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Textes & prétextes - Page 10

  • Mauvais goût

    Rose Modigliani 2.jpg« Restons donc en Europe. Pourquoi le rose y est-il de nos jours si peu apprécié ? Les raisons en sont assurément variées, mais une idée lui est souvent associée, du moins si l’on se réfère, ici encore, aux enquêtes d’opinion : le mauvais goût, et même la vulgarité. Peu présent dans la nature et dans la vie quotidienne, le rose, quand il est choisi, spécialement dans le vêtement, fait écart avec ce qui l’entoure et, par là même, se remarque. Or, quoi qu’on en dise et qu’on le veuille ou non, se faire remarquer passe aujourd’hui  encore, du moins pour le commun des mortels, pour vaniteux, indécent, immoral ou ridicule. Pourquoi se mettre en valeur ? Pourquoi se vouloir différent des autres ? Ce sont là des comportements qui font violence à la vie en société. En matière de couleurs, même si toutes les stratégies du marketing tentent de proclamer le contraire, même si les discours des médias, des créateurs et des publicitaires invitent à changer, à innover, à renouveler les teintes et les gammes, une part importante de la population – sinon la majorité – veut pour sa vie quotidienne du « comme tout le monde », et même du « comme d’habitude ». Prétendre le contraire, c’est nier l’évidence. »

    Michel Pastoureau, Rose. Histoire d’une couleur

    Amedeo Modigliani, La blouse rose, huile sur toile, 1919,
    Avignon, musée Angladon - Collection Jacques Doucet

  • Pastoureau en rose

    Après Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, et enfin Blanc pour terminer sa série « Histoire d’une couleur », Michel Pastoureau nous offre une suite, quelle bonne nouvelle ! Des traces anciennes à aujourd’hui, Rose. Histoire d’une couleur (2024) explore la présence d’abord discrète de cette couleur jusqu’au quatorzième siècle, avant qu’elle soit admirée, sans pourtant avoir de nom précis. Désignée enfin par un nom de fleur, le rose deviendra une couleur ambivalente, à présent adulée ou rejetée, écrit-il. 

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    Un rappel important : comme pour les précédents, lisez ce livre dans le format original (quasi carré) si possible. Avec ses très nombreuses illustrations (de qualité, souvent en pleine page, avec une légende explicative), bien choisies pour accompagner le texte, la découverte de l’album procure un plaisir raffiné, sans comparaison avec la lecture de l’essai en format de poche, à mon avis.

    « Le rose est-il une couleur à part entière ? » Cette question, Pastoureau la pose à  l’entame de son introduction. Le scientifique n’y voit qu’une nuance de rouge, l’historien note son absence dans le lexique des couleurs en grec et en latin. Ce n’est que vers le milieu du dix-huitième siècle que le mot « rose » va passer de la reine des fleurs à un adjectif de couleur ! L’auteur rappelle que son champ d’étude se limite aux sociétés européennes ; pour l’historien, « les problèmes de la couleur sont d’abord des problèmes de société ».

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    Hadès enlevant Perséphone. Peintures funéraires dans la tombe d'Eurydice,
    mère de Philippe II, roi de Macédoine, vers 340 avant J.-C. Nécropole de Vergina (Aigai), Thessalonique.

    Des origines au XIVe siècle, les traces visibles de rose n’en sont pas toujours, la patine du temps ayant fait son œuvre. Des découvertes récentes en Macédoine attestent l’emploi du rose pour peindre des vases ou des décors, obtenu tantôt par l’argile utilisée et son degré de cuisson, tantôt « soit par mélange de blanc de plomb, de blanc d’os et d’un peu d’ocre rouge, soit par la juxtaposition d’une petite touche de cinabre et d’une autre d’argile blanche. Le mélange des deux couleurs se fait alors dans l’œil du spectateur. »

    La plupart des peintres à l’œuvre en Macédoine « portent une attention particulière au rendu des chairs », aux carnations : plus claires pour les femmes, plus foncées voire orangées pour les hommes. Même observation sur les peintures murales de Pompéi ou d’autres cités vésuviennes, également sur les portraits funéraires du Fayoum.

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    Peinture murale provenant du triclinium de la villa de Publius Fannius Synistor, à Boscoreale (Campanie).
    New York, The Metropolitan Museum of Art

    Pastoureau, qui oriente ses recherches dans tous les domaines de la vie y compris les tissus décoratifs et les vêtements, a trouvé du rose parmi les couleurs liturgiques contemporaines (dimanches de Gaudete et Laetare), « un contresens » qui méconnaît l’histoire des couleurs, où le rose n’apparaît ni au Moyen Age ni sous l’Ancien Régime. Pas de rose non plus dans les blasons.

    Mais il est bien mentionné dans la Prammatica del Vestire (1343-1345) où l’on recense la garde-robe des grandes dames de Florence : les tons rouges dominent, avec toutes leurs nuances. Les contacts avec l’Orient, l’Inde et les conseils de leurs teinturiers vont provoquer une vogue nouvelle en Toscane pour les roses et les orangés, tirés du « bois de brésil » découvert par les Portugais en Amérique du Sud (bois qui a donné son nom au pays). Le rose devient à la mode en Italie, en France, en Angleterre, une couleur désirable pour les gens de cour et, dorénavant, une couleur admirée.

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    Terence, Comediae, Paris, vers 1410-1411,
    Paris, BnF, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 664, folio 75 verso

    Pastoureau raconte les hésitations du lexique pour la désigner, l’évolution de la culture des rosiers et des couleurs pour leurs fleurs, ainsi que le temps qu’il a fallu pour passer du terme « incarnat » (« plus près du rouge que de notre rose contemporain ») à l’adjectif « rose », apparu entre 1750 et 1780, quand la vogue des tons roses et la mode s’épanouissent dans les classes aisées. Les Anglais, eux, empruntent « pink » à l’œillet, qui portait ce nom bien avant que le mot désigne une couleur.

    En lisant Rose. Histoire d’une couleur, on découvre que les hommes portaient alors du rose comme les femmes ; Pastoureau nous le montre sur de beaux portraits du XVIIIe siècle. Comment le rose est-il devenu une couleur féminine (layette, rose Barbie) ? Pourquoi est-il mal aimé ou ambivalent ? Il a envahi le monde de l’hygiène avant d’être supplanté par le blanc, il a rendu populaire une célèbre panthère. Mais il reste ambigu : il y aurait un bon et un mauvais rose… (J’avoue ne pas souscrire pour autant à l’extrait qui suivra dans le prochain billet.)

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    Jean-Baptiste Greuze, Charles Claude de Flahaut, Comte d'Angiviller, 1763,
    New York, The Metropolitan Museum of Art

    J’imaginais trouver dans la dernière partie cette jolie palette du rose au mauve, des roses indiens, qui régnait dans les années 70, que ce soit pour les tissus, les couvertures de cahiers ou de livres (collection La Cosmopolite chez Stock, couvertures du Journal d’Anaïs Nin au Livre de Poche, par exemple). Mais l’histoire du rose s’arrête ici dans les années 60. Dans la conclusion, Pastoureau annonce que Rose inaugure une nouvelle série consacrée aux « demi-couleurs » : l’orangé, le gris, le violet et le brun. Il souligne « le caractère incertain du champ chromatique des cinq demi-couleurs ». On ne doute pas qu’il en tire de la belle matière.

  • Variation

    Soseki A travers la vitre 2001.jpg« Puisque je vis parmi les humains en ce bas monde, je ne puis me résoudre à un total isolement. Je suis bien obligé, pour une raison ou pour une autre, d’avoir affaire à autrui. […]
    Je ne veux pas faire confiance à quelqu’un de mauvais. Mais je ne veux pas non plus blesser quelqu’un de bon. Or, les gens qui apparaissent devant moi ne sont pas tous des méchants et ne sont pas davantage tous des bons. Il faut donc que mon attitude varie en fonction de ceux à qui j’ai affaire.
    Cette variation est nécessaire pour tout le monde et du reste tout le monde la pratique. Mais marche-t-on vraiment sans risque sur une ligne singulière et délicate, où aucune erreur n’est permise, en accord parfait avec l’autre ? C’est là que se troublent mes grandes interrogations. »

    Sôseki, A travers la vitre

  • A travers la vitre

    Cinq ans après avoir écrit Choses dont je me souviens, Sôseki (1867-1916) raconte sa vie au jour le jour dans A travers la vitre (1915, traduit du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura). Ses ennuis de santé l’empêchent souvent de sortir de chez lui, l’obligent à rester assis ou couché. Le « spectacle », quand il regarde à travers la vitre de son bureau, « est remarquablement monotone et remarquablement réduit », écrit-il avec humour au début de l’année : des bananiers du Japon protégés du gel, des branches de houx, des poteaux électriques...

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    Couverture Rivages 1993

    « Si réduit que soit mon monde, il se produit des choses dans ses étroites limites. » L’écrivain reçoit des visites inattendues et cela lui a donné envie d’écrire un peu là-dessus, quitte à paraître « ennuyeux à quiconque mène une vie active » et  même si la « grande guerre » qui a éclaté en Europe rend encore plus ténus les sujets qu’il compte aborder.

    Un rédacteur voudrait passer prendre une photo de lui pour une revue, à l’occasion de l’année du Lapin, son signe. Bien qu’il ait horreur des « sourires affectés » sur ce genre de portrait, il finit par accepter, si on ne l’oblige pas à sourire… Vie et mort du chien Hector, qu’il avait appelé comme le héros troyen. Visites d’une lectrice, qui fait son éloge et lui raconte sa propre vie, une confession douloureuse. Réflexion sur la mort et sur le suicide. Les sujets anecdotiques et les questions graves se succèdent.

    L’année d’avant, l’écrivain avait reçu la visite d’un ami d’études qui avait enseigné en province puis en Chine, avant d’être nommé principal d’un collège, à Sakhaline. « O. et moi nous sommes assis face à face et nous sommes dévisagés avant toute chose. Et nous avons reconnu qu’il restait en nous des traces des jours révolus comme le souvenir d’un rêve nostalgique. » Mais impossible de retrouver les garçons qu’ils étaient alors.

    On le sollicite souvent pour lire des manuscrits. On lui demande des calligraphies ou des poèmes, voire de faire une conférence. Sôseki relate les malentendus qui s’ensuivent. Il aime écrire ses observations quand il sort de chez lui pour aller chez le coiffeur, par exemple, ou va dans un quartier de Tokyo qu’il connaît bien. Il se souvient des spectacles auxquels il assistait. Inévitablement, certaines pages sont consacrées à sa santé précaire depuis un grave ulcère à l’estomac en 1910, à la maladie qui frappe des personnes de sa connaissance.

    Le premier chat de l’écrivain était un chat de gouttière, devenu très célèbre, le modèle de son fameux roman Je suis un chat. Le suivant avait eu une vie très brève. Pour son successeur, « le chat noir qui vit chez moi en ce moment », il n’éprouve ni amour ni haine. « Lorsque je compare l’évolution de sa maladie avec la mienne, l’idée me traverse qu’il y a entre elles un lien obscur. Mais tout de suite après, je me dis que c’est absurde et je souris. Quant au chat, comme il ne fait que miauler, je ne sais absolument pas dans quel état d’esprit il se trouve. »

    Comme il en avait averti ses lecteurs, Natsume Sôseki ne raconte rien d’extraordinaire dans A travers la vitre. Sans prendre la pose, avec honnêteté et simplicité, il évoque son quotidien, les petits riens, les réflexions et les souvenirs qui traversent ses journées. Le ton choisi est poétique, narratif ou philosophique, selon les séquences. Commencé au Nouvel An, le texte se termine aux premiers signes du printemps, dans une belle sérénité qui le pousse à « ouvrir en grand la vitre » avant de « faire une sieste, sur la véranda, un coude replié. »

  • Le Marteleur

    Meunier Namur (54) Le Marteleur.jpg

    « Le Marteleur est contemporain de la révolte sociale de mars 1886, une vague d’émeutes et de grèves ouvrières insurrectionnelles dans les bassins industriels des provinces de Liège, de Hainaut et de Namur. Si le réalisme de son marteleur indique la difficulté du travail de l’ouvrier, la posture est plus « classique ». En effet, on retrouve le contrapposto emprunté à la sculpture de l’Antiquité classique et de la Renaissance italienne. Le rendu du corps, le geste et l’attitude de l’ouvrier au repos sont issus des observations in situ qu’a pu faire Meunier. Le réalisme est accentué par le port du vêtement caractéristique avec la visière, le tablier, les longues guêtres et les tenailles. Mais c’est surtout la posture plus classique, avec la main gauche posée sur la hanche qui donne au métallurgiste toute « la grandeur plastique de l’ouvrier industriel. » (Dossier pédagogique, page 7, où les deux gravures sont également commentées. Illustrations.)

    constantin meunier,la genèse d'une image,exposition,musée rops,namur,peinture,sculpture,gravure,dessin,illustration,mine,ouvriers,pays noir,travail,art,culture,le marteleurMarteleur : « Ouvrier chargé du cinglage, opération qui consiste, à l’aide d’un marteau pilon, à extraire les laitiers (scories pauvres en fer) de la loupe [masse de minerai mal fondu, renfermant des scories (TLF)] obtenue par le puddlage [brassage de la fonte] et de souder entre eux les grumeaux de fer qui la constituent. Le marteleur conduit ces boules spongieuses sous le marteau à l’aide d’une tenaille à coquille (comme celle sur laquelle s’appuie Le Marteleur de Meunier). Une fois martelées, elles s’agrègent en loupes affinées, pesant jusqu’à 200 kg, prêtes à être déroulées sous forme de barres plates dans les cylindres cannelés du laminoir. Le marteleur porte un large tablier de cuir, des brassards et des guêtres en tôle, ainsi qu’une visière en treillis métallique qui le protègent des projections de laitier brûlant. » (Lexique affiché à l’exposition & [ajouts])

    Constantin Meunier, Le Marteleur, 1886, bronze, Bruxelles, MRBAB et deux gravures au mur :

    A droite : Auguste Danse (d’après Constantin Meunier), Le Marteleur, 1911, eau-forte sur papier,
    1010 x 620 mm, Bruxelles, KBR

    A gauche : Daniel De Haene (inspiré par Constantin Meunier), Le Marteleur, 1888, eau-forte sur papier,
    545 x 360 mm, Bruxelles, KBR

    Constantin Meunier. La genèse d’une image, Namur, musée Félicien Rops > 07.09.2025