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violence - Page 4

  • Paradis sur terre

    melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,violence,culture« Ce fut alors que Paolo se mit à enseigner à son fils à ne pas se contenter du monde tel qu’il était, à le vouloir plus juste. A lui parler du philosophe de Trèves qui avait imaginé une société dans laquelle chacun recevrait selon ses besoins, et à laquelle chacun contribuerait selon ses capacités. Un monde où un fils intelligent de paysans pourrait étudier et faire fructifier son propre talent. Tous y auraient gagné : l’individu et la société. Que peut-on vouloir de plus beau, de plus humain ?
    Ce serait le paradis sur terre. Sauf que maintenant, en son nom, comme déjà tant d’autres fois au cours de ce maudit siècle, son fils et ses camarades étaient en train de créer un enfer.
    Et c’était Paolo qui lui avait appris à le vouloir, ce paradis. »

    Francesca Melandri, Plus haut que la mer

  • Deux visiteurs

    En donnant pour titre à son roman Plus haut que la mer (traduit de l’italien par Danièle Valin), Francesca Melandri voile subtilement son sujet, la visite de Paolo à son fils et celle de Luisa à son mari en prison. Le fils de l’un a été condamné pour terrorisme, le mari de l’autre est un meurtrier. Ils font partie des condamnés de « toutes les prisons d’Italie » emmenés en hélicoptère dans une prison de haute sécurité, sur l’Ile. La dernière des citations mises en épigraphe est d’Euripide : « La mer lave tous les maux de l’homme. »

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    1979. « L’Ile n’était pas en pleine mer, mais c’était tout comme. » Seul le Détroit la sépare de la terre ferme, une grande île. Paolo y a débarqué du ferry avant de monter sur le bateau qui mène à l’Ile. Parmi les autres passagers, une femme qu’il avait remarquée sur le ferry ne quitte pas l’eau des yeux – Luisa voit la mer pour la première fois.

    Au début, l’un ou l’autre de leurs cinq enfants l’accompagnait, mais depuis la deuxième condamnation de leur père, c’est trop loin, trop difficile : la traite des vaches à deux heures du matin, un long voyage de presque vingt-quatre heures. « Compter, toujours compter. C’était plus fort qu’elle. Elle comptait tout le temps, surtout avant de dormir. » Elle s’interdit de compter les années de prison qui restent à son mari.

    Gardiens, détenus, visiteurs, Francesca Melandri multiplie les angles pour parler de la prison, attentive à la perception de chacun des personnages. Si la vision de l’eau et du ciel remplit Luisa d’un sentiment de paix, Paolo, lui, déteste revenir sur l’Ile : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Était-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? Oui, c’était possible. Et ça, c’était une duperie, une cruauté, une aberration. »

    Emilia, sa femme, aimait la mer. Leur fils a grandi au milieu de parfums semblables. Dans son portefeuille, Paolo conserve la photo découpée dans le journal de la petite fille d’un homme que son fils a tué d’une balle dans la tête – ce n’est pas le seul. Si sa femme vivait encore, elle trouverait sans doute aussi que la femme du bateau « a un visage honnête ».

    Par erreur, Luisa est montée dans un minibus avec d’autres passagers, mais c’est un fourgon qui prend les visiteurs pour « la Spéciale ». Il ne reste de place pour elle qu’à l’arrière, les jambes pendantes à l’extérieur, exposée à la poussière. Paolo demande alors au chauffeur d’arrêter, échange sa place avec la sienne.

    Eberluée de découvrir une espèce de « maison coloniale mexicaine » en guise de prison, Luisa se voit confisquer les raviolis qu’elle a préparés pour son mari, il y en a trop pour les ouvrir tous, mais pas les saucissons fumés, éventrés pour vérification. Paolo a apporté un poulet rôti. Puis c’est la fouille complète des visiteurs, avant de les laisser entrer au parloir. Emilia, après la première visite à leur fils qui justifiait tous ses actes par « la révolution », avait commencé à mourir.

    Des circonstances inattendues (un accident, la météo) vont obliger les deux visiteurs à passer la nuit sur l’île. On les confie au gardien Nitti Pierfrancesco qui est censé les loger, leur apporter le minimum de confort nécessaire et garder l’œil sur eux – c’est la procédure contre les évasions. C’est ainsi que Luisa et Paolo, la campagnarde et le professeur de philosophie, vont se parler et faire connaissance, chacun prenant grand soin de ne pas gêner l’autre.

    Plus haut que la mer est le roman d’une rencontre, dans un contexte très inhabituel, entre un homme et une femme habitués à porter seuls leur souffrance, leurs souvenirs, leur solitude. Avec beaucoup de sensibilité, de délicatesse, Francesca Melandri fait leur portrait « à hauteur d’homme », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre, et décrit un univers carcéral inattendu. Inspirée par les « années de plomb » du terrorisme en Italie, cette fiction (prix Stresa 2012) s’est nourrie des témoignages qu’elle a récoltés auprès de nombreuses personnes qui en portent encore « des traces douloureuses et indélébiles ».

    En ces nouvelles années noires – j’écris ce billet au lendemain des attentats à l’aéroport d’Istanbul, qui réveillent une fois de plus la douleur des victimes du terrorisme, à Bruxelles, à Orlando et ailleurs dans le monde –, ce roman qui cherche une voie vers l’apaisement trouve une tragique actualité.

  • Ils/elles étudiaient

    Il y a trois mois, je mettais ce blog en pause, en hommage aux victimes parisiennes de deux fous vengeurs, ou plus exactement trois, je corrige (10/4). En ce début d’année 2015, les tragédies se succèdent à la une des médias : accidents, attentats, folie suicidaire… Ici et ailleurs. Lectures, expos, balades, j’aime partager avec vous mes coups de cœur et ces instants de grâce qui naissent de la découverte, de l’émerveillement – c’est mon cap. Mais laisser dans le silence les 147 tués de l’université de Garissa, au Kenya, des étudiants pour la plupart, ce jeudi 2 avril au matin – sans compter les blessés !

     

    Un commando islamiste les a pris pour cibles. En Somalie (à 98% musulmane), ces terroristes shebabs « ne se privent pas de tuer des musulmans ». Ici, ils ont pris soin de trier les étudiants, laissant la vie aux musulmans, assassinant les chrétiens : « on ne peut qu’en déduire que le but de ce « tri » est d’attiser les tensions religieuses au Kenya (chrétien à 75 %), afin de pousser tous les musulmans kenyans au jihad », écrivait Marie-France Cros dans La Libre Belgique, vendredi dernier.

     

    Un an plus tôt, des islamistes enlevaient deux cents lycéennes à Chabok, au Nigéria, chrétiennes pour la plupart, forcées à la conversion et au mariage – on ignore encore aujourd’hui leur sort véritable. Un spécialiste français s’est insurgé contre l’emballement médiatique autour de cette affaire, pour diverses raisons (à lire dans L’Express), en contraste avec l’indifférence générale des médias, quelques semaines plus tard, au massacre de trois cents villageois nigérians par Boko Haram.

     

    Ils/elles étudiaient. Ils/elles se formaient pour être un jour des hommes et des femmes instruits, actifs, critiques. Si ces attaques visaient des chrétiens, elles s’en prennent aussi volontairement à ceux, à celles qui se préparent pour un avenir meilleur. En Afrique, pouvoir étudier est un privilège, ce qu’ont peine à imaginer tant de jeunes européens habitués à l’enseignement obligatoire. Qu’un ex-enseignant radicalisé soit soupçonné d’avoir organisé le massacre à l’université laisse sans voix.

     

    La prédication du Vendredi Saint à Rome déchire le silence relatif qui enveloppe ces innocentes victimes : « Les chrétiens, a remarqué le prédicateur, ne sont certainement pas les seules victimes des violences homicides dans le monde, mais on ne peut ignorer qu’ils sont les victimes désignées et les plus fréquentes dans de nombreux pays. »

     

    Pourquoi ce billet ? Sans doute parce que l’enseignement me tient à cœur, parce que la jeunesse du monde est son espérance, parce que la violence terroriste est un défi crucial et terrifiant pour tant de peuples si peu armés pour s’en défendre. Je me suis émue de la destinée d’un jeune idéaliste pris au piège dans le Grand Nord. Pour ces lycéennes, ces étudiants devenus des cibles, sous de fallacieux prétextes religieux, ma révolte et ma tristesse sont sans nom.

  • Se justifier

    « Il y a longtemps, quand elle était adolescente et que son père était un jeune, vigoureux et ambitieux adjoint au procureur de district à Long Island, il lui avait dit, lors d’un rare moment d’intimité, que l’esprit humain tire très vite des conclusions à partir de faits extrêmement ténus – il calcule avec audace, mais de manière très convaincante, dans l’intention de donner du sens à ce qui n’en a pas. 
    Parmi une masse de faits cohérents, il sélectionne au hasard mais efficacement pour créer un récit susceptible de se justifier lui-même. » 

    Joyce Carol Oates, Le département de musique

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  • Musique et cruauté

    Pas de musique qui adoucit les mœurs dans Le département de musique (Nemesis, traduit de l’anglais par Boris Matthews), roman publié par Joyce Carol Oates sous le pseudonyme de Rosamond Smith en 1990. Mais de la cruauté, certes. Ce thriller s’ouvre sur un étonnant extrait d’une lettre de Chopin : « Ce n’est pas de ma faute si je ressemble à un champignon qui paraît comestible, mais qui vous empoisonne quand vous y goûtez en le prenant pour un autre. » (1839) 

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    Première édition

    Maggie Blackburn, « femme d’une grande intégrité », célibataire, est « une pianiste douée » mais manque de confiance en soi. Professeur au Conservatoire de Forest Park (Connecticut) depuis six ans, elle vient d’être nommée à 34 ans « directrice du département de formation musicale pour étudiants avancés ». Son style vestimentaire (des couleurs toujours neutres), ses bijoux coûteux (héritage de famille), son attitude « parfois distraite, voire absente », sa discrétion sur sa vie privée la rendent mystérieuse aux yeux des autres.

    Elle ne parle à personne des visites qu’elle rend à son père en maison de retraite jusqu’à sa mort, ni des « crises d’amnésie » qui la saisissent parfois. En septembre 1988, Maggie organise une grande soirée dans sa maison pour présenter les nouveaux étudiants et enseignants à la communauté du Conservatoire. Soirée fatale.

    Calvin Gould, le recteur, 39 ans, est son invité le plus désiré : elle est secrètement amoureuse de lui. Sa femme déteste les mondanités, et comme prévu, il viendra sans elle. Les canaris de Maggie, Rex, un mâle au chant extraordinaire et une femelle, Sucre d’orge, sont des oiseaux délicats qu’un courant d’air froid pourrait tuer, aussi a-t-elle déplacé leur cage à l’arrière de la maison, loin de l’agitation.

    Puis c’est le défilé des invités, l’attention pour chacun, pour le service, un stress continu pour Maggie qui a du mal à se détendre et observe tout son monde, soucieuse que tout soit parfait. Vingt minutes avant la fin, Calvin Gould arrive enfin, la trouve « merveilleuse », puis est rapidement accaparé par les autres. Le recteur est un « personnage controversé » au sein du département de musique, mais Maggie le défend toujours « bec et ongles ».

    Au moment où ses derniers invités prennent congé, Maggie remarque Rolfe Christensen, 59 ans, compositeur renommé, en grande conversation avec un compositeur novice de 27 ans, Brendan Bauer, un étudiant timide qui a tendance à bégayer. Christensen lui propose de le raccompagner en voiture et Calvin, de son côté, reconduit une étudiante à sa résidence sur le campus. Le calme revenu, Maggie découvre que quelqu’un a fumé dans son bureau et y a ouvert la fenêtre en grand : Sucre d’orge gît sur le sol de la cage, morte.

    Ce petit drame n’est rien en comparaison de celui qui se déroule dans la majestueuse demeure de Christensen, qui a ramené Brendan chez lui sous prétexte de lui faire écouter un enregistrement de son « Adagio pour piano et cordes ». Jeune, maigrichon, « charmant », l’étudiant est le genre de garçon qui attire Christensen, un costaud. Il le fait boire, use et abuse de son autorité naturelle, de sa logorrhée de moins en moins contenue, pour retenir sa proie.

    Le lendemain, Maggie enterre Sucre d’orge. Plus tard dans la journée, elle aperçoit quelqu’un derrière chez elle : Brendan Bauer, hagard, apeuré, la peau éraflée, les lunettes cassées, est si agité qu’il refuse de s’asseoir quand elle le fait entrer. Comme fou, le jeune homme déambule dans le salon, touche le piano, finit par accepter une tasse de café. Il ne veut ni médecin, ni qu’elle l’emmène aux urgences, et finit par dire l’abominable : il a été violé, pense au suicide, regrette de n’avoir pas tué Christensen, renonce à ses cours.

    Stupéfaite, compréhensive, patiente, Maggie parvient à lui faire raconter ce qu’il a vécu, la manière monstrueuse dont il a été traité. Elle veut prévenir la police, mais Brendan refuse, l’humiliation a été trop grande et il ne supporterait pas qu’on le prenne pour un homosexuel qu’il n’est pas. Elle le reconduit chez lui en le priant de l’appeler en cas de besoin, elle est sa conseillère après tout.

    Le lundi matin, elle se rend dans le bureau du recteur pour l’informer. Calvin Gould est écœuré, il craint que Brendan ne mette fin à ses jours et convainc Maggie de l’appeler pour qu’il dépose une plainte au département, en toute confidentialité – Brendan accepte. Maggie apprend un peu du passé trouble de Christensen, qu’elle ignorait. Pendant quelques jours, celui-ci reste invisible, et quand il réapparaît, convoqué chez le recteur, il est accompagné de son avocat. Sans vergogne, il parle de rapports entre adultes consentants, prétend que Brendan l’a provoqué, joue les scandalisés. 

    La vérité sur cette nuit-là ne sera dévoilée, on s’en doute, qu’à la fin du roman, après la mort de Christensen, empoisonné, et le meurtre d’un autre musicien. Brendan est suspecté, seule Maggie reste convaincue de son innocence. La découverte du véritable assassin devient son obsession. Nemesis (titre original) est la déesse de la vengeance, de la colère divine. Joyce Carol Oates, pour qui la lecture de Crime et châtiment fut une révélation, sème évidemment des indices, ouvre de fausses pistes, tient ses lecteurs en haleine, mêle avec brio à ces violences les secrets intimes et la musique, tissant page après page le portrait d’une femme à l’air fragile, terriblement obstinée.