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Textes & prétextes - Page 619

  • Un piano en Birmanie

    « Un alliage irrésistible de Kipling et Conrad à leur tout meilleur. » Compliment de taille pour un premier roman : L’accordeur de piano, de Daniel Mason (né en 1976). Ce biologiste américain a passé un an en Birmanie pour y étudier la malaria, près de la frontière sud du Thai-Myanmar. Un jour où il voyageait sur une barge, à un petit embarcadère il avait entendu « soudain un son étrange s’élever des épais fourrés. » Un air joué au piano, peut-être un enregistrement, en tout cas « terriblement faux ». 

     

    Edgar Drake, accordeur de piano à Londres, reçoit en octobre 1886 une lettre du Ministère de la Guerre. On l’informe du curieux caprice d’un médecin-major en Birmanie, Anthony Carroll, qui a réussi à établir un fort dans les Etats Chan et y occupe un poste stratégique : il a fallu lui envoyer là-bas, avec mille difficultés, un
    piano à queue Erard de 1840. Et voilà qu’il réclame à présent un accordeur spécialisé, Drake lui-même. « Un piano à queue de 1840, c’est une beauté, se dit-il. Il plia délicatement la lettre, la glissa dans la poche de sa veste. Et la Birmanie, c’est loin. »

     

    Au ministère, un colonel lui fait le portrait de Carroll, un médecin qui a mis sa science au service des pauvres avant de se rendre en Birmanie où il a multiplié les missions spéciales, en plus de ses responsabilités hospitalières. Il y a appris la langue Chan. Drake aimerait disposer de précisions sur l’état du piano, or c’est la personnalité d’un homme hors du commun mêlé aux affaires militaires qu’on lui décrit, qui « a fait plus et mieux à lui tout seul que plusieurs bataillons. (…) S’il faut un piano pour maintenir Carroll en place, ce n’est pas trop cher payé. » Mais, insiste le colonel, « c’est à notre service que vous serez, et pas au sien. Ses idées peuvent être… séduisantes. »

     

    Edgar Drake rentre chez lui en retard. Katherine, sa femme depuis dix-huit ans, y est habituée, mais pas à ce que son mari lui cache une nouvelle importante. En son absence, un soldat est venu apporter des papiers, a fait allusion au courage qu’il faut pour se rendre dans un pays en guerre, et elle est déçue qu’il ne lui en ait pas parlé. Elle a compris qu’il ne peut refuser ce grand voyage et lit elle-même la documentation, qui la fait rêver, « mais elle était assez contente de ne pas partir elle-même. »

     

    Le 26 novembre 1886, l’accordeur « au service de Sa Majesté » embarque dans un épais brouillard. « Blanc. Comme une page vierge, comme de l’ivoire brut, quand l’histoire commence, tout est blanc. » Le voyage l’enivre de sensations nouvelles et s’enrichit des histoires que lui racontent d’autres passagers, anecdotes, contes, rêves. Sur le paquebot qui l’emmène de Calcutta à Rangoon, Drake lit les rapports de Carroll, décidément très cultivé, sur l’histoire des Chan « qui se désignent eux-mêmes comme Tai ou Thai », dont le royaume s’est organisé au dix-septième siècle en petites principautés « comme les débris d’un beau vase de porcelaine ».

     

    A huit mille kilomètres de chez lui, Drake découvre les mœurs anglaises en Birmanie, mais se montre surtout attentif aux paysages, aux sons, aux couleurs, aux ambiances. A Mandalay, l’armée lui octroie une petite maison où Khin Myo, une ravissante Birmane, est à son service. Mais les jours passent et le départ pour Mae Lwin, où l’attendent Carroll et le piano, est sans cesse reporté, pour des raisons de sécurité ou de bureaucratie, pense Drake. Lorsque lui parvient une lettre du médecin lui demandant de prendre la route immédiatement avec son messager et Ma Khin Myo, ils partent tous les trois sur des poneys, à l’insu des militaires.

     

    Les amateurs d’aventures et de dépaysement ne manqueront pas la fabuleuse rencontre entre un accordeur de piano et un médecin militaire hors norme, qui préfère la cueillette des plantes exotiques à la chasse aux tigres, qui juge la politique « d’un ennui mortel » et qui a fait construire un fort de bambou dans « un lieu tout désigné pour un amateur de musique ». Drake prendra plus que son temps pour accorder l’instrument, captivé par la riche personnalité de son hôte, par l’accueil des Chan, par la compagnie de Khin Myo, une fleur dans les cheveux ou un parasol à la main. Mais
    il est dans un pays en guerre, et le paradis birman peut se muer en enfer. N’en disons pas plus. Un jour où Carroll et Drake font route ensemble vers une destination dangereuse, le médecin explique que « selon un adage Chan, lorsque les gens meurent, c’est qu’ils ont accompli ce qu’ils avaient à faire. Ils sont devenus trop bons pour ce monde. »

     

    Mado avait attiré mon attention sur ce roman. Je l’ai lu en pensant souvent à d’autres voyageurs d’aujourd’hui en Asie du Sud-Est, séduits eux aussi par le Myanmar.

  • Tu crois

    Nuages au ciel couchant.JPG

     

    Tu crois posséder, tu n'as rien.

    Tu crois avancer, tu n’as pas bougé.

    Tu crois appartenir, tu échappes.

    Tu crois habiter, tu traverses.

    Tu crois finir, tu commences.

     

     Liliane Wouters, Journal du scribe
    (in Francis Dannemark, Ici on parle flamand & français)

     

     

    * * *

     

    Un nouvel appel de Doulidelle à agir concrètement en faveur d'Haïti,
    avec un rappel historique :
    cliquer sur http://philippemailleux.blogs.lalibre.be/archive/2010/01/29/haiti-un-octogenaire-reveille-les-consciences.html

     

     
  • flamand & français

    La poésie est une respiration. Je n’ai pas dit une pause. Encore moins une pose – la poésie est sans affectation. Sur la page, le poème prend la place qu’il veut, il l’occupe comme lui seul peut le dire. Il ouvre un autre temps, il ne suit pas l’actualité. L’éternité ? Peut-être. 

    Chat au jardin.JPG

     

    Francis Dannemark a publié en 2005, « comme une boîte de chocolats, sans explication ni mode d’emploi », un recueil de poèmes belges sous le beau titre 
    Ici on parle flamand & français : « J’ai voulu rassembler ici un petit nombre de poèmes (et quelques aphorismes) parmi tous ceux qui ont été composés depuis un siècle dans le pays où je suis né et où je vis encore aujourd’hui. C’est un petit pays à la frontière de deux mondes (on dit deux pour faire simple, en réalité ils sont bien plus nombreux) et l’on y parle principalement le flamand et le français. » Dans une même anthologie en langue française se côtoient deux univers linguistiques, par la grâce de la traduction et de l’esperluette.

     

    Des poètes connus, méconnus. J’y ai glissé tant de signets qu’il m’est difficile de choisir. En citer plusieurs ? C’est tentant, mais non. J'écarte aujourd’hui les plus joyeux, les plus tristes. A chacun sa page, son heure, son jour – ou sa nuit. Place à Leonard Nolens (un Anversois né en 1947), traduit par Marnix Vincent.

     

    Vermoeidheid / Lassitude

     

    Quand nous, les grandes personnes, sommes las

    De causer les uns avec les autres,

    Quand nous sommes las de dormir

    Les uns avec les autres, de nous promener

    Et de commercer les uns avec les autres,

    De dîner et de guerroyer

     

    Les uns avec les autres, quand nous sommes si las

    Les uns des autres, de toute cette réciproquerie

    Des uns et des autres, alors nous posons le chat

    Sur notre épaule, entrons dans le jardin

    Et cherchons les voix enfantines derrière

    Les hautes haies et dans la cabane de l’arbre.

     

    Et silencieux, nous couchons notre lassitude

    Dans l’herbe, et les années qui, lourdes

    Et sombres, dormaient dans l’ourlet

    De notre manteau se dénudent là-haut

    Dans un gosier de gamin et dansent en

    Sautillant dans une bouche humide de fillette.

     

    Quand nous, les grandes personnes, sommes las

    De causer,

    De causer,

    De causer les uns avec les autres,

    Nous entrons dans le jardin et nous nous passons sous silence

    Dans le chat, dans l’herbe, dans l’enfant.

     

     (Laat alle deuren op een kier / Laissez toutes les portes entrouvertes, 2004) 

  • Messager du sommeil

    « Tout le monde avait un messager du sommeil. Dans la journée, il se retirait quelque part au fond d’une forêt lointaine d’où il sortait la nuit pour visiter son maître. Et il frappait sur les osselets au fond de nos tympans. En entendant ce signal, les gens tombaient dans le sommeil. Le messager remplissait fidèlement sa mission. Qu’il neige ou qu’il vente, il réitérait ses visites sans se reposer. Mais un jour il s’affaiblissait. Il restait de plus en plus souvent anéanti dans sa petite cabane entourée de conifères. Toutefois, il n’oubliait pas ses visites. Il partait, même en rampant. Un après-midi, à l’abri des regards, le messager rendait son dernier soupir. C’était la mort… Voici ce que je pensais. »

    Yoko Ogawa, Les ovaires de la poétesse in Les paupières

     

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    André Brunin, La sieste (détail)

  • Ogawa la sensitive

    En lisant Les paupières de Yoko Ogawa, on reconnaît l’univers de La Marche de Mina ou de La Formule préférée du professeur, entre autres romans de cette romancière japonaise. Fermer les yeux, s’endormir, ouvrir les yeux, observer – le corps et l’appréhension du monde et des autres par tous les sens, voilà le fil conducteur des huit nouvelles de ce recueil au titre tout à fait approprié.
    Des récits à la première personne.
     

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    Nu de Foujita


    C’est difficile de dormir en avion rapproche une jeune femme qui se rend à Vienne et un homme d’une trentaine d’années. En manque de sommeil, dérangée d’abord par son voisin, elle l’écoute ensuite avec intérêt : il ne travaille jamais à bord d’un avion où il sent comme dans un « labyrinthe temporel » « Il n’y a qu’à rester immobile, les yeux fermés, en attendant d’arriver à la sortie, sans se laisser distraire par les réalités terrestres, comme les dossiers ou les documents. » Lorsque elle lui confie ses difficultés à s’endormir, il lui explique comment « dans l’obscurité se déroule le récit qui (le) conduit au sommeil. » Pour lui, c’est l’étrange rencontre, un jour, avec une vieille dame viennoise dans l’avion qui la ramenait du Japon. Elle s’y était rendue sur la tombe d’un homme à qui elle écrivait depuis trente ans et dont elle avait une photo. En se rendant chez lui, elle avait compris que ses lettres étaient mensongères et même la photo (celle d’un acteur). La vieille dame, jamais mariée, tenait un commerce de tissus. Mais son allergie aux crevettes avait bouleversé la fin du voyage. Une fois cette histoire terminée, vient le moment pour les deux voyageurs de fermer les yeux.

     

    Une autre vieille femme, dans L’art de cultiver les légumes chinois, fait du porte à porte pour vendre ses légumes, par nécessité. La narratrice, celle qui lui ouvre sa porte, s’étonne du vernis rose sur les ongles de ses mains ridées et brûlées par le soleil, alors que le visage ne porte aucun maquillage. La vieille insiste tellement qu’elle lui achète quelque chose. En prime, elle reçoit des graines d’un légume chinois assez rare à faire pousser à l’intérieur et à l’ombre. Au bout d’une semaine apparaissent des pousses, puis les légumes grandissent à vue d’œil, quoique frêles comme des nouilles. L’acheteuse et son mari hésitent à en manger. Une nuit, ils se rendent compte que les légumes brillent, quasi phosphorescents, « comme si leur corps couleur crème déteignait tranquillement dans l’obscurité. » Comme la première nouvelle, celle-ci débouche sur une enquête et sur un mystère.

     

    Ogawa aime mettre en contact des générations différentes. La nouvelle éponyme, Les Paupières, montre une jeune fille de quinze ans si sensible à la vue d’un homme mûr qui saigne du nez à la suite d’une chute, en pleine ville, qu’elle sort son mouchoir pour lui essuyer la figure. Il n’est pas du tout ivre, comme l’ont vite supposé d’autres passants, et elle l’accompagne chez lui, dans sa toute petite maison sur l’île où on se rend avec le ferry. Ils sympathisent. Chaque fois qu’elle est censée se rendre au cours de natation, qu’elle n’aime pas, la jeune fille se rend avec son sac de bain chez N qui lui montre son hamster. Un jour, il l’invite au restaurant, lui raconte comment autrefois il est tombé amoureux d’une violoniste qu’il adorait regarder jouer : « La forme de
    ses paupières, alors, était belle. Elles dessinaient une courbe parfaite. Comme
    les tiennes. »
    « Je n’avais jamais fait attention à mes paupières. Je ne savais même pas qu’elles avaient une forme. Je clignai des yeux. » Avant de rentrer chez elle, elle prend une douche pour mouiller son maillot de bain et ses cheveux, devant lui. Jusqu’au jour où l’homme se fait arrêter.

     

    Le cours de cuisine - une grosse dame donne des leçons à une seule élève dans sa vieille maison tourne presque au fantastique avec l’arrivée d’ouvriers qui proposent le nettoyage des canalisations. Moins inquiétant, tout de même, que La collection d’odeurs, le récit suivant. Un homme est tombé amoureux d’une jeune fille qui a pour passe-temps « de rassembler toutes les odeurs du monde ». Partout, elle prélève des échantillons qu’elle enferme dans des pochettes en plastique, puis dans des bocaux, chez elle, qui s’accumulent, soigneusement étiquetés, sur des étagères. Il adore que cette collectionneuse particulière le coiffe ou qu’elle lui coupe les ongles.
    Un soir où elle tarde à rentrer, il regarde de plus près les flacons de verre posés sur l’étagère la plus élevée et y fait des découvertes surprenantes, pour ne pas dire davantage.

     

    Backstroke conte l’étrange destin d’un garçon doué pour la natation et de sa sœur obsédée par les piscines. Les ovaires de la poétesse, l’histoire d’un séjour dans une ville étrangère dans le but premier de reconquérir un sommeil perdu. Un jour, une voyageuse insomniaque est invitée à visiter un musée méconnu, la maison d’une poétesse, gardée intacte par sa petite-fille. Dans Les jumeaux de l’avenue des Tilleuls, un écrivain rend visite en Autriche à Heinz, son traducteur allemand, qui vit avec son frère jumeau au quatrième étage d’un immeuble. En s’intéressant à l’histoire de leur vie et en découvrant qu’à la suite d’un accident, Heinz n’en est plus sorti depuis des années, l’écrivain décide de le prendre sur son dos et de l’emmener en promenade.

     

    Comment se passent nos rencontres, avec des inconnus ou avec ceux que nous croyons connaître ; comment les gestes parlent ou troublent ; comment nous occupons notre temps ou laissons le temps s’occuper de nous ; comment le passé affleure le présent ; comment les failles du quotidien s’ouvrent à l’irraisonné – voilà quelques thèmes qui reviennent dans les nouvelles apparemment simples et très « kinesthésiques » de Yoko Ogawa, une sensitive qui écrit au plus près des perceptions humaines.