-mêmes qu’ils ne veulent même pas reconnaître. »

  • Retour rue La Boétie

    21, rue La Boétie, le récit d’Anne Sinclair paru en 2012 est à l’origine de la belle exposition prolongée jusqu’au 19 février à Liège (avant le musée Maillol à Paris, de mars à juillet). Il commence par cette histoire ahurissante en 2010, dans une préfecture : la mention de sa naissance à l’étranger (New York) amène un employé à lui demander d’abord, vu « des directives nouvelles », l’extrait de naissance de ses parents et puis, carrément : « Vos quatre grands-parents sont-ils français ? »

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    Anne Sinclair et son grand-père Paul Rosenberg

    « La dernière fois qu’on a posé ce type de questions à ceux de leur génération, c’était avant de les faire monter dans un train à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande ou au Vel d’Hiv ! » s’étrangle-t-elle. Rien à faire. « Pendant des années, je n’ai pas voulu écouter les histoires du passé ressassées par ma mère. » Micheline Rosenberg-Sinclair, à qui son livre est dédié, l’ennuyait « un peu » en lui racontant l’histoire de ses grands-parents maternels.

    « Ce que j’aimais, c’était la politique, le journalisme, le côté du père plus que celui de la mère. » Robert Sinclair (ex-Schwartz), d’abord simple soldat affecté à la météo en 1939, s’était engagé une fois démobilisé via les Etats-Unis dans la France Libre, combattant cette fois au Proche-Orient. On lui avait conseillé de changer de nom et il avait choisi dans le bottin téléphonique new-yorkais ce nom irlandais très commun, « Sinclair ». Après la guerre, il avait décidé de le garder, sans doute pour éviter à sa fille « les périls qu’un nom juif avait fait subir à sa famille. »

    La mort de sa mère a donné à Anne Sinclair l’envie de mieux connaître « ce monsieur qui s’appelait Paul Rosenberg et qui habitait à Paris, au 21 de la rue La Boétie. » Une façade que sa mère lui montrait chaque fois qu’elles passaient devant, où sa fille ne s’était jamais arrêtée. En avril 2010, elle téléphone à la société qui y a des bureaux, on lui permet d’y jeter un coup d’œil. Tout a été transformé mais elle repère certains éléments des photos d’archives familiales, imagine les lieux du temps de la fameuse galerie Paul Rosenberg.

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    Après la guerre, l’Etat français en a chassé les collaborateurs du sinistre Institut des questions juives et y a installé le siège de Saint-Gobain, avant de restituer l’immeuble à son propriétaire qui finit par le vendre en 1953 – impossible d’habiter là où les caves contenaient encore de la propagande antisémite. Anne Sinclair raconte ces « années noires », tandis qu’en Allemagne on opposait l’art « dégénéré » et l’art allemand, une idéologie si bien montrée à la Boverie. 

    Alors que l’exposition présente la vie de P. Rosenberg chronologiquement, le récit commence par « Le 21 à l’heure allemande » et par la saga des œuvres pillées par les nazis, évoquée dans le billet d’octobre dernier. Paul Rosenberg s’était réfugié un temps à Floirac, près de Bordeaux. Anne Sinclair s’y est rendue et rapporte les occupations de son grand-père en 40, avant qu’il ne quitte la France en catastrophe : les visites de Braque, « troublé et malheureux », les contacts avec Matisse installé à Nice, avec Picasso à Royan, « pas très loin ». Grâce à ses liens avec Alfred Barr, conservateur du MoMA, Rosenberg réussit à obtenir des visas pour toute sa famille qui débarque à New York en septembre 1940.

    Anne Sinclair relate ses recherches, et sa façon de remonter le temps, à la fois journalistique et personnelle, laisse les lecteurs témoins de ses impressions, de ses doutes, de ses émotions. Visite des archives dans les entrepôts du Centre Pompidou, visite du garde-meubles où se trouvent les caisses de France Forever dont sa mère a été la secrétaire générale – « une tâche exaltante, pour laquelle elle s’était dévouée tout entière, avec talent et imagination » – une exception dans sa vie « conventionnelle, conjugale et maternelle » qui a paru « archaïque », comme un « gâchis », un anti-modèle pour sa fille.

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    Au musée de la Boverie, une grand photo de la cage d'escalier au 21, rue La Boétie (source)

    A partir des papiers et des lettres de son grand-père obsédé par ses tableaux, soucieux pour son fils Alexandre et sa fille Micheline, tendre pour sa petite-fille (« ma cocotte chérie »), des photos, se dessine peu à peu le portrait d’un homme « anxieux » et « pudique » qui, dans les années 50, se plaignait « de sa santé, mauvaise, et de ses affaires, en fait prospères, mais qu’il trouvait exécrables ». « Il demeurait préoccupé de l’avenir, sans insouciance ou soulagement du cauchemar désormais fini. »

    Le mot « marchand » gênait Anne Sinclair, lui paraissait impur quand il s’agissait de tableaux et d’art. Mais en découvrant le parcours de son grand-père, à la suite de son propre père, elle découvre un « passionné » d’art, défenseur des modernes, qui écrivait : « Les peintres en avance sur leur époque n’existent pas. C’est le public qui est parfois à la traîne de l’évolution de la peinture. (…) Trop souvent, le spectateur cherche en lui-même des arguments contre leur art plutôt que de tenter de s’affranchir des conventions qui sont les siennes. »

    « C’est sans doute ce qui me réconcilia avec ce mot de marchand : parti de rien, mon arrière-grand-père fit sa propre éducation artistique, en se fiant à son goût audacieux. » Lui s’était passionné pour Manet, Monet, Renoir – « une passion, devenue un métier. » 21, rue La Boétie raconte le parcours de Paul Rosenberg, ses erreurs, ses intuitions, ses goûts, son œil « légendaire » pour reconnaître les œuvres de qualité exceptionnelle.

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    Pablo Picasso, Portrait de Mme Rosenberg et de sa fille (Micheline), 1918, musée Picasso, Paris (photo RMN)

    Anne Sinclair s’arrête sur le portrait que Picasso a peint pour son ami Paul, « Portrait de Mme Rosenberg et de sa fille » : « Je l’ai autrefois dédaigné, en le trouvant trop conventionnel, sorte de Vierge à l’enfant sur un fauteuil Henri II. Désormais, je viens méditer devant lui au musée Picasso, où j’ai toujours pensé qu’il avait sa place. » En 1918, il avait fait sensation, en rupture avec le cubisme. Tout un chapitre est consacré à l’amitié entre « Paul et Pic ».

    Enfin, Anne Sinclair évoque New York, ville refuge de sa famille, et la galerie PR & Co. « J’y ai passé tant de Noëls que jusqu’à une époque toute récente, New York avait pour moi un parfum envoûtant », écrit-elle discrètement. Les marches de la maison de la 79e Rue « étaient autrefois encadrées du Penseur de Rodin et de son camarade, L’Age d’airain. » C’était la neige, les vacances, les interminables discussions familiales sur la France, les gâteries des grands-parents, « le paradis pour l’enfant que j’étais ».

  • Villa Empain

    Ouverte au public depuis le 23 avril 2010, la Villa Empain, au n° 67 de la prestigieuse avenue Franklin Roosevelt à Bruxelles, retrouve enfin la fonction que lui destinait Louis Empain lorsqu’il en fit donation à l’Etat belge en 1937 : « servir de Musée des arts décoratifs contemporains ». La fondation Boghossian qui a acquis ce chef-d’œuvre de l’art déco en 2006 et l’a fait restaurer y présente une belle exposition intitulée « Itinéraires de l’élégance entre l’Orient et l’Occident » jusqu’au 31 octobre 2010.

     

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    Louis Empain n’a guère vécu dans cette maison. Après l’avoir reçue, l’Etat belge a confié à l’Ecole de la Cambre la direction d’un Musée des Arts décoratifs, comme prévu, mais l’armée d’occupation allemande a réquisitionné la villa en 40-45 et après la guerre, elle est devenue l’ambassade d’URSS, au grand dam du donateur qui a rappelé les conditions de la donation et a fini par récupérer sa propriété pour en faire un Centre multiculturel. Plus tard, elle sera vendue, puis louée à la chaîne RTL pour son siège en Belgique, jusqu’en 1993. Au début des années 2000, elle est à l’abandon, partiellement détruite et vandalisée. Une restauration de grande envergure
    a donc été nécessaire.

     

    Le résultat est somptueux. La villa même éblouit d’abord. Louis Empain, second fils du richissime Edouard Empain, homme d’affaires wallon au parcours remarquable (connu en France pour sa réalisation du métro parisien), a confié sa construction à l’architecte suisse Michel Polak au début des années 1930. Celui-ci avait conçu le fameux Résidence Palace et était devenu une figure marquante de l’art déco bruxellois. Pour la Villa Empain, il allie le luxe des matériaux et des détails aux lignes simples et symétriques de l’architecture moderniste sans ornementation superflue : façades en granit poli, cornières en laiton dorées à la feuille sur les angles de la maison et autour des baies vitrées, marbres et bois précieux à l’intérieur.

     

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    La ferronnerie des grilles côté rue annonce un portail d’entrée somptueux en haut de l’escalier, aux motifs géométriques réguliers en noir et or. A peine les portes franchies, c’est la lumière qui frappe le regard, celle de la grande verrière du hall central tout en marbres de diverses tonalités et, dans l’axe de l’entrée principale, celle des baies vitrées côté jardin. Les pièces sont disposées autour de ce grand hall, de façon classique et équilibrée, donnant une impression de calme et d’harmonie.

     

    L’exposition débute au rez-de-chaussée dans le salon intime, à gauche, couvert jusqu’au plafond de bois sombre et poli, et puis se déploie dans les salles de réception d’où l’on découvre le jardin et son immense piscine entourée d’une pergola. Elle se poursuit à l’étage. Le thème de l’élégance, plutôt vaste, se décline ici dans l’optique
    de « la qualité des choses » et de l’influence des cultures orientales sur l’Occident. Dans chaque pièce, l’ancien et le moderne se côtoient, des artistes contemporains aussi.
    Ainsi, près du bar du salon intime, où l’on a refait à l’identique une fontaine en argent en forme de poisson, on expose un narguilé contemporain très design de
    Nedda El Asmar, dans une vitrine, un beau chat de bronze noir d’Edouard-Marcel Sandoz. Au mur, des miniatures persanes prêtées par le Musée des arts décoratifs de Paris, au milieu, des porcelaines turques anciennes. En sortant, j’admire encore les portes en bois de Cuba magnifiquement restaurées.

     

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    Dans le hall, un gigantesque collier de perles creuses mouchetées d’or de Jean-Michel Othoniel et au fond, se faisant face, un Bouddha et un Moine en bronze doré. Dans les pièces de réception, deux sculptures abstraites en granit noir d’Armen Agop dans le salon d'honneur, sous une superbe verrière de Max Ingrand. A gauche, de beaux objets divers : luth vietnamien à trois cordes, bijoux, petites sculptures, théière chinoise en porcelaine blanche du XVIIe siècle, flacons à sel, service à thé, nécessaire de toilette Vuitton… Suspendue, une robe chinoise en soie du XIXe siècle à fleurs roses sur fond mauve, surmontée d’une superbe collerette, au-dessus d’une jupe orange aux motifs végétaux. A droite, près d’un plat fleuri en faïence noire de l’atelier Gallé,
    luisent de beaux vases asiatiques dans des tons de rouge foncé. Un reliquaire tibétain, une tasse à thé et sa soucoupe en cuivre argenté et jade, des objets prêtés par les Musées Royaux d’art et d’histoire de Bruxelles. Une jolie assiette fleur d’Auguste Delaherche. Une impressionnante théière ornée d’argent et de pierres précieuses (Tibet, XVIIIe), avec une anse dragon.

    Près de l’escalier vers l’étage, un grand brasero aux émaux cloisonnés de couleur turquoise est surmonté d’un éléphant doré. Au-dessus des marches, de longs pans de papier peints par Bang Hai Ja, une artiste coréenne. Cela s’appelle « Lumière née de la lumière ». A l’étage, autour du puits central, un garde-fou en fer forgé reprend les motifs d’en bas. Les pièces qui se répartissent autour proposent encore plein de choses intéressantes : des photos (notamment des tirages délicats de Masao Yamamoto), des boîtes précieuses, des livres anciens, de très belles estampes signées Utamaro, Hiroshige, une robe finement plissée d’Issey Miyake… Un coup de cœur pour les grands plats bleus en semi-porcelaine de Kimura Yoshiro. 

     

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    Vous aimerez peut-être aussi la salle consacrée aux peintres orientalistes, les mosaïques vertes et bleues du cabinet de toilette. Plus que les énormes bijoux asiatiques, j’ai admiré de petits objets précieux (briquets, poudriers, bijoux rares)
    issus des collections Boghossian et Cartier - des salles surveillées de près. Et une jardinière de Zadok Ben David : dans une vitrine serre, un parterre de fleurs en silhouettes, noires devant, colorées derrière, qui se reflètent dans un miroir au fond, où elles se dédoublent. Leur ombre dessinée au sol accentue leur présence, l’effet est magique.

     « Il faut avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu’on les poursuit. » Jean Boghossian cite cette phrase de Faulkner dans sa préface à La Villa Empain, histoire et restauration, un livre édité par la région de Bruxelles-Capitale. Sa fondation familiale, vouée d’abord aux actions humanitaires, en Arménie, en Syrie et au Liban, a élargi son engagement à la défense de valeurs humanistes. Elle veut faire de la Villa Empain un Centre d’art et de dialogue entre l’Orient et l’Occident. L’art rapproche les hommes et est un facteur de paix, c’est son credo, alors que « les guerres ne sont gagnées par personne, elles sont toujours perdues », ajoute Jean Boghossian. La tunique originale des attachées au musée a été dessinée par des stylistes de La Cambre et brodée au point de croix par des brodeuses palestiniennes. C’est bien dans l’esprit de cette grande demeure bruxelloise, nouveau lieu de rencontre entre les civilisations.

  • Les années d'Annie

    « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », ce sont les derniers mots d’une autobiographie qui se veut impersonnelle et collective,
    Les années d’Annie Ernaux (2008 – Folio n° 5000). La première phrase : « Toutes les images disparaîtront. » Les images réelles ou imaginaires, et aussi les mots, les tournures, les paroles, notre prénom même, voués à « disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération ». Annie Ernaux a choisi comme fil conducteur des photos (non montrées, mais décrites), puis des films, treize moments à partir desquels reconstituer le passage des années, de 1941 à 2006. Un ancrage autobiographique donc, contrairement à la fiction romanesque des Années de Virginia Woolf, avec le même souci pourtant de recréer un contexte global, ici celui de la société française et des changements de civilisation dans la seconde moitié du vingtième siècle, et de rendre le glissement d’un temps à l’autre.
     

     

    Raconter l’enfance, c’est rappeler d’abord une famille, les récits de guerre des parents, les repas de fête, « un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeant dans une nuit immémoriale, « dans le temps » … » Les enfants écoutent, mais voient les années devant eux comme « des classes, chacune superposée au-dessus de l’autre, espaces-temps ouverts en octobre et fermés en juillet » où l’on apprend le bon français, mais en
    retrouvant à la maison « sans y penser la langue originelle, qui n’obligeait pas à réfléchir aux mots, seulement aux choses à dire ou à ne pas dire ».
    Etonnement des parents quand on rêve de Paris ou d’une excursion : « Où veux-tu aller, tu n’es pas bien là où tu es ? »

     

    L’histoire familiale est inséparable de l’histoire sociale – « La prise de conscience de la déchirure sociale qui est au centre de mon œuvre a été déterminante », reconnaît Annie Ernaux dans un entretien. Après la guerre, vie séparée partout des garçons et des filles, arrivée des nouveautés, de la réclame – « Le progrès était l’horizon des existences ». Mais « l’époque, disaient les gens, n’était pas la même pour tout le monde. » La religion donnait alors le cadre et le rythme de vie, l’habillement distinguait les âges et les catégories sociales, les programmes scolaires « ne changeaient pas ». Une femme se regarde sur une photographie de 1955 au pensionnat : « Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective. »

     

    Les garçons auxquels on pense, les interdits bravés ou compensés par la lecture des feuilletons dans le journal et le cinéma, les ambiances de classe, les désirs d’électrophones ou de chaussures, les limites sans cesse rappelées : « tu demandes trop à la vie ». Dans le journal intime qu’elle a commencé vers seize ans, elle a noté son ennui et son attente de l’amour, rien de ce qui fait l’histoire de l’année 57 en France et ailleurs. Il fallait « avoir ses deux bacs » – le premier en fin de première, le second l’année d’après – « le signe incontestable de la supériorité intellectuelle et de la certitude d’une future réussite sociale. » Les vingt-six filles sur la photo de groupe du lycée (classe de philosophie 1958-59) ne sont plus, quarante ans après, « qu’une triple rangée de fantômes aux yeux brillants et fixes. »

     

    A l’université, les filles « vivaient dans deux temps différents, celui de tout le monde, des exposés à faire, des vacances, et celui, capricieux, menaçant, toujours susceptible de s’arrêter, le temps mortel de leur sang. » Expériences érotiques. Souvenirs de lectures – « Elle est passée de l’autre côté mais ne saurait dire de quoi, derrière elle sa vie est constituée d’images sans lien. Elle ne se sent nulle part, seulement dans le savoir et la littérature. » Elle redoute la folie, commence un roman, est sûre de manquer de « personnalité ».

     

    Sans jamais dire « je », plutôt « on » et « nous », parfois « elle » – en évitant l’introspection, Annie Ernaux convoque au concert des années les faits et les rêves, les magasins et la télévision, les tâches ménagères et les conversations de « jeunes ménages ». Mère d’un petit garçon, la voilà devenue « petite-bourgeoise arrivée » ? Un tableau de Dorothea Tanning, Anniversaire, lui semble représenter sa vie – « à chaque livre qu’elle lit, La Promenade au phare, Les Années-Lumière, elle se pose la question de savoir si elle pourrait dire sa vie ainsi. » Mai 68 : « Le discours du plaisir gagnait tout. » « Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d’une infériorité naturelle. »

     

    Ensuite la « société de consommation » convertit en objets et en divertissement les idéaux de mai. Sur un bout de film (Vie familiale 72-73), elle se voit rentrer des courses avec les enfants après l’école. Son métier d’enseignante la « déchire », elle le ressent « comme une imperfection continuelle et une imposture ». « Serais-je plus heureuse dans une autre vie ? », la question l’obsède. « Elle a commencé de se penser en dehors du couple et de la famille. »

     

    Annie Ernaux quitte la province pour la région parisienne. Films, chansons, livres, restaurants, et voilà la quarantaine, les photos en couleurs, les voyages. « L’espérance, l’attente se déplaçait des choses vers la conservation du corps, une jeunesse inaltérable. La santé était un droit, la maladie une injustice à réparer le plus vivement possible. » L’idée lui vient alors d’écrire « une sorte de destin de femme » entre 1940 et 1985, « quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus. »

     

    Années Mitterand. La pilule. Les magazines. Les insomnies. « Le monde des marchandises, des spots publicitaires, et celui des discours politiques ». Un homme jeune entre dans sa vie. A l’approche des années 2000, « les lieux où s’exposait la marchandise étaient de plus en plus grands, beaux, colorés, méticuleusement nettoyées, contrastant avec la désolation des stations de métro, la Poste et les lycées publics, renaissant chaque matin dans la splendeur et l’abondance du premier jour de l’Eden. » Passage à l’euro. Et enfin Internet, « l’éblouissante transformation du monde en discours. »

    « Dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits. » Sans complaisance ni nostalgie, dans un souci de fidélité au ressenti des événements ou non-événements vécus, Annie Ernaux permet à ses contemporains de reconnaître dans le miroir qu’elle leur tend des expériences partagées ou non. Pour les lecteurs plus jeunes, elle déroule un vingtième siècle absent des livres d’histoire mais riche de ce qui fait la vie, la vie ordinaire d’une femme, une vie.