Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Deux visiteurs

En donnant pour titre à son roman Plus haut que la mer (traduit de l’italien par Danièle Valin), Francesca Melandri voile subtilement son sujet, la visite de Paolo à son fils et celle de Luisa à son mari en prison. Le fils de l’un a été condamné pour terrorisme, le mari de l’autre est un meurtrier. Ils font partie des condamnés de « toutes les prisons d’Italie » emmenés en hélicoptère dans une prison de haute sécurité, sur l’Ile. La dernière des citations mises en épigraphe est d’Euripide : « La mer lave tous les maux de l’homme. »

melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,culture

1979. « L’Ile n’était pas en pleine mer, mais c’était tout comme. » Seul le Détroit la sépare de la terre ferme, une grande île. Paolo y a débarqué du ferry avant de monter sur le bateau qui mène à l’Ile. Parmi les autres passagers, une femme qu’il avait remarquée sur le ferry ne quitte pas l’eau des yeux – Luisa voit la mer pour la première fois.

Au début, l’un ou l’autre de leurs cinq enfants l’accompagnait, mais depuis la deuxième condamnation de leur père, c’est trop loin, trop difficile : la traite des vaches à deux heures du matin, un long voyage de presque vingt-quatre heures. « Compter, toujours compter. C’était plus fort qu’elle. Elle comptait tout le temps, surtout avant de dormir. » Elle s’interdit de compter les années de prison qui restent à son mari.

Gardiens, détenus, visiteurs, Francesca Melandri multiplie les angles pour parler de la prison, attentive à la perception de chacun des personnages. Si la vision de l’eau et du ciel remplit Luisa d’un sentiment de paix, Paolo, lui, déteste revenir sur l’Ile : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Était-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? Oui, c’était possible. Et ça, c’était une duperie, une cruauté, une aberration. »

Emilia, sa femme, aimait la mer. Leur fils a grandi au milieu de parfums semblables. Dans son portefeuille, Paolo conserve la photo découpée dans le journal de la petite fille d’un homme que son fils a tué d’une balle dans la tête – ce n’est pas le seul. Si sa femme vivait encore, elle trouverait sans doute aussi que la femme du bateau « a un visage honnête ».

Par erreur, Luisa est montée dans un minibus avec d’autres passagers, mais c’est un fourgon qui prend les visiteurs pour « la Spéciale ». Il ne reste de place pour elle qu’à l’arrière, les jambes pendantes à l’extérieur, exposée à la poussière. Paolo demande alors au chauffeur d’arrêter, échange sa place avec la sienne.

Eberluée de découvrir une espèce de « maison coloniale mexicaine » en guise de prison, Luisa se voit confisquer les raviolis qu’elle a préparés pour son mari, il y en a trop pour les ouvrir tous, mais pas les saucissons fumés, éventrés pour vérification. Paolo a apporté un poulet rôti. Puis c’est la fouille complète des visiteurs, avant de les laisser entrer au parloir. Emilia, après la première visite à leur fils qui justifiait tous ses actes par « la révolution », avait commencé à mourir.

Des circonstances inattendues (un accident, la météo) vont obliger les deux visiteurs à passer la nuit sur l’île. On les confie au gardien Nitti Pierfrancesco qui est censé les loger, leur apporter le minimum de confort nécessaire et garder l’œil sur eux – c’est la procédure contre les évasions. C’est ainsi que Luisa et Paolo, la campagnarde et le professeur de philosophie, vont se parler et faire connaissance, chacun prenant grand soin de ne pas gêner l’autre.

Plus haut que la mer est le roman d’une rencontre, dans un contexte très inhabituel, entre un homme et une femme habitués à porter seuls leur souffrance, leurs souvenirs, leur solitude. Avec beaucoup de sensibilité, de délicatesse, Francesca Melandri fait leur portrait « à hauteur d’homme », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre, et décrit un univers carcéral inattendu. Inspirée par les « années de plomb » du terrorisme en Italie, cette fiction (prix Stresa 2012) s’est nourrie des témoignages qu’elle a récoltés auprès de nombreuses personnes qui en portent encore « des traces douloureuses et indélébiles ».

En ces nouvelles années noires – j’écris ce billet au lendemain des attentats à l’aéroport d’Istanbul, qui réveillent une fois de plus la douleur des victimes du terrorisme, à Bruxelles, à Orlando et ailleurs dans le monde –, ce roman qui cherche une voie vers l’apaisement trouve une tragique actualité.

Commentaires

  • Je l'ai beaucoup aimé ce roman, je pensais déjà à l'actualité en le lisant ; hélas elle a tendance à beaucoup se répéter ces derniers temps (belle couverture de l'édition italienne).

  • Je m'en souvenais, j'ai mis un lien vers ton billet. En me relisant ce matin, je me disais que je pourrais malheureusement ajouter Bagdad à cette sombre liste interminable. J'aime aussi cette couverture originale, très sobre et symbolique.

  • En lisant ton billet et relisant celui d'Aifelle, je me disais qu'on entend rarement la voix des familles des terroristes (du moins ici pendant toute la période ETA). Ce roman semble se pencher sur ce sujet et cela m'intéresse beaucoup.
    Merci Tania.

  • Oui, le roman aborde ce point de vue original, sous l'angle humain avant tout. Veux-tu que je te l'envoie ?

  • Oh que c'est gentil, ça me ferait grand plaisir. Mais rien ne presse, j'ai des tas de livres en attente.
    Merci!

  • merci à toi pour le lien, c'est vraiment un roman qui m'a profondément touché, je l'ai fait lire autour de moi avec bonheur
    heureuse de partager cette lecture avec toi

  • Et ainsi des livres voyagent de l'une à l'autre, portés par le bonheur de lire et de partager ce qui nous parle. Bonne journée, Dominique.

  • Lu en juillet 2015, j'ai beaucoup aimé l'histoire et la justesse du propos, sobre, plein de retenue... une réussite, de mon point de vue.

  • Je m'éveille au lendemain de l'horreur à Nice, 14 juillet de sang.
    Cette lecture trouvera peut-être une voie pour apaiser nos inquiétudes.

  • J'ai repensé à ce roman ce matin, et à l'extrait sélectionné, saisie comme vous par cette horreur sans nom. Merci, Christw.

  • J'avais trouvé très beau ce roman qui questionne la violence sous toutes ses formes

  • Francesca Melandri réussit ce "roman d'ambiance", comme tu l'écrivais, sur ces sujets graves.

  • Francesca Melandri a réussi ce "roman d'ambiance" comme tu l'écrivais, sur des sujets graves.

Écrire un commentaire

Optionnel