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violence - Page 3

  • Comme un agneau

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    « Peut-être que, si j’avais été plus fort, plus intelligent, j’aurais nagé jusqu’à un autre rivage et j’aurais essayé de vivre une autre vie, autrement, différemment. Mais pour les garçons comme moi qui ont toujours peur, qui ont vécu dans le tout et qui n’ont tout à coup rien, on retourne comme un agneau vers son prédateur. »

    Nathacha Appanah, Tropique de la violence

  • De Moïse à Mo le fou

    Tropique de la violence, le titre du roman de Nathacha Appanah, née à l’île Maurice, n’est pas à prendre à la légère. Elle y donne tour à tour la parole aux protagonistes de cette histoire qui se déroule sur l’île de Mayotte, dans les Comores, vivants ou morts : Marie, une infirmière française arrivée là par son mariage ; Moïse, le bébé clandestin ; Bruce, le chef de bande qui règne sur Gaza, le surnom du bidonville, et quelques autres.

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    Enfant clandestin de Mayotte, Photo © Franck Tristan, "Je vais vous parler de Nadjidou..." (Rue89)

    Marie n’arrive pas à être enceinte, son mari la quitte pour une Comorienne. Parmi les occupants de deux « kwassas sanitaires » amenés au CHR, une jeune fille porte un bébé « bandé comme une momie » dont elle ne veut pas : né avec un œil noir et un œil vert, elle le considère comme l’enfant d’un « djinn » qui porte malheur. A 34 ans, Marie adopte ce beau bébé à la peau noire que son mari accepte de reconnaître en échange du divorce.

    Dix ans plus tard, mère et fils lisent ensemble L’enfant et la rivière de Henri Bosco, le livre préféré de Moïse. Mais à l’adolescence, leur complicité se fendille, le garçon « ne va pas bien », s’interroge sur sa vie de Blanc, sèche l’école. Marie lui raconte d’où il lui est venu, il en est troublé. Sans transition, on retrouve Moïse en cellule à quinze ans, venu se livrer à la police après avoir tué Bruce – l’île les a transformés en chiens.

    Un jour, Marie s’est écroulée dans sa maison, et Moïse s’est enfui, incapable de faire face à sa mort. Il échoue parmi des voyous, souvent des clandestins, qui le fascinent dans la mesure où, sans Marie, il leur ressemblerait peut-être. Eux l’appellent Mo et cherchent d’abord à tirer tout l’argent qu’ils peuvent de ce garçon bien éduqué à l’œil de djinn pour acheter de l’alcool et de la drogue.

    Bruce se souvient de la forêt, avant que s’étende « le plus grand bidonville de Mayotte », où son père l’emmenait chaque semaine faire offrande près du bassin d’eau verte qu’il fallait respecter. Il s’appelait alors Ismaël Saïd, allait à l’école française le jour, à la madrassa le soir. Mais à dix ans, il voit le film Batman et comprend qu’il est Bruce Wayne. Renvoyé du collège, battu par son père, il se met à voler et revendre aux clandestins, va chez les prostituées, se met à boire, à fumer, à se battre, à se faire « respecter » : « le roi de Gaza, c’est moi. »

    Tropique de la violence (Prix Femina des lycéens 2016, Prix France Télévisions 2017) décrit la misère, l’errance, la débrouille, et comment Bruce exploite comme un « chef de guerre » tous les gamins qui le craignent et le servent. Autour de Mo, beau et naïf, il tisse sa toile. Moïse ne sait pas se battre, il en est publiquement puni dans une bagarre où Bruce lui balafre le visage. Moïse devient « Mo la cicatrice ».

    En les laissant se raconter tour à tour, en suivant le regard de Stéphane, un Français venu à Mayotte pour la beauté de sa nature et plein de bonnes intentions – il fournit aux jeunes un local où lire, écouter de la musique, échapper à la violence, et se prend d’affection pour Moïse –, Nathacha Appanah décrit la dérive de ces gamins abandonnés à eux-mêmes dans une jungle sociale, tenant ses lecteurs jusqu’au bout dans l’espoir et dans la crainte.

  • Kaboul des femmes

    Les Cerfs-volants de Kaboul (2003), Khaled Hosseini les a dédiés à ses deux enfants, Harris et Farak, « le noor » (la lumière) de ses yeux, et aux enfants afghans. Mille soleils splendides (2007, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Bourgeois) porte quasi la même dédicace, mais cette fois « aux femmes afghanes ». Mariam et Laila en sont les deux héroïnes et incarnent la situation terrible des femmes en Afghanistan au XXe siècle – le récit va de 1973 à 2003 – et encore aujourd’hui.

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    La prison, un espace de liberté pour les Afghanes ? (Le Figaro Madame) Photo © Sonia Naudy

    Mariam a cinq ans lorsque sa mère Nana, pour la première fois, la traite de « harami » (bâtarde) sous le coup de la colère. Plus tard, elle comprendra que cela désigne « quelqu’un de non désiré, qui n’aurait jamais droit comme les autres à une famille, une maison, et à l’amour et à l’approbation des gens. » Pourtant son père Jalil, qui lui rend visite une heure ou deux chaque jeudi, l’appelle « petite fleur » et lui raconte de belles histoires de leur ville, Herat, où elle est née en 1959 – elle l’adore. Il a trois femmes et neuf enfants légitimes, « tous de parfaits étrangers » pour Mariam.

    Sa mère et elle vivent à l’écart dans une minuscule maison en torchis avec une seule fenêtre, où pas grand monde ne leur rend visite – Nana déteste les visiteurs en général . Le mollah Faizullah qui vient enseigner le Coran à Mariam une ou deux fois par semaine, heureusement, lui montre de l’affection. Mariam lui confie qu’elle voudrait aller à l’école, mais Nana refuse : « Il n’y a qu’une chose à savoir : tahamul. Endure. »

    Jalil possède un cinéma et pour ses quinze ans, Mariam désire qu’il l’emmène voir Pinocchio. Son père se montre réticent, plus encore quand elle exprime le souhait de rencontrer ses frères et sœurs, mais promet de venir la chercher le lendemain. Il ne vient pas. Mariam décide, pour la première fois, de descendre de la montagne en direction d’Herat. En ville, elle cherche la maison paternelle, où on refuse de la laisser entrer. Le chauffeur de son père, la trouvant encore devant la porte le lendemain matin, la ramène chez elle et n’a pas le temps de lui cacher l’horreur qui les attend : Nana s’est pendue à un arbre.

    Alors il faut bien que son père l’accueille, mais ce sera de courte durée. On la marie à un cordonnier de Kaboul, Rachid, veuf depuis dix ans et dont le fils s’est noyé. Mariam comprend qu’on veut l’éloigner, proteste, puis s’incline quand son père organise le mariage. Elle le vénérait, désormais elle ne veut plus le voir.

    Rachid exige que Mariam porte une burqa si elle veut sortir de la maison. En ville, elle croise des femmes qui n’en portent pas et se maquillent, prend conscience de « son physique quelconque, de son manque d’ambitions et de son ignorance ». Quand Rachid exige son dû conjugal, c’est sans égards pour elle, jusqu’à ce qu’elle soit enceinte, ce qui le rend fou de joie à l’idée d’avoir un garçon. Mais une première fausse couche change tout : Rachid, désormais, sera de mauvaise humeur, méprisant, irascible et brutal.

    En 1978, l’assassinat de Mir Akbar Khyber est suivi d’un coup d’Etat : Kaboul « appartenait au peuple désormais ». Cette nuit-là naît une petite fille, Laila, un peu plus bas dans la rue de Rachid et Mariam, âgée alors de dix-neuf ans. Laila, elle, aura la chance d’aller à l’école, encouragée par son père, de nouer une amitié pour la vie avec Tariq, un garçon de onze ans qui a perdu la moitié d’une jambe. Elle aime apprendre toutes sortes de choses en classe avec son professeur, une prosoviétique au chignon sévère qui refuse de se couvrir la tête et l’interdit à ses élèves, soutenant l’égalité entre femmes et hommes.

    Le père de Laila enseignait à l’université, mais les communistes l’ont renvoyé. Quand elle apprend la mort de ses deux fils à la guerre, la mère de Laila ne s’en remet pas. Tout le temps couchée, elle ne parle que pour chanter leurs louanges et se lamenter. Laila n’existe pas pour elle. Heureusement son père s’occupe d’elle, l’emmène avec Tariq voir les deux bouddhas de Bamiyan, fier du « fabuleux héritage culturel » de leur pays. Vu la situation politique, il envisage d’emmener sa famille vivre au Pakistan et puis, peut-être, aux Etats-Unis, où il ouvrirait un restaurant afghan, par exemple. Mais son épouse veut rester au pays pour lequel ses fils ont donné leur vie. Laila rêve de rejoindre un jour Tariq, parti avec son père au Pakistan.

    Mille soleils splendides raconte l’histoire de ces deux femmes dont les destinées vont se lier, pour le meilleur et pour le pire, à la suite d’un bombardement sur Kaboul où les différentes factions qui se disputent le pouvoir se livrent une guerre incessante. A travers les épreuves qu’elles traversent, dans une société où les femmes perdent leurs droits et leurs libertés, et dans leur vie privée aussi, Khaled Hosseini montre sans fioritures l’évolution de son pays natal livré à la barbarie.

    Né en Afghanistan en 1965, fils d’un diplomate afghan et d’une prof de farsi réfugiés aux Etats-Unis en 1980, romancier et médecin, Hosseini a travaillé en 2006 pour le Haut-commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés ; il consacre une postface à la situation dramatique des réfugiés afghans – encore des millions – et de toutes les autres personnes déplacées à travers le monde.

    « Nul ne pourrait compter les lunes qui luisent sur ses toits / Ni les mille soleils splendides qui se cachent derrière ses murs. » Le titre tiré de ces vers de Saib-e-Tabrizi (poète persan du XVIIe siècle) que le père de Laila aimait, renvoie aussi à l’indomptable énergie de ces femmes humiliées, enfermées, brutalisées. Vivre, survivre est leur combat, pour échapper un jour à l’enfer, c’est leur espoir.

  • Paradis sur terre

    melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,violence,culture« Ce fut alors que Paolo se mit à enseigner à son fils à ne pas se contenter du monde tel qu’il était, à le vouloir plus juste. A lui parler du philosophe de Trèves qui avait imaginé une société dans laquelle chacun recevrait selon ses besoins, et à laquelle chacun contribuerait selon ses capacités. Un monde où un fils intelligent de paysans pourrait étudier et faire fructifier son propre talent. Tous y auraient gagné : l’individu et la société. Que peut-on vouloir de plus beau, de plus humain ?
    Ce serait le paradis sur terre. Sauf que maintenant, en son nom, comme déjà tant d’autres fois au cours de ce maudit siècle, son fils et ses camarades étaient en train de créer un enfer.
    Et c’était Paolo qui lui avait appris à le vouloir, ce paradis. »

    Francesca Melandri, Plus haut que la mer

  • Deux visiteurs

    En donnant pour titre à son roman Plus haut que la mer (traduit de l’italien par Danièle Valin), Francesca Melandri voile subtilement son sujet, la visite de Paolo à son fils et celle de Luisa à son mari en prison. Le fils de l’un a été condamné pour terrorisme, le mari de l’autre est un meurtrier. Ils font partie des condamnés de « toutes les prisons d’Italie » emmenés en hélicoptère dans une prison de haute sécurité, sur l’Ile. La dernière des citations mises en épigraphe est d’Euripide : « La mer lave tous les maux de l’homme. »

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    1979. « L’Ile n’était pas en pleine mer, mais c’était tout comme. » Seul le Détroit la sépare de la terre ferme, une grande île. Paolo y a débarqué du ferry avant de monter sur le bateau qui mène à l’Ile. Parmi les autres passagers, une femme qu’il avait remarquée sur le ferry ne quitte pas l’eau des yeux – Luisa voit la mer pour la première fois.

    Au début, l’un ou l’autre de leurs cinq enfants l’accompagnait, mais depuis la deuxième condamnation de leur père, c’est trop loin, trop difficile : la traite des vaches à deux heures du matin, un long voyage de presque vingt-quatre heures. « Compter, toujours compter. C’était plus fort qu’elle. Elle comptait tout le temps, surtout avant de dormir. » Elle s’interdit de compter les années de prison qui restent à son mari.

    Gardiens, détenus, visiteurs, Francesca Melandri multiplie les angles pour parler de la prison, attentive à la perception de chacun des personnages. Si la vision de l’eau et du ciel remplit Luisa d’un sentiment de paix, Paolo, lui, déteste revenir sur l’Ile : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Était-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? Oui, c’était possible. Et ça, c’était une duperie, une cruauté, une aberration. »

    Emilia, sa femme, aimait la mer. Leur fils a grandi au milieu de parfums semblables. Dans son portefeuille, Paolo conserve la photo découpée dans le journal de la petite fille d’un homme que son fils a tué d’une balle dans la tête – ce n’est pas le seul. Si sa femme vivait encore, elle trouverait sans doute aussi que la femme du bateau « a un visage honnête ».

    Par erreur, Luisa est montée dans un minibus avec d’autres passagers, mais c’est un fourgon qui prend les visiteurs pour « la Spéciale ». Il ne reste de place pour elle qu’à l’arrière, les jambes pendantes à l’extérieur, exposée à la poussière. Paolo demande alors au chauffeur d’arrêter, échange sa place avec la sienne.

    Eberluée de découvrir une espèce de « maison coloniale mexicaine » en guise de prison, Luisa se voit confisquer les raviolis qu’elle a préparés pour son mari, il y en a trop pour les ouvrir tous, mais pas les saucissons fumés, éventrés pour vérification. Paolo a apporté un poulet rôti. Puis c’est la fouille complète des visiteurs, avant de les laisser entrer au parloir. Emilia, après la première visite à leur fils qui justifiait tous ses actes par « la révolution », avait commencé à mourir.

    Des circonstances inattendues (un accident, la météo) vont obliger les deux visiteurs à passer la nuit sur l’île. On les confie au gardien Nitti Pierfrancesco qui est censé les loger, leur apporter le minimum de confort nécessaire et garder l’œil sur eux – c’est la procédure contre les évasions. C’est ainsi que Luisa et Paolo, la campagnarde et le professeur de philosophie, vont se parler et faire connaissance, chacun prenant grand soin de ne pas gêner l’autre.

    Plus haut que la mer est le roman d’une rencontre, dans un contexte très inhabituel, entre un homme et une femme habitués à porter seuls leur souffrance, leurs souvenirs, leur solitude. Avec beaucoup de sensibilité, de délicatesse, Francesca Melandri fait leur portrait « à hauteur d’homme », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre, et décrit un univers carcéral inattendu. Inspirée par les « années de plomb » du terrorisme en Italie, cette fiction (prix Stresa 2012) s’est nourrie des témoignages qu’elle a récoltés auprès de nombreuses personnes qui en portent encore « des traces douloureuses et indélébiles ».

    En ces nouvelles années noires – j’écris ce billet au lendemain des attentats à l’aéroport d’Istanbul, qui réveillent une fois de plus la douleur des victimes du terrorisme, à Bruxelles, à Orlando et ailleurs dans le monde –, ce roman qui cherche une voie vers l’apaisement trouve une tragique actualité.