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Textes & prétextes - Page 351

  • Glisse

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    « C’est la nuit, le taxi glisse dans la ville sur la chaussée mouillée, j’ai toujours aimé que ça glisse, toujours aimé les trottoirs mouillés des villes, et toujours aimé entendre le bruit des roues des taxis qui glissent sur les chaussées pleines de pluie, un bruit mat, doux. Il n’y a eu aucun couac, tout était réussi. Un petit goût de matcha, les épaules nues des femmes, les châles caressants et les bribes de conversation, tout avait été soyeux, tout avait glissé. »

    Fabienne Jacob, Mon âge

  • Voilà mon âge

    Mon âge de Fabienne Jacob n’entre dans aucune catégorie précise : ni roman ni témoignage, c’est une succession de moments vécus, d’expériences où se croisent l’âge qu’on a et l’âge qu’on ressent, les couches du temps dans l’être. Une femme se raconte, physiquement. Cela commence par un démaquillage à deux heures du matin : « Voilà mes yeux, voilà ma bouche, voilà mon âge, vingt-sept ans, trente-neuf ans, soixante et un ans. »

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    Firmin Baes, Jeune femme au miroir

    « Passé une certaine distance de son reflet on ne se raconte plus d’histoires », même si « se regarder dans un miroir est une opération impossible, être dans le même temps celui qui regarde et celui qui est regardé, mais qui est soi et qui est l’autre ? » Dans la chambre attenante à la salle de bain, son mari la regarde, l’attend. « Un livre entier n’y suffirait pas, à dire toutes les pensées qui arrivent en vrac dans l’esprit d’une femme qui se démaquille. »

    Le miroir peut être cruel dès l’enfance, quand on se voit pour la première fois dans la robe de tulle dont on rêvait, rapportée de chez la couturière. Elle tombe bien, mais que dirait son amie Else si elle la voyait – « C’est quoi ce déguisement ? » On peut être surpris à n’importe quel âge par son reflet inattendu, une image de soi non préparée. Ou blessé par le regard d’une vendeuse dans une boutique de mode qui vous déclasse instantanément.

    « Toute une partie de sa vie, on veut ressembler à quelqu’un d’autre. » Son modèle, pendant l’enfance et l’adolescence, c’était Else, qui avait deux ans de plus, sûre d’elle, sa mèche devant les yeux – elle osait tout, elle lui apprenait le plaisir. « Ce que je voulais, c’était attraper sa façon d’être au monde. » Sa mère aurait préféré la voir jouer avec une autre, mais elle préférait Else qui avait « le chic pour trouver les coins que les autres ne connaissent pas ».

    Au lycée viendront d’autres influences ; celle qui cache ses origines et sa langue maternelle veut alors « être comme tout le monde », « ressembler aux filles d’ingénieur », alors que son amie Else était « un modèle de transgression et de liberté ». « J’ai mis du temps à être moi et seulement moi. »

    Des souvenirs surgissent, les siens, ceux de sa mère, ils se confondent parfois quand elle pense à elle. « Age ? » lui demande-t-on : « J’ai un autre âge que celui que j’ai donné à la secrétaire médicale. J’ai indiqué un faux parce qu’elle s’impatientait, j’ai donné le premier qui m’est venu à l’esprit. »

    Les peurs, les pleurs n’ont pas d’âge, même quand on devient « une autre femme » et que « la possession des êtres et des choses » n’intéresse plus, qu’on vit dans « le détachement », « la vie intérieure ». Comment définir la pudeur ? « C’est cacher aux autres et à soi-même un corps qu’on ne reconnaît pas comme sien. »

    Seul lui importe à présent de « vivre des moments sans temporalité ». Elle les trouve dans des endroits auxquels on ne penserait pas, des lieux banals. Ou un soir de pleine lune, près d’une piscine. Fabienne Jacob est une romancière qui écrit au plus près des sensations. Dans Mon âge, passant d’une période de la vie à une autre, sans ordre, elle conte les rendez-vous d’une femme avec son corps, des ressentis dans la peau, qui n’ont pas d’âge.

  • Conversations

    « Shawn connaît Shudi depuis l’âge de cinq ans et a vécu de près la tragédie du suicide de son père. Le père de Shudi s’appelait Wang. Pour protéger ses enfants, la mère de Shudi a décidé de leur donner son nom de famille à elle, Li.

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    – Non, non, il n’aime pas en parler.
    – C’est la première chose qu’il m’a racontée quand nous nous sommes rencontrés.
    – C’est parce que vous avez des conversations de train.
    – Pardon ?
    – C’est une expression qu’un journaliste a employée un jour. Il engageait la conversation avec des inconnus dans un train et pas une seule fois on ne l’a envoyé paître parce que les gens partaient du principe qu’ils ne le reverraient jamais. »

    C’est ce que je fais : mener des conversations de train. Sauf que, parfois, elles durent des années. »

    Lieve Joris, Sur les ailes du dragon. Voyages entre l'Afrique et la Chine

    Lieve Joris avec Li Shudi, qui a vécu des années en Afrique du Sud © Lieve Joris (Source BibliObs)

  • Afrique-Chine

    Sur les ailes du dragon : sous ce titre, Lieve Joris raconte ses « voyages entre l’Afrique et la Chine » (récit traduit du néerlandais par Arlette Ounanian). Ecrivaine-voyageuse belge, « la Congolaise » comme l’appellent certains, s’intéresse au commerce de plus en plus développé entre les Africains et les Chinois. Comme dans La chanteuse de Zanzibar, elle cherche surtout les rencontres, le contact avec les gens.

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    Elle se trouve d’abord dans le vieux centre de Dubaï : sur les étagères des frères Duseja, grossistes, des marchandises lui sont familières – « j’ai vu les mêmes en Afrique ». Les Duseja y ont déjà de nombreux représentants : « Nous ne faisons que livrer, me dit Vishal. Après, c’est à eux de se débrouiller. On n’apprend pas aux Romains à faire du commerce à Rome. »

    C’est à Kisangani, où elle habitait en 2000, ville alors aux mains des rebelles congolais et de leurs alliés, que Lieve Joris a fait connaissance avec ces Indiens dont la simple échoppe dans le centre était « un poste d’observation, un endroit d’où ils étudiaient le marché ». A cause de la guerre qui a coupé l’est du Congo de la capitale, c’est à Dubaï que les commerçants ont pris l’habitude de se ravitailler.

    Elle accompagne Albert, un pasteur congolais qui travaille avec eux, dans sa tournée des magasins : objets de commande, costumes et chaussures bon marché… On observe les clients, on les écoute, on récolte des informations. Les commerçants africains commencent à se détourner de Dubaï pour se fournir en Chine où l’offre est plus variée. Mais à Guangzhou (Canton), on ne vend que des produits chinois et c’est plus risqué, on a parfois de mauvaises surprises à l’ouverture du conteneur.

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    Lieve Joris loge chez une Burundaise qui travaille dans le commerce de l’or et des diamants – partager l’appartement permet de diminuer ses frais. Mais c’est Anne, une sympathique Congolaise rencontrée à la boutique indienne et qu’elle suit chez ses fournisseurs, qui lui en apprend le plus sur le marchandage, la façon d’obtenir gain de cause chez une Chinoise qui ne lui a pas fourni la bonne marchandise la dernière fois. 

    Après Dubaï, nous suivrons Lieve Joris en Chine (Guangzhou, Beijing, Shanghaï, Jinhua) puis en Afrique du Sud et au Congo. Dix étapes pour découvrir les mouvements commerciaux entre Afrique et Chine. Toujours de manière très concrète : comment on remplit un conteneur, comment on reproduit des tee-shirts, comment l’élite congolaise s’approvisionne à Shundi, « la ville des meubles »…

    Chaque fois, c’est à travers des rencontres que nous apprenons peu à peu ce que les Africains pensent des Chinois, les Chinois des Africains, et comment ils vont les uns chez les autres. A Guangzhou, elle rencontre un Malien dans un magasin : Cheikhna cherche un ordinateur pour sa fille, ils font connaissance et elle découvre comment il se fournit et négocie en Chine pour son commerce de vêtements en Afrique.

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    Lieve Joris avec Cheikhna, un Malien qui vit à Brazzaville, mais qu'elle a rencontré à Guangzhou © Lieve Joris (Source BibliObs)

    Si les Européens se méfient des avancées chinoises en Afrique, les Africains eux-mêmes connaissent les préjugés des Chinois à leur égard. Beaucoup d’ignorance et de clichés subsistent de part et d’autre : un jeune Africain s’étonne en arrivant en Chine de ne pas y trouver de « Chinois volants » comme au cinéma, des Chinois s’étonnent que tous les Africains ne soient pas « petits, pauvres et sales ».

    Avec une enseignante à Peking University, Lieve Joris participe à un voyage universitaire. A Jinhua, où se trouve l’Institut d’études africaines, elle fait la connaissance d’un grand Chinois, un professeur qui parle à peine l’anglais, Shudi, un amateur d’art parti travailler en Afrique du Sud, marqué par le suicide de son père humilié et battu pendant la Révolution culturelle. Grâce à Shudi, à ses amis, elle va se rapprocher encore de la complexité des relations entre Afrique et Asie.

    Shudi, elle s’en rend compte, aime l’Afrique du Sud comme elle aime le Congo. Quand il y retourne avec sa femme, elle les suit. A cinquante-sept ans, Shudi lui envie son indépendance et rêve de la retraite, « d’être libre, voyager, peindre ». Lieve Joris découvre où ils ont travaillé, comment ils se sont lancés dans le commerce en vendant des montres au bord de la route. La plupart des amis du couple se sont enrichis ; Shudi a privilégié la richesse du cœur, le partage, il tient un blog sous le pseudonyme de « Da Li »  le grand Li »). Beaucoup de Chinois aisés quittent leur pays, trop pollué.

    Lieve Joris ne juge ni les uns ni les autres, mais les choses sont dites, montrées, racontées, sans complaisance. Sur les ailes du dragon est moins un récit de voyages qu’une approche des êtres humains là où ils vivent. Une approche des comportements sociaux et des échanges économiques entre deux continents très différents au XXIe siècle. « La mondialisation comme vous ne l’avez jamais lue. » (L’Express)

  • Vertu du roman

    binet,laurent,la septième fonction du langage,roman,policier,littérature française,parodie,uchronie,enquête policière,barthes,linguistique,sémiologie,langage,culture« Cette histoire possède un point aveugle qui est aussi un point de départ : le déjeuner de Barthes avec Mitterand. C’est la grande scène qui n’aura pas lieu. Mais elle a eu lieu pourtant… Jacques Bayard et Simon Herzog ne sauront jamais, n’ont jamais su ce qui s’était passé ce jour-là, ce qui s’était dit. A peine pourront-ils accéder à la liste des invités. Mais moi, je peux, peut-être… Après tout, tout est affaire de méthode, et je sais comment procéder : interroger les témoins, recouper, écarter les témoignages fragiles, confronter les souvenirs tendancieux avec la réalité de l’Histoire. Et puis, au besoin… Vous savez bien. Il y a quelque chose à faire avec ce jour-là. Le 25 février 1980 n’a pas encore tout dit. Vertu du roman : il n’est jamais trop tard. »

    Laurent Binet, La septième fonction du langage