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Textes & prétextes - Page 13

  • Appartenir au jour

    Emma Doude van Troostwijk (°1999), une Néerlandaise qui a grandi en France, a vu son premier roman publié en janvier 2024 aux Editions de Minuit : Ceux qui appartiennent au jour. Augustin Trapenard l’a invitée à La Grande Librairie, le roman a reçu plusieurs prix. Dans un français singulier qui lui donne un ton à part, elle raconte l’histoire d’une jeune femme qui rentre à la maison (un presbytère) après un an d’absence et y retrouve sa famille. Des observations, la vie quotidienne, les liens entre eux, c’est par petites touches que la romancière nous fait entrer dans ce quasi-huis clos.

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    Presbytère de Chartrené, XVIIIe, photo JC Allin (Wikipedia)

    Sa première impression en arrivant est celle d’un certain délabrement des lieux. Dans son fauteuil à bascule, Opa, son grand-père ne la reconnaît pas : « Il tend la main et dit, enchanté de vous rencontrer madame, je vous attendais. » Son frère Nicolaas essaie de mettre de l’ordre dans le jardin qui ressemble à un terrain vague. Leur père pasteur, en burn-out, ne bouge pas de son lit ; elle passe des heures à le regarder « s’assoupir et se réveiller ».

    « Quand il rentre de son stage, Nicolaas s’allonge près de nous. Il dépose un baiser sonore sur le front de Papa et dit, plus qu’un mois et je suis pasteur, t’imagines ? Mon père se redresse un peu, tapote l’épaule de mon frère et dit, et moi je suis devenu homme au foyer. Ils rient. » Le père lui-même souffre de trous de mémoire qu’il tâche de compenser à l’aide de post-it au mur.

    Par séquences d’une ou deux pages, ou quelques phrases, nous découvrons ce que regarde la narratrice : le visage creusé d’Opa, les « cafés servis par Oma dans des tasses aux motifs anciens. Du bleu de Delft. » Régulièrement, elle mentionne les différences entre le français et le néerlandais. « Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven. » Quand son grand-père la réveille à trois heures du matin : « Ça va aller Opa, alles gaat goed, alles gaat goed » (Tout va bien).

    « En français ils perdent la tête. En néerlandais ils perdent le chemin. Ze zijn de weg kwijt. » Les troubles de la mémoire occasionnent des moments suspendus, parfois des fous-rires. En pleine nuit, son grand-père se croit en retard pour l’heure du culte qui a sonné au temple protestant. Son fils est devenu pasteur comme lui et bientôt ce sera le tour de Nicolaas, son petit-fils. Entre le frère et la sœur, on sent une grande complicité.

    A l’approche de son ordination, Nicolaas s’interroge. « Tu crois en Dieu, Papa ? » Son père ne répond pas tout de suite « et finit par dire, je crois à la puissance des histoires. » Opa entraîne sa petite-fille au jardin pour lui confier un secret – « Ne le dis à personne » – puis sort de sa poche un papier froissé : un mail qu’il ne lui a jamais envoyé, où il disait sa joie à la lecture d’un texte qu’elle avait écrit et lui confiait que son prénom, Zacharie, veut dire « Dieu s’est souvenu », ce qui le fait sourire.

    Mama, sa mère, est à la cuisine ou à l’ordinateur ou en réunion avec le conseil presbytéral. Quand son fils se demande s’il va y arriver, elle dit « tu sais, écrire une prédication c’est un peu comme parler d’amour. » Au petit déjeuner, prière, lecture de la Bible. Opa met du thé au lieu de lait dans ses corn flakes. Plus tard, il sifflote en posant une pièce d’un puzzle « à un endroit improbable ».

    Les souvenirs d’enfance affluent dans le récit. On regarde des scènes du passé sur des cassettes VHS, dans des albums. Sur le mur de la chambre, il y a les traits de son frère plus petit qu’elle, à onze ans encore – « Maintenant je suis obligée de me hisser sur la pointe des pieds pour poser mes joues contre les siennes. » Son frère célèbre un enterrement, un baptême. A une semaine de son ordination, on lui demande en visioconférence pourquoi il veut devenir pasteur. Un silence, puis « Nicolaas reprend, mais j’ai des doutes ces derniers temps sur le sens de. [sic]» A sa sœur, il dira « avoir envie de faire un métier qui n’existe plus », vouloir « faire un truc qui compte, un truc qui compte vraiment. »

    Emma Doude van Troostwijk (littéralement : du quartier de la consolation) met une douceur infinie dans les rapports entre ses personnages, les suit avec délicatesse jusque dans les égarements de la raison, de la mémoire, des corps. « L’un des romans les plus originaux de la rentrée littéraire », « par la forme et le fond » écrit Guy Duplat dans La Libre : « Tous les personnages sont sur le fil de la vie, fragiles à en tomber. »

    Sophie Creuz parle joliment d’un « petit livre d’heures », « un livre écrit à l’encre de la tendresse » (RTBF). « En français, ils ne tiennent qu’à un fil. En néerlandais ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag. » Voilà qui explique le titre magnifique : il donne la tonalité de ce premier roman lumineux où on chante, on sourit, on danse, on pleure, on prie, on doute, on s’épaule. Qu’ajouter ? En phrases simples, on s’aime.

  • Curriculum vitae

    Modiano coffret.jpg« J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt-et-unième année, je les ai vécus en transparence – ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »

    Patrick Modiano, Un pedigree

  • Passager clandestin

    J’étais impatiente d’arriver à ce récit de Modiano, Un pedigree (2005), auquel tant d’articles renvoient et qui éclaire son passé, avant sa naissance en tant qu’écrivain. (Un titre en écho au roman de Simenon inspiré par sa vie.) Bien qu’il figure dans Romans, c’est son texte le plus autobiographique. Patrick Modiano, né « d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation », s’est attelé à baliser le mieux possible sa vie entre sa naissance, le 30 juillet 1945, et sa majorité, en 1966.

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    En couverture, une photographie de René Maltête

    Sa mère (°1918, Anvers) était fille d’ouvrier et petite-fille de docker (son grand-père Louis Bogaerts « avait posé pour la statue du docker, faite par Constantin Meunier et que l’on voit devant l’hôtel de ville d’Anvers »). A vingt ans, elle est devenue comédienne puis « girl » au music-hall. Modiano reprend les noms des personnes et des lieux que fréquentait cette « jolie fille au cœur sec ». Son chow-chow dont elle ne s’occupait pas « s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. » A Paris depuis juin 1942, elle habitait une chambre 15, quai de Conti, dans l’appartement loué par deux amis. Il donne leurs noms ainsi que ceux de ses visiteurs : « Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. »

    Son père (°1912, Paris) a une histoire plus compliquée. « Son père à lui était originaire de Salonique et appartenait à une famille juive de Toscane établie dans l’Empire ottoman. Cousins à Londres, à Alexandrie, à Milan, à Budapest. » Albert Rodolphe Modiano a quatre ans quand son père meurt. « Dans son adolescence et sa jeunesse, il est livré à lui-même. » Après l’internat au collège Chaptal, il ne passe pas son bac. Quand la seconde guerre mondiale éclate, « il vit déjà d’expédients. » Adresses multiples, noms d’emprunt, affaires diverses. Avec une amie juive allemande, « ils se font rafler un soir de février 1942 » dans un restaurant, ils n’ont aucun papier sur eux. Lui parvient à s’échapper du commissariat, elle sera libérée grâce à l’intervention de quelqu’un. « Demi-monde ? Haute pègre ? » Il s’interroge sur le monde où évoluait son père. « Drôles de gens. Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent. »

    Il suit leurs traces sous l’Occupation, période que son père avait évoquée un soir : « j’avais senti qu’il aurait voulu me confier quelque chose mais les mots ne venaient pas. » Ils se cacheront en Touraine jusqu’à la Libération, puis rentreront à Paris. « Le 2 aout 1945, mon père vient à vélo déclarer ma naissance à la mairie de Boulogne-Billancourt. » En 1947 naît son frère Rudy. En septembre 1950, on les baptise à Biarritz où ils vivent seuls pendant deux ans, sous la protection de la gardienne de la Casa Montalvo.

    Aucun souvenir d’un geste « de vraie tendresse » de la part de sa mère à Paris, qui les confie en 1952 à une amie de Jouy-en-Josas. Son père leur rend visite de temps en temps avec Nathalie, son amie hôtesse de l’air. Paris de 1955 à 1956, école communale, catéchisme. Patrick Modiano se rappelle le quartier, les Tuileries, ses lectures d’alors, les vacances à Deauville dans un petit bungalow avec son père et Nathalie. Son frère meurt en février 1957 – « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. » Pensionnat à l’école du Montcel, l’école « des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus ». Lectures. Promenades du dimanche avec son père, qui donne toujours des « rendez-vous » dans des endroits divers et l’emmène parfois au cinéma. Grandes vacances à Megève. Séjour en Angleterre. Rares lettres de sa mère.

    Année après année, Modiano note ce dont il se souvient. Il quitte régulièrement des établissements où ils l’ont placé pour rejoindre ses parents, en espérant qu’ils le garderont quelque temps à Paris. Quand il confie à son père qu’il veut devenir écrivain, celui-ci insiste dans une lettre pour qu’il étudie d’abord, citant Sartre ou Claudel qui ont fait « de brillantes études ». Le seul diplôme de Modiano, ce sera le bac, passé à Annecy. Du lycée Henri-IV, il écrit : « jamais un internat ne fut aussi pénible […] surtout à l’heure où je voyais les externes sortir, par le grand porche, dans la rue. » Quand il s’enfuit, son père menace « de ne plus subvenir à son entretien », puis finit par se résoudre à ce qu’il vive avec sa mère. Celle-ci oblige son fils à mendier « un billet de cinquante francs » à chaque rendez-vous avec son père. Tenté « d’écrire noir sur blanc et en détail » ce qu’elle lui a fait subir, il se tait et pardonne.

    « Et de menus événements se succèdent et glissent sur vous sans y laisser beaucoup de traces. Vous avez l’impression de ne pas pouvoir vivre encore votre vraie vie, et d’être un passager clandestin. » Alors qu’approche pour Modiano l’âge de la majorité, son père veut lui faire devancer l’appel au service militaire, pour être débarrassé de lui. Il lui signifie de ne plus compter sur lui dès ses 21 ans atteints. La réponse sera tout aussi cinglante : « Cher Monsieur » écrit-il à son père, ce que celui-ci prend très mal. Ils ne se reverront plus. Patrick Modiano regrettera d’avoir écrit cette lettre. Son premier roman a été accepté. « J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. »

  • Question de taille

    Ramiers vertical bis.jpg« Un ramier est posé sur le faîte du toit, assis, pourrait-on dire. Plus de pattes. Seule remue la tête, par petites saccades. On reste là longtemps, à le regarder. On n’a jamais vu une pose si immobile, si exposée, tenue, par un rouge-gorge, encore moins par une mésange ou un chardonneret ; ceci est une posture de grand placide, une manière de regarder passer la vie comme qui regarderait le dehors, de sa fenêtre, tranquille. »

    Nicole Malinconi & Kikie Crêvecoeur, Poids plumes

    © Kikie Crêvecoeur, Poids plumes, & éditions, 2019

  • Poids plumes

    Il me faisait de l’œil à l’exposition namuroise, parmi quelques ouvrages à feuilleter, ce petit livre à quatre mains : Poids plumes de Nicole Malinconi, avec des gommes de Kikie Crêvecoeur. Comme suggéré au musée Rops, je suis allée à la librairie Point Virgule, qui proposait divers livres illustrés par la graveuse bruxelloise. A part l’un ou l’autre texte lu par ci par là, j’avais perdu de vue cette écrivaine belge après la lecture de son premier récit, Hôpital silence (1985).

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    Photo © Kikie Crêvecoeur, Poids plumes, 2019,
    Livre illustré sur des textes de Nicole Malinconi pour les éditions Esperluète, coll. L'Estran

    Poids plumes est dédié « A la Perdrix grise, à la Perdrix Rouge, à la Grive musicienne, au Bruant jaune, au Guillemot, à la Farlouse… » – une double page d’énumération où les oiseaux que je ne connais pas sont très nombreux. Je pense à Psychopompe, au Jardin nu. Dans de courts textes d’une à quelques pages, Nicole Malinconi observe des oiseaux de connaissance, ceux de nos villes et de nos campagnes, de nos jardins, de nos forêts : ramiers, pies, hirondelles…

    Chaque texte est d’accompagné d’une ou plusieurs gommes de Kikie Crêvecoeur, parfois rassemblées pour une illustration pleine page. En regard du Nid, feuillage, rameaux, nid, œufs répondent à la manière dont l’autrice suit la construction d’un nid de pies, brindille après brindille, dans un bouleau sans feuilles encore. « De jour en jour, il était devenu de plus en plus difficile de suivre ce qui se passait là-haut, dans ce vert qui n’en finissait pas de déborder, et finalement, le nid avait pour ainsi dire disparu. »

    Un caneton esseulé, des mésanges qui prennent leur temps avant de « faire honneur à vos nourritures », le passage des oies, un moineau qui se cogne à la vitre, le cormoran qui pêche ou fait sécher ses ailes « grandes ouvertes », ce sont des observations toutes simples que relate Nicole Malinconi, si bien rendues qu’on a l’impression de retenir son souffle en même temps qu’elle, comme à l’affût.

    De leur façon de voler aux plumes tombées dans l’herbe, les lecteurs et lectrices amoureux de la gent ailée feront leur miel. J’ignorais l’existence et les règles des concours de chant organisés par les pinsonneurs, attentifs au bon déroulement des syllabes « de l’aigu au grave » de leur pinson : « ruidju, ruhîdju, vidjudistroadju » !

    Quatrième de couverture de Poids plumes : « S’attarder à la pause et prendre des airs de philosophe, ce n’est pas votre affaire, quand vous êtes un poids plume ; vous voilà fait pour l’intranquillité. » Ce beau petit livre de Nicole Malinconi et Kikie Crêvecoeur édité par & m’a charmée par sa simplicité, sa justesse, son joli duo de mots et de gommes.