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Textes & prétextes - Page 621

  • La véranda d'Alexis

    « Véranda », ce mot qui nous vient du portugais par l’intermédiaire du hindi et de l’anglais, m’a toujours attirée par sa promesse de lumière et d’échange intime entre le dedans et le dehors. Il m’avait déjà poussée vers un roman plutôt mélancolique de Salvatore Satta (La véranda, 1981), auquel j’ai nettement préféré La véranda de Robert Alexis (2007), découverte en ce début d’année. 

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    Klimt, Chambre sur l’Attersee

     

    « La neige. Un paysage sous la neige. » Les premiers mots du récit, qui semblent évoquer notre hiver, correspondent aux visions d’un passager de train, peut-être en son dernier voyage, ce qui laisse infiniment de place aux souvenirs. Constantinople, Cassis… Dans sa rêverie, le narrateur garde les yeux ouverts : une jeune femme qui descend à Vienne, après avoir essayé en vain d’engager la conversation avec lui, ramène les images de nuits passées dans l’un ou l’autre grand hôtel viennois, de concerts, de restaurants, de soirées au cabaret. « Ma vie avait suivi le cours habituel réservé aux riches héritiers. Mais ce que certains prenaient pour les méandres d’une oisiveté privée de fin, je le considérais comme une recherche sans limite. »

     

    Lors de la traversée d’un lac autrichien, comme il savourait le paysage, il avait aperçu pour la première fois, dans un panorama qu’il pensait connaître, une haute bâtisse dans les bois à flanc de colline, une terrasse à balustres avec, sur la gauche, « une véranda soutenue par des colonnettes ». Plutôt qu’au sentiment de « déjà vu » qui lui avait fait soudain battre le cœur, alors qu’il n’était jamais venu en cet endroit par le passé,
    il préférait croire à une « fulgurance » du hasard, née d’une affiche « vantant la beauté de Steinbach » sur le quai d’une gare et à cause de laquelle il s’était rendu dans cette région. « Cette paix intérieure, cette tranquillité de l’âme, je les dois à ce que je vécus au bord de l’Attersee. »

     

    Le roman de Robert Alexis – un mystérieux écrivain lyonnais édité chez Corti - conte l’étrange relation entre l’éternel voyageur et cette maison « reconnue » pour la sienne, d’emblée. Il se renseigne. La villa appartient à un comte, un original que personne n’a jamais vu, un homme « sans âge ». Deux femmes, l’une de vingt-cinq ans, très belle, une autre plus âgée, toutes deux en sombre, s’en occupaient. L’adresse d’un notaire figure sur la grille, pour un éventuel acquéreur. « Je me souviens de ce moment comme l’un des plus forts de ma vie. » Aux sensations et aux réminiscences provoquées par sa première visite se mêlent une voix de femme, des rires, des silhouettes. « Une telle fantasmagorie ne m’étonnait pas. Je reconnaissais les hallucinations provoquées par la prise régulière d’Ayahuasca » - cette poudre des shamans en Amérique du Sud à laquelle un ami l’a initié.

     

    S’il accepte d’entrer dans ces mystères, le lecteur de La véranda embarquera dans une intrigue très romanesque, de la visite chez le notaire à la rencontre avec la propriétaire de la villa. La comtesse habite à Salzburg un immense appartement très dépouillé, suivant la volonté paternelle, à l’inverse de la maison de Linz où se superposent les tissus et les tapis, les bouquets et les meubles – « Les femmes, plus que les hommes, aiment la compagnie des choses. » Ils s’entendent parfaitement, Alicia et lui, et se réapproprient ensemble la charmante demeure, dans une complicité rare.

     

    Jusqu’à ce que l’appel du voyage entraîne à nouveau l’incurable vagabond à Bucarest, où l’attend la jeune Clara, puis en Orient, malgré l’épidémie de choléra à Istanbul. Reverra-t-il Linz un jour ? A-t-il vécu ? A-t-il rêvé ? Sans chronologie véritable, éveillée par le spectacle du monde, nourrie des élans de l’imaginaire, c’est une collection de tableaux vivants qui nous est proposée par Robert Alexis. Avec le goût du mot rare, parfois précieux, il trace peu à peu les lignes de force d’un destin partagé entre le mouvement et l’immobilité, entre le dehors et le dedans d’une vie, entre le présent et le passé, où même l’identité des êtres reste incertaine.

     

  • Artifices

    « Ayant appris d’expérience comme il est difficile de s’éprendre des seules qualités de l’âme, il était devenu méfiant et porté à mettre l’attention ou l’inclination des femmes au compte du calcul ou du hasard ; ce qui à un autre eût paru la preuve du plus tendre amour, il lui arrivait souvent de le dédaigner comme indices trompeurs, paroles en l’air, regards ou sourires jetés au vent pour le premier qui les voudra prendre. Un autre se serait découragé et aurait abandonné à ses rivaux le champ de bataille… mais la difficulté de la lutte stimule un caractère obstiné, et Piétchorine s’était fait un point d’honneur de rester victorieux : appliquant son système et s’armant d’une irritante affectation de sang-froid et de patience, il aurait déjoué les artifices de la plus experte coquette… »

     

    Lermontov, La Princesse Ligovskoï 

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    Autoportrait de Lermontov (1837)

  • Des Pétersbourgeois

    Après des études universitaires à Moscou, Lermontov (1814-1841) a suivi sa grand-mère à Saint-Pétersbourg. Promu cornette à l’école des élèves-officiers des hussards de la Garde, il y participe à la vie mondaine. Au printemps 1836, Lermontov commence à écrire avec un ami La Princesse Ligovskoï, un roman non terminé où apparaît déjà Piétchorine, le protagoniste de son œuvre la plus connue, Un héros de notre temps (1840). 

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    Décembre 1833, Saint-Pétersbourg. Un jeune fonctionnaire marche dans la rue lorsque fonce sur lui un trotteur bai ; il a beau s’agripper au brancard, le cheval le fait tomber, dans l’indifférence totale du cocher et de son passager en uniforme de la Garde. Celui-ci, Piétchorine – « Georges » pour ses amis – descend « devant un riche portail avec avant-toit et porte de verre brillamment garnie de bronze. » Fils de bonne famille (ses parents sont propriétaires de « trois mille âmes »), il a vingt-trois ans et se trouble en découvrant l’invitation déposée chez lui de la part du prince Ligovskoï et de la princesse.

     

    Sa sœur Varinka le rejoint dans son cabinet de travail et salon avec « des tentures françaises bleu clair », une porte « de chêne ciré » et une draperie au-dessus des fenêtres « dans le goût chinois ». Comme Georges soupire à l’arrivée d’une nouvelle invitation à un bal, sa sœur ironise sur une certaine « mademoiselle Negouroff » (en français dans le texte) qui y sera et qui ne cesse de lui demander des nouvelles de son frère. Après quelques chamailleries, elle s’en va, et en s’amusant, Piétchorine se met à écrire une lettre à la demoiselle en question.

     

    Le soir, il se rend au théâtre où, du deuxième rang, il aperçoit au-dessus de lui la loge de la famille Niégourov au complet, « père, mère et fille », celle-ci lui adressant un sourire aimable – « Apparemment, la lettre n’est pas encore arrivée à son adresse !, pensa-t-il. » Au lever du rideau arrivent les occupants de la loge voisine : « Piétchorine leva la tête, mais il ne put voir qu’un béret ponceau et une divine main blanche et potelée qui, tenant une ravissante lorgnette, se posait négligemment sur le velours incarnat de la loge. » Il ne sait pas encore que s’y trouve la jeune femme qu’il a aimée, mariée aujourd’hui au prince Ligovskoï. Ni qu’au restaurant tout proche, à l’entracte, il va se heurter à un jeune homme en frac, pas très élégant mais « remarquablement beau », celui-là même que son trotteur a renversé, et qui ne peut lui pardonner d’en rire avec ses amis.

     

    Krasinski (ainsi s’appelle le pauvre fonctionnaire), Elisabeth Nikolaïevna Niégourov l’amoureuse, la blonde princesse Ligovskoï, voilà pour les autres personnages principaux du récit, au cœur de la bonne société pétersbourgeoise. Une visite à la jeune mariée, en présence du prince, plus âgé qu’elle, laisse Piétchorine songeur :
    « Il fut un temps où je lisais tous les mouvements de sa pensée aussi infailliblement que ma propre écriture, et maintenant je ne la comprends pas,
    je ne la comprends absolument pas. »

     

    En une centaine de pages, Lermontov dessine les caractères de ces jeunes gens que les activités mondaines rapprochent ou éloignent, jusqu’à un joli tableau de bal chez le baron R… La Princesse Ligovskoï, un récit inachevé mais bien enlevé, illustre une époque où le destin des jeunes femmes dépend en grande partie du caprice de jeunes gens qui se croient tout permis.

  • Mal à l'aise

    « On me demande régulièrement : « Comme ça, vous êtes aussi à l’aise en anglais qu’en français ? » - et on croit à une boutade quand je réponds : « Non, aussi mal à l’aise. » Mais ce n’est pas une boutade. Si on est à l’aise, on n’écrit pas : un minimum de friction, d’angoisse, de malheur, un grain de sable quelconque, qui crisse, grince, coince, est indispensable à la mise en marche de la machine littéraire. »

     

    Nancy Huston, Le déclin de l’ « identité » ? (Ames et corps) 

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  • Ici Nancy Huston

    Dans Ames et corps, Nancy Huston a rassemblé des textes publiés entre 1981 et 2003 (« plus ou moins la suite de Désirs et réalités. Textes choisis 1979-1994 ») : « Ces textes sont des jalons sur mon chemin de romancière et d’expatriée, de mère et d’intellectuelle, de rêveuse et de réaliste, d’âme et de corps. » Elle commence par y dessiner un « soi pluriel » à travers un parcours en six étapes intitulé « Déracinement du savoir » (2001). Ses parents, un père scientifique, émotif, très présent, une mère « portée sur les arts » et rationnelle très tôt absente de la vie de ses enfants, voilà pour l’origine. 

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    Après avoir quitté le Canada, elle reçoit ses premiers cours de littérature dans un lycée du New Hampshire, formidables : « On a appris que la littérature parlait de mort, de sexe, de folie, de peur, de nous, et que, pour peu qu’on aborde la page (blanche ou imprimée) avec toutes nos forces vivantes, elle était à notre portée. Pas une once de théorie littéraire. » A l’université, Nancy Huston rêve et désespère d’être artiste. A Paris, en troisième année, son désir d’écrire de la fiction se heurte aux mots d’ordre de la Théorie et de la Révolution. Acceptée en 1975 au « petit séminaire » de Barthes« une période d’apprentissage exaltante » –, elle commence à publier des textes dans des revues, puis se lance dans la fiction. Elle partage dès 1980 la vie de Tzvetan Todorov.

     

    Professeur de sémiologie et de « théorie féministe », elle souffre ensuite d’une maladie invalidante qui remet tout en question. « Mon critère, maintenant que j’ai
    eu la chance de prendre conscience de ma mortalité, est devenu : « Cela m’aide-t-il à vivre ? » »
    Alors vient le choix délibéré de la fiction, en parallèle avec la lecture de tout Romain Gary. La romancière nourrit à son tour les études théoriques, mais rien ne peut la détourner de ce que seule la fiction offre : « la vie changeante, fluctuante, pleine de secrets et d’impalpable et de contradictions et de mystères. »

     

    « Festins fragiles » rapproche l’écriture et la cuisine, « mais sans recette », et « tout cela n’est rien sans la musique ». « Toutes les mères sont étrangères » est la première phrase de « La pas trop proche », où elle confronte la figure de sa mère
    à sa propre expérience de la maternité. Dans Libération, elle s’étonne de ceux qui
    ont des opinions sur tout, « éberluée par la facilité avec laquelle ils les acquièrent et la violence avec laquelle ils les défendent. » Un séjour en Bretagne chez une femme cultivée qui « zappe » d’un sujet à l’autre lui fait écrire : « Le rôle des intellectuels et des écrivains (…) serait maintenant, au contraire, de rétrécir. D’isoler. D’ériger des cloisons. De concentrer. D’écarter le flux affolant d’images et de bruits, de choix miroitants, d’informations et d’influences parasites. De faire le vide, le silence. De dire une chose, une seule. Ou deux… mais en profondeur. » (Le déclin de l’« identité » ?)

     

    En deuxième partie, « Lire et relire », Nancy Huston va de l’Evangile selon saint Matthieu à Duras, rapproche Tolstoï et Sartre – « bonne foi, mauvaise conscience » –, questionne Romain Gary. Dans la troisième partie, qui donne son titre au recueil, se trouve son texte « le plus largement diffusé dans le monde », « traduit dans treize langues » et même en braille : « La donne » (1994). Nancy Huston le commence par « Je suis belle. Je n’ai encore jamais rien écrit à ce sujet, mais tout d’un coup j’ai envie d’essayer de le faire. » Au paragraphe suivant : « Par ailleurs, je suis intelligente. Moins que Simone Weil. » Elle examine ce que cela a signifié jusque alors dans sa vie, comment cela a joué dans ses rapports avec ses professeurs, avec les Français, avec les Américains qui mettent hypocritement le corps entre parenthèses. C’est une réflexion personnelle sur « les mille langages muets des corps », pour conclure : « On joue selon sa donne. »

     

    Les derniers textes tournent autour de « La maman, la putain… et le guerrier » (quatrième partie). Elle y défend l’hypothèse suivante : « la guerre est un phénomène culturel au même titre que la prostitution, qui essaie de se faire passer pour un phénomène naturel au même titre que la maternité. » Comment la guerre est racontée aux femmes, quel y est leur rôle. Elle y revoit et adapte des
    propos tenus dans A l’amour comme à la guerre (1984). Nancy Huston est une passionnée qui passionne. Dans Ames et corps, j’ai particulièrement aimé les textes
    où elle revient sur son propre parcours de femme et d’écrivain. Une lecture stimulante.