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Textes & prétextes - Page 398

  • Contes de printemps

    C’est en 1909 que Sôseki écrit les Petits contes de printemps (traduits du japonais par Elisabeth Suetsugu), de janvier à mars, en feuilleton pour un journal. A quarante-trois ans, il a déjà publié Je suis un chat et aussi Botchan, entre autres. Ce recueil de vingt-cinq textes courts (le plus long compte sept pages) livre comme des « fragments de journal intime » : « la tonalité de chacun est différente, tantôt intime et familière, tantôt d’une drôlerie délicate, étrange, ou encore empreinte de nostalgie » (quatrième de couverture). 

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    En couverture, un détail d’une peinture de Heihachiro Fukuda (1892-1974)

    « Jour de l’an » raconte la visite que lui font quelques jeunes gens vêtus comme d’habitude sauf un, venu en redingote, puis de Kyoshi (poète et ami) en tenue de cérémonie : « haori noir et kimono noir aux armes de sa famille, on n’en attendait pas moins de lui ». Comme celui-ci pratique le , il propose à Sôseki de chanter. L’écrivain réalise que sa voix devient incertaine, ce que confirment ses hôtes : « La redingote notamment déclara que j’avais une voix chevrotante. » Il faut lire comment se poursuit cette séance de chant, l’encens pour l’un, les quolibets pour l’autre, jusqu’à cette conclusion : « Pour ma part, tant la nuance des manches de Kyoshi que leurs ondulations pendant qu’il jouait, m’ont laissé totalement froid. »

     

    Une étrange rencontre – un serpent, une voix – lors d’une sortie de pêche avec son oncle sous la pluie, un vol de ceintures brodées, la ruse d’une petite-fille nommée Kii-chan pour se venger de la méchanceté d’un petit voisin, les sujets sont les plus divers. Sôseki anime des scénettes de la vie quotidienne, campe rapidement le décor, et nous, lecteurs, nous regardons, nous écoutons, comme si nous y étions.

     

    Un jour de neige et de grand froid, son fils de deux ans pleure quasi sans discontinuer.  Avec les pleurs de l’enfant, le froid, Sôseki se sent incapable de travailler – « je n’ai le cœur à rien, et je n’arrive pas à éloigner mes mains du brasero » – et en plus, sa femme ou un visiteur imprévu ne cessent de le déranger. Il lui faudra attendre le soir pour retrouver le silence et la paix. (Le brasero)

     

    L’écrivain raconte aussi des souvenirs, notamment d’un séjour  à Londres en 1900 : « La pension », « L’odeur du passé », « Impressions », « Brouillard »... Ou de son enfance, quand un élève a osé se lever pour corriger au tableau le caractère « ki » écrit par le maître au début d’un mot – c’est lui, bien sûr. (Le 11 février)

     

    L’art du conteur se révèle dès la première phrase : « Depuis notre installation à Waseda, le chat s’est mis à dépérir à vue d’œil. » (La tombe du chat) ; « O-Saku avait-elle été trop matinale, toujours est-il qu’elle s’agitait en tout sens en répétant : « La coiffeuse n’est pas encore arrivée ? Elle n’est toujours pas là ? » » (L’être humain) ; « Hors d’haleine, je me suis arrêté et j’ai levé la tête : déjà, des étincelles passaient au-dessus de moi. » (L’incendie)

     

    Dans ses Petits contes de printemps, l’écrivain japonais glisse ses préoccupations de tous ordres, y compris ses maux d’estomac, et surtout une fine observation des êtres humains. L’humour, l’inquiétude, toutes les émotions sont rendues avec justesse et pudeur. Et aussi avec poésie, comme lorsqu’il regarde un oiseau dans l’air printanier – un moment d’émerveillement. (Les replis du cœur)

  • Monplaisir

    avenue huart hamoir,schaerbeek,balade,promenade,patrimoine,bruxelles,architecture,arbres,ginkgo biloba,culture« Rendez-vous à la gare de Schaerbeek ; supprimez-la en imagination et plantez sur l’aire occupée aujourd’hui par l’avenue Huart Hamoir un beau château semblable à celui qui hante les rêves des enfants. Entourez-le d’étangs, de jardins et de fontaines jaillissantes… et vous aurez Monplaisir tel que le conçut à la fin du XVIIe siècle un certain baron Roose. Ce dont se réjouit Charles de Lorraine, gouverneur-général des Pays-Bas, lorsqu’il se mit en quête d’une résidence champêtre entre 1752 et 1780. Le saviez-vous : c’est à Monplaisir que furent organisées les premières courses de chevaux du continent. »

     

    Georges Renoy, Bruxelles aux iris, 20 promenades dans la région bruxelloise,  Duculot,  Paris-Gembloux, 1979.

     

    « Walckiers-Ferraris » par Joseph de Ferraris (carte de 1777, via Wikimedia Commons)

     

  • Huart Hamoir impairs

    Il ne faut pas nécessairement avoir un train à prendre – ou une voyageuse à aller chercher – pour descendre du square Riga vers la gare de Schaerbeek, place Princesse Elisabeth. C’est si agréable d’emprunter la belle avenue Huart Hamoir d’un côté et de la remonter de l’autre, ou d’emmener des enfants jouer là où « l’une des plus larges avenues-promenades de la capitale » s’arrondit pour faire place au parc et à la plaine de jeux du Hamoir (ils y sont invités à lire dehors tout l’été).  

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    Le matin, ce sont les numéros impairs qui prennent le soleil, aussi c’est de ce côté que j’ai l’intention de prendre quelques clichés, et pour cela, mieux vaut longer le terre-plein central, à gauche du monument aux troupes africaines, d’où l’on voit mieux les maisons et les arbres. 

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    J’ignore comment il se fait qu’on a planté le long du trottoir, en alternance avec des cerisiers du Japon, tant de ginkgos bilobas, plus fréquents dans les parcs – je vous ai déjà parlé, il me semble, des deux rares exemplaires femelles qui répandent ici en automne leurs fruits singulièrement nauséabonds (en ville, on ne plante plus que des ginkgos mâles aujourd’hui). 

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    Sachez-le, je ne photographie ni les poubelles débordantes, ni les déchets abandonnés, ni les abris à vélos tagués, à quoi bon se lamenter une ixième fois de la malpropreté dans les espaces publics ? Passons. 

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    A l’époque où les belles demeures de l’avenue Huart Hamoir (nom du bourgmestre d’alors) ont été construites, au début du XXe siècle, on n’y prévoyait pas de garage. Avec les voitures tout le long de la voirie aujourd’hui, ce n’est pas si simple de prendre une jolie vue d’ensemble, mais je vais essayer de vous montrer tout de même un peu de cette avenue schaerbeekoise pleine de charme. 

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    Chaque façade diffère de ses voisines, mais en se succédant, leurs éléments –  style éclectique,  Beaux-Arts, Renaissance flamande, Art nouveau – forment des enfilades souvent harmonieuses. Les feuillages ignorent les limites des propriétés et ce continuum végétal contribue à la beauté des lieux. Des constructions plus récentes s’efforcent de respecter le rythme et le ton de la partition. ( Il y a des exceptions, comme cet immeuble « fonctionnel » aux étages heureusement masqués par un valeureux ginkgo). 

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    Il faut lever les yeux pour apercevoir les ornements d’une toiture, de gracieux clochetons surmontés de fantasques paratonnerres, des fers forgés offerts au ciel pour le décorer, un sgraffite sous une corniche au-dessus d’un arc en pierre bleue qui achève de surligner une grande baie vitrée.

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    Sur le terre-plein de l’avenue se dressent notamment des frênes, des marronniers, des hêtres, des platanes à feuilles d'érable, des tilleuls, des houx. Certains sont à l’inventaire des arbres remarquables de la capitale.  

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    C’est dimanche. Des enfants jouent à la plaine de jeux, un homme prend le soleil sur un banc.  Tout est calme. Rien ne bouge dans les avenues avoisinantes, sauf une voiture de temps à autre. 

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    Un drapeau belge près du toit attire mon attention sur une belle maison Art nouveau, haute et étroite. Le ginkgo biloba devant sa façade semble avoir fait régime pour s’y accorder. Quelle imagination de son architecte pour la toiture ! Deux fenêtres jumelles dont l’une est dotée d’un balconnet,  à côté d’une lucarne originale en oblique. 

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    Inscription aux Estivales : asbl.patris@gmail.com ou 0476/77.65.36

    Quasi chaque façade appelle une lecture particulière, et selon le jour ou l’heure, je m’attarde à détailler l’une ou l’autre. Tiens, une coquille sur un fronton triangulaire, jamais remarquée encore – Schaerbeek fait le bonheur de tous ceux qui aiment l’architecture, le patrimoine, l’urbanisme au sens noble du terme. Voici l’occasion de vous rappeler que l’asbl PatriS organise à nouveau ses « Estivales », n’hésitez pas à écrire pour obtenir le programme, plein de nouveautés alléchantes.  

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    Ça et là des pierres taillées retiennent le regard, ou les horizontales de ces garde-corps en fonte très travaillés sur toute la largeur d’une façade, aux deux étages. Et toujours, pour leur tenir compagnie, ces ginkgos à la silhouette si élancée. Dans le bas de l’avenue, en se rapprochant de la place et de la gare qui la terminent, des maisons et des immeubles ont parfois des décors plus simples, mais intéressent à leur manière par le jeu dans l’agencement des briques, des couleurs.  

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    On restaure le bulbe principal de la jolie gare de Schaerbeek, qui accueillera bientôt un musée du train (ouverture prévue en septembre). Partout, en bas de l’avenue Huart Hamoir, des affiches annoncent la fête de la musique – ce sera au début de l’été. Il me reste à remonter l’avenue, côté pair – je le garde pour une prochaine fois, d’accord ? 

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  • Souplesse

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    « Mais la vérité littéraire est selon moi sans rapport avec la vérité telle que la conçoivent les professionnels de l’information. Les romans ne prétendent pas enseigner quoi que ce soit. Parfois un mot vient se glisser dans la phrase en dépit du référent qu’il désigne, à cause d’une sonorité, d’un nombre de syllabes, d’une association d’idées. C’est pourquoi l’oreille du traducteur se doit d’être fine et sa souplesse extrême. Il n’est pas là pour juger, il est là pour comprendre. »

     

    Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire

  • Lire, Agnès Desarthe

    Le remplaçant d’Agnès Desarthe, entre fiction et autobiographie, m’a donné envie de lire ses récits personnels. Comment j’ai appris à lire (2013) débute ainsi : « Apprendre à lire a été pour moi une des choses les plus faciles et les plus difficiles. Cela s’est passé très vite, en quelques semaines ; mais aussi très lentement, sur plusieurs décennies. » D’un côté, déchiffrer, « un jeu » ; de l’autre, « comprendre à quoi cela servait », longtemps pour elle une énigme. 

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    Charles Dehoy (1872-1940), Jeune fille à la lecture

    Nous sommes enclins à penser que les écrivains lisent quasi comme ils respirent, dès l’enfance, avidement. Proust a écrit là-dessus des pages inoubliables. Pour Agnès Desarthe, née en 1966, quand son grand frère apprend à lire, elle n’en voit pas l’intérêt. « Lire ne sert à rien. Moi, ce que je veux, c’est écrire. J’ignore qu’il existe un lien de nécessité entre ces deux activités. »

     

    Après une journée à l’école primaire de filles, consacrée au coloriage, on l’amène le lendemain à l’école de garçons : elle sera l’une des quatre filles sur dix classes masculines – et cela importe, on verra pourquoi. Le premier livre de lecture, Daniel et Valérie, lui semble non pas difficile à lire, mais à comprendre : pourquoi des « chandails » et non des « pulls » ? Il lui faudra plus de dix ans pour résoudre son « problème avec les livres » qui parlent « de gens qui n’existent pas mais qui font semblant d’exister ». Elle leur préfère le Manuel des Castors Juniors.

     

    Bonne élève, Agnès D. se méfie tout ce qui paraît « normal » aux autres. En revanche, les jeux de mots l’enchantent – « les calembours volent » entre son père et son frère – et, dans Tistou, les pouces verts (Maurice Druon), la façon d’appeler les parents du garçon « Monsieur Père » et « Madame Mère » l’épate. Cela lui inspire un conte, un plagiat, qui fait dire à son père : « Putain, c’est du Marguerite Duras. » Sentiment « de gloire et de gêne ».

     

    Son problème perdure jusqu’en classe d’hypokhâgne (un mot qui la fascine). Elle refuse Balzac, Flaubert, Zola et aussi Sartre, Proust, Nizan. Devant la littérature, elle se ferme : « Il est hors de question que cela pénètre en moi. » Avec Prévert, c’est tout autre chose, elle le lit « du matin au soir ». Dans la poésie, rien d’ordinaire.

     

    Ses parents lisent et aiment les classiques français, mais leur fille s’entête : « Je n’aime pas lire ». Ils rusent alors, la poussent vers les poètes, puis les polars, souvent traduits de l’anglais – une première perception du travail de la traduction, dont elle fera son métier plus tard. En seconde, elle lit Phèdre et Madame Bovary : « L’une m’enchante, l’autre m’assomme. »

     

    C’est dans ses origines familiales qu’Agnès Desarthe situe un des nœuds de son problème. Son père, d’origine lybienne, se plaint du français qui « ne donne rien » de la beauté de certains mots arabes. Il utilise avec ses enfants nés en France la « langue deuxième », approximative, neutre. Sa mère, « née de parents russes parlant aussi le yiddish et le roumain », à Paris, est francophone, « mais c’était toujours mon père qui parlait ». D’où le « serment » d’Agnès Desarthe : « Jamais je ne parlerai bien français, jamais je n’écrirai cette langue correctement, jamais je ne consentirai à lire ses grands auteurs ». L’anglais, code secret des parents entre eux, lui paraît plus désirable.

     

    Les années passent. Souvenirs de lectures, de difficultés, et aussi de coups de foudre : Duras, Camus, Faulkner. L’entrée en hypokhâgne au lycée Henri IV – « aujourd’hui encore, je ne comprends pas ce qui leur a pris de m’accepter » – puis en khâgne au lycée Fénelon – elle est « bonne angliciste » – va être décisive : c’est là qu’elle apprend à lire. Grâce à la « troisième madame B. » de sa vie. Après Mme Bessis à l’école maternelle, Mme Bovary sa persécutrice, voilà Mme Barbéris, prof de français, « blonde, les yeux bleus, nez en trompette (…), blouson de cuir, minijupe. Elle pose un quart de fesse sur le bureau et parle. Je l’aime aussitôt. »

     

    Celle-ci enseigne le structuralisme, Genette, Bakhtine, dont Agnès D. ne retient que la question « D’où écrit-on ? », essentielle. Le jargon, elle l’aime, et cette façon de lire où il n’est « plus question d’origine ni de culture », qui lui donne des armes, des outils, un « esperanto ». Agnès Desarthe abandonne son serment. Mme B., son « maître », a défait le lien entre exil, déportation, persécution, humiliation sociale et lecture, qui la paralysait.

     

    « Mme Barbéris nous montre l’écrivain au travail, et le livre cesse d’être ce parpaing lourd, imposant, blessant ; il devient l’espace de liberté et de souffrance du créateur, il s’ouvre et invite le lecteur à le comprendre, à le décoder. » Agnès D. peut, à présent qu’elle est mère et réfléchit aux incohérences de sa jeunesse, défaire la « pelote emmêlée » de son passé, dire « la peur des garçons » à l’école, où elle se sentait « différente, solitaire, bestiole traquée » parce qu’elle était une fille, simplement.

     

    Devenue normalienne, elle « cesse d’être une fille » et « cesse d’être juive ». Elle croyait vouloir l’argent et obtient « la légitimité ». Les romans russes, elle les lit « comme une vie déjà vécue », mais c’est avec Isaac Bashevis Singer que tout s’éclaire : « Singer a achevé de m’apprendre à lire parce qu’il m’a indiqué, d’une certaine façon, d’où j’écris. »

     

    L’agrégée d’anglais, romancière et traductrice, livre dans Comment j’ai appris à lire un récit d’apprentissage très personnel, un « portrait de l’artiste en jeune non-lectrice ». Une quête de sens intime et une réflexion passionnante sur les liens entre dire, écrire et lire – et vivre.