Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes & prétextes - Page 650

  • Collectionneurs

    « On a beaucoup écrit sur le « mystère » de Chtchoukine et de Morozov.
    La clé de leur énigme se trouve dans leur époque, le tournant des XIXe – XXe siècles en Russie, le temps des changements majeurs dans l’art et la société, dont les deux collectionneurs savent saisir le rythme. La recherche de phénomènes artistiques répondant à cette atmosphère, un sentiment aiguisé du nouveau, de l’authentique, du talentueux les conduit à Paris la magnifique, foyer des idées artistiques des années 1870-1910. Les contemporains regardent souvent avec suspicion ces riches extravagants qui paient des sommes considérables pour des œuvres d’artistes novateurs français « insupportables par leur insolence » ou « intolérablement vulgaires » (selon l’expression du prince Sergueï Chtcherbatov). Les descendants sont toujours stupéfaits par la justesse de « l’œil » des collectionneurs du siècle dernier et doivent reconnaître que les Monet, Gauguin ou Matisse « russes », ayant passé l’épreuve du goût personnel de ces collectionneurs, sont une référence parmi les œuvres des mêmes artistes conservées dans de nombreux musées et collections particulières du monde. »

    Anna V. Poznanskaïa et Alexeï V. Pétoukhov, L’histoire de la collection de la nouvelle peinture française au Musée d’Etat des Beaux-Arts Pouchkine (Catalogue De Courbet à Picasso, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse, 2009).

     
     
  • Pouchkine à Martigny

    De Courbet à Picasso, c’est la belle exposition d’été de la Fondation Gianadda à Martigny, un rendez-vous à ne pas manquer. Les œuvres prêtées par le Musée des Beaux-Arts Pouchkine, des peintures françaises des XIXe et XXe siècles – autour de l’impressionnisme – ne sont à nouveau visibles à Moscou que depuis 2006. La galerie d’art moderne occidental y a rouvert ses portes quelque soixante ans après la condamnation de cet art « bourgeois » acquis principalement par deux collectionneurs russes, Ivan Morozov (ingénieur) et Serguei Chtchoukine (magnat du textile, mécène pour qui Matisse a peint La Danse et La Musique).

     

    Picasso Arlequin et sa compagne (les deux saltimbanques).jpg
      

    L’exposition s’ouvre sur trois Corot, dont un merveilleux Char à foin : près d’un arbre au croisement d’une route de campagne, un cheval tire la charrette où deux personnes sont juchées sur le foin, un cavalier les accompagne. Des paysages de Courbet, un Bal à l’Opéra de Paris signé Forain, précèdent une grande toile de Dagnan-Bouveret, La bénédiction des jeunes époux. La lumière blonde et les blancs de cette composition réaliste fascinent : le vieux couple des parents tend un cierge aux mariés, agenouillés devant eux. Sur le sol jonché de pétales de roses, la mariée a posé son missel. Dans le fond, une grande table de fête couverte de nappes blanches, au bout de laquelle est posé un bouquet champêtre. On aperçoit des serviteurs dans un angle, près de la vaisselle blanche, et face à nous, la famille regroupée et attentive.
    Aux fenêtres, des rideaux immaculés ajoutent encore de la clarté à la scène qu’un trait blanc, sur la nappe, souligne en oblique.

     

    Degas Danseuse chez le photographe.jpg
     Edgar Degas, Dancer posing for a Photographer Danseuse chez le photographe, 1875, 65 x 50,
    Musée d'Etat des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou, © The State Pushkin Museum of Fine Art, Moscow

     

    C’est le seul artiste peu connu dans le parcours. Renoir est là avec Au jardin, Sous la tonnelle au Moulin de la Galette – de dos, une jeune femme en robe blanche rayée de bleu rappelle le célèbre Moulin. Puis vient une Danseuse chez le photographe, le Degas qui a été choisi pour l’affiche : elle prend la pose devant un miroir, à travers de grandes vitres d’atelier on reconnaît des façades parisiennes. Dans Matin d’automne à Eragny, de Pissarro, on voit d’abord les arbres dorés du paysage, puis on devine une ferme, un cavalier qui tient son cheval par la bride. Deux Monet lui succèdent : des Nymphéas blancs, sous le pont japonais, puis Meules de foin à Giverny, devant une allée de jeunes peupliers qui vibrent sous le soleil. Et puis Cézanne, très bien représenté aussi, la fameuse Ronde des prisonniers de Van Gogh, les couleurs somptueuses des Gauguin (Matamoé (la mort), Paysage aux paons et Vaïraumati Tei Oa – Son nom est Vaïraumati). 

    Gauguin Matamoé (la mort).jpg

    Paul Gauguin, "Death. Landscape with PeacocksPaysage aux paons", Paysage aux paons, 1892, 115 x 86,
    Musée d'Etat des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou, © The State Pushkin Museum of Fine Art, Moscow

    Comment rendre tant de beauté par l’énumération ? Une Femme à la fenêtre de Toulouse-Lautrec (carton, essence, céruse). Un Intérieur de Vuillard plein de charme. De grands Matisse, dont les Capucines devant La Danse. Le Vésuve par Marquet, un paysage d’or pâle où les coques des bateaux brillent d’un noir d’encre. Un Picasso à couper le souffle, Arlequin et sa compagne (les saltimbanques) : ils sont accoudés devant un verre, les yeux dans le vague, lui dans son costume bleu à losanges, de profil, elle de face, en jaune orange. Contraste du froid et du chaud sur le fond aussi, rouge de la banquette, bleu du mur. Un coup de cœur.
     
    Le coq de Brancusi dans le parc de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny.JPG

     

    Et ce n’est pas tout : voici Apollinaire et Marie Laurencin peints par Rousseau, et aussi son étonnant Cheval attaqué par un jaguar. Des courbes graphiques sur fond noir d’Ozenfant. Il faudrait revenir pour mieux regarder les photographies en annexe et flâner à l’aise dans le parc de sculptures. Avec les années, les arbres de plus en plus beaux y jouent aussi des formes et des volumes, des couleurs et de la lumière.

     

     

     
  • La servante

    « Petite lumière discrète dans les entrailles obscures d’un théâtre déserté et silencieux, la servante veille. C’est ainsi qu’on la nomme. Elle veille sur le sommeil des coulisses, sur celui de la scène où les voix se sont tues jusqu’au prochain lever de rideau, sur l’immobilité des décors, la vacuité de la salle où le public a laissé derrière lui une traîne qui flotte au-dessus des fauteuils, une note suspendue, à peine audible, qui peu à peu s’évanouit. »

    Michèle Lesbre, La petite trotteuse

    Dans une traboule du vieux Lyon.JPG
  • Lesbre en trotteuse

    En quelque deux cents pages, Michèle Lesbre retisse l’écharpe de mémoire d’une autre dame qui marche, Anne, une visiteuse de maisons. Elle descend du train au début de La petite trotteuse, un roman publié en 2005. Caressant l’idée d’acheter la maison qu’elle va visiter, la trentième et la dernière, a-t-elle de toute façon prévu, elle aime surtout « explorer les lieux », s’approcher peu à peu de ce qu’elle cherche et qu’elle ne peut encore formuler clairement. Nous voilà entraînés dans son étrange parcours.

     

    A l’auberge où elle s’installe, une femme et une jeune fille, un chat orange l’accueillent. Un homme occupe une chambre voisine, dont la porte ouverte montre une table encombrée de papiers, des livres, un petit ordinateur. « Les endroits où je ne fais que passer me procuraient une paix incomparable qu’aucun espace de mon propre univers ne m’avait jamais apportée. Le statut de nomade que j’étais en train d’acquérir depuis quelque temps devait s’expliquer ainsi. J’éprouvais à cet instant un sentiment de grande sérénité. » Quand Alex Pasquier, son voisin de couloir, apprend qu’elle va visiter la maison de La Pinède, il lui offre de l’y conduire – il l’a déjà vue, il aimerait la visiter aussi.

     

    Bonnard, Femme endormie.jpg

     

    Anne aime observer les choses et les gens, les allées et venues à l’auberge. Souvent, quelque chose lui rappelle un autre endroit, quelqu’un d’autre, un souvenir. Un article sur Pasquier dans le journal parle de son projet : un « théâtre éphémère » sur le littoral. Tout cela l’intéresse. Le chat de l’auberge vient souvent à sa rencontre et ressuscite Izou, le chat de son père. Le premier homme qu’elle a aimé et qui lui a échappé, celui qui partageait leur vie sans partager la chambre de sa mère – il dormait dans une espèce d’alcôve, avec le chat. Dans son sac, Anne emporte toujours la montre de son père retrouvée dans un tiroir chez sa mère, arrêtée depuis des mois avec « la petite trotteuse noire » bloquée « entre le chiffre deux et le chiffre trois ».

     

    Son père était tout mystère. Sous les plans de cadastre de son bureau, elle a découvert un jour des croquis de maisons, des ébauches – « J’aimais me glisser en douce dans ce petit secret, m’y reconnaître. » Quand Anne a visité la première maison, en décembre, elle a surpris la femme de l’agence en demandant à y rester quelques heures, le temps de s’habituer au lieu, de l’écouter, de « l’essayer, en somme… » Attirée par le bois tout proche, elle n’avait pas vu le temps passer, avait dû s’excuser quand le klaxon de la voiture l’avait ramenée à la maison où la femme l’attendait, choquée de sa désinvolture.

     

    Cette fois, un homme l’accompagne. « Trois lignes claires, trois horizons se superposaient dans l’encadrement de la baie : l’océan, le sable, la rambarde de la terrasse. » La maison de La Pinède fait surgir le souvenir de vacances au bord de la mer – « Le passé, même lointain, est toujours tapi quelque part, prêt à bondir. » Des vacances avec ses parents, pleines de tension, qui s’étaient mal terminées. Les hommes s’en vont toujours, dans ce roman de Michèle Lesbre : le père, l’oncle André, Jules. A moins que ce ne soit elle : « J’avais déjà épousé un homme de ma vie, il y avait bien longtemps. C’était une autre histoire de laquelle d’ailleurs je m’étais échappée. »

     

    Sur la plage, un homme a enfilé un peignoir en sortant de la mer, puis est venu vers la maison, dont il a vu la baie vitrée ouverte. Tout lui appartient, déclare-t-il à la visiteuse, dans ces pièces où il a connu un bonheur sans pareil. Avec Elise, la femme du couple qui a occupé cette maison en dernier. Pasquier, qui lui avait promis en la laissant à La Pinède de lui montrer son « théâtre éphémère » encore inachevé avant qu’elle ne parte, ne revient pas à l’heure prévue pour la ramener. Anne se laisse absorber alors par le « lointain pays de l’enfance » dont elle garde « l’image, douloureuse pour moi, d’une fillette abandonnée dans les bras de son père ».

     

    Il y a des chats et des livres, du théâtre et des fenêtres dans le roman très introspectif de Michèle Lesbre qui navigue sans cesse entre le présent et les autres périodes de sa vie, l’enfance, mais aussi cette période essentielle, à la fin des années soixante, « celle des choix, du désir de tout changer, de tout inventer, de construire autre chose ». En quittant cette trentième maison – son père avait laissé trente dessins –, Anne se prépare à se séparer de la « petite trotteuse » de la montre paternelle et à entrer dans son propre temps.

  • Le lycée

    « Cela faisait juste huit ans que Tourbine avait vu pour la dernière fois le jardin du lycée. Tout  à coup, une peur inexplicable lui serra le cœur. Il lui sembla qu’une nuée noire avait couvert le ciel, qu’une sorte de cyclone était survenu et avait balayé toute sa vie comme un terrible raz-de-marée balaye les quais. Oh ! ces huit ans d’études ! Que de choses ineptes, tristes, et désespérantes cela signifiait pour une âme d’enfant, mais combien de joie aussi ! Jour gris, jour gris, jour gris, le ut consécutif, Caïus Julius Caesar, un zéro en cosmographie et, de ce jour, une haine éternelle pour l’astronomie. Mais aussi le printemps, le printemps et le tumulte dans les salles, les lycéennes en tablier vert sur le boulevard, les marronniers et le mois de mai, et surtout, éternel phare au-devant de soi, l’université – la vie sans entraves – comprenez-vous ce que cela signifie, l’université ? Les couchers de soleil sur le Dniepr, la liberté, l’argent, la force, la gloire. »

     

    Boulgakov, La Garde blanche 

    Malevitch Fille aux fleurs sur wikimedia commons.jpg