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Un roman choc

En contraste total avec Le lys dans la vallée, My Absolute Darling de Gabriel Tallent est un roman choc (2018, traduit de l’américain par Laura Derajinski, 2019). Amour incestueux contre amour platonique, marginalité contre convenances sociales, violence contre douceur, vie sauvage contre campagne civilisée... On pourrait allonger la liste des contraires et pourtant, il y a chez Tallent comme chez Balzac une volonté de dire vrai, de montrer et de faire ressentir les choses telles qu’elles sont.

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Rencontre avec Gabriel Tallent dans le parc national de Joshua Tree (Californie)

François Busnel a rencontré ce jeune romancier américain en Californie, je vous recommande la vidéo de cet entretien (ci-dessus) pour faire connaissance avec Gabriel Tallent dont il a préfacé le roman : « Il y a des romans comme ça. Atroces et magnifiques. Dangereux. Dévastateurs. Qui vous nouent l’estomac dès les premières pages et vous poursuivent durant des années. Turtle, alias Croquette, alias My Absolute Darling, a quatorze ans et manie les armes à feu en virtuose de la gâchette. Sous sa carapace, la tortue est une boule de nerfs. Lorsque son père abuse d’elle, elle ne dit rien, ne se révolte pas. Elle endure. »

Julia Alveston, de son véritable nom, n’est pas à l’aise à l’école, en particulier avec les exercices de vocabulaire. Martin, son père, tient à l’accompagner tous les matins jusqu’à l’arrêt du bus scolaire, même si elle lui rappelle chaque fois qu’il n’est pas « obligé ». Un signe parmi d’autres du contrôle absolu qu’il veut garder sur elle et, indice de son mépris des femmes, occasion de raillerie rituelle envers la conductrice du bus, « cette gouine » en salopette et chemise de bûcheron.

Anna, la jeune prof de Turtle, lui propose son aide, mais l’adolescente répond que son « papa » l’aide à réviser et la repousse. « Misogynie, repli sur soi et méfiance. Voilà trois gros signaux d’alerte », explique Anna chez le proviseur, elle voudrait que Turtle voie un psy, soupçonne la maltraitance. Convoqué, Martin rejette toutes leurs propositions et leur oppose un discours de survivaliste : dans ce monde qui va s’autodétruire, leur inquiétude pour sa fille lui semble inappropriée – Julia, interrogée devant lui, n’a plus qu’à les rassurer et à promettre de faire plus d’efforts.

Aussitôt dans le pick-up, l’insulte fuse : « pauvre petite moule illettrée » ! Martin lit beaucoup de son côté, il tient à ce que sa fille « joue le jeu » à l’école. Même si d’autres enjeux lui paraissent plus graves, il ne faut pas qu’on les sépare : elle est sa raison de vivre – « C’est ma fille, c’est pour elle que j’existe. » Le soir même, il vient la chercher dans sa chambre, elle se laisse faire, elle ne dit rien.

Papy, le père détesté de Martin, vit dans un mobile home avec sa chienne Rosy. Quand Turtle vient le voir, il lui propose une petite partie de cartes et joue tout en observant le fusil de chasse qu’elle a posé sur la table, admiratif de son état de propreté parfait. Turtle l’entretient elle-même, obsessionnellement. Aussi il lui offre son vieux couteau Bowie qu’il porte toujours à la ceinture, dont il ne se sert plus – il sait qu’elle en prendra soin et lui montre comment l’aiguiser.

Martin vient la chercher, fâché de voir son père boire trop devant sa fille, « un vrai fils de pute ». A la maison, il veut qu’elle lui donne le couteau de son grand-père et l’abîme en le lançant contre la porte. Quand il la sent mécontente de voir la lame si bien entretenue depuis des années à présent ébréchée, il veut la réparer avec son affûteuse – « Tu l’as bousillé », proteste Turtle, tandis que son père prétend en avoir fait un couteau « fait pour égorger », qui ouvrira « la chair comme du beurre ». Ce ne sont que les préliminaires d’une scène atroce.

Gabriel Tallent veut « essayer de parler honnêtement » de la douleur, pour montrer à quel point elle est intolérable. J’avoue avoir survolé certaines pages, trop dures à lire. La situation de Turtle est abominable, son silence et sa soumission sont insupportables. Le roman raconte « le combat d’une jeune fille pour préserver son âme » (G. T.). Martin l’éduque pour se défendre dans un monde sauvage, elle doit trouver comment survivre aux abus sexuels, à l’amour-haine d’un père, comment affirmer sa dignité et son innocence.

Elle rencontrera plusieurs personnes bienveillantes qui se soucient de l’arracher à son emprise, mais elle veut s’en sortir seule, par elle-même, et choisir ce qu’elle veut devenir. Sa solitude est si « humaine », dit le romancier, que nous devrions tous éprouver de la compassion pour cette jeune fille qui aime son père comme son meilleur ennemi. Intelligent, érudit, trop « aimant », il n’est pas présenté comme un monstre, et pourtant c’est contre lui qu’elle devra se dresser.

Son grand-père lui a appris qu’il ne suffit pas de nommer, il faut « observer pour comprendre » et tant pis si elle ressemble « à une fille élevée par les loups ». Dans le danger, elle se dira : « Tu vas avoir confiance en ta propre discipline, en ton propre courage, et tu n’y renonceras jamais et tu ne les abandonneras jamais, et tu seras plus forte, inébranlable et impitoyable […] ». My Absolute Darling est « le récit d’une émancipation » (F. B.) sans rien d’autobiographique à part les difficultés scolaires et la relation avec la nature, selon Gabriel Tallent, élevé par deux femmes, qui n’a quasi pas connu son père. Ce premier roman sous haute tension est bouleversant. Il m’a rappelé une autre héroïne inoubliable, aussi dans un premier roman :  Ellen Foster (1987) de Kaye Gibbons.

Commentaires

  • Merci de nous faire partager tes impressions; je ne sais pas si le "dire vrai" est ce qui m'intéresse le plus dans la fiction; ça semble antinomique. Je lis L'arbre du pays Toraja dont tu as parlé récemment. Bon jeudi de l'ascension!

  • Dire vrai... Je voulais dire par là rendre aussi compte du réel à travers la fiction (habitat, paysage, réalités sociales, choses de son temps).
    Bonne lecture de Philippe Claudel, Anne.

  • j'ai eu du mal avec ce roman et je ne suis pas allée au bout
    Que je suis heureuse de voir Helen Foster ici, un roman que j'ai lu à sa sortie en France c'est à dire vers les années 90, trente ans déjà ! un livre que j'ai fait lire à mes filles bien évidement

  • J'avais été avertie par une amie, je savais que je pouvais m'attendre au pire et j'ai attendu d'avoir retrouvé des forces. Comme je l'ai indiqué, j'ai sauté certains passages insoutenables - parfois, même en mots, la douleur, ça ne passe pas. Mais je voulais absolument savoir si cette gamine allait s'en sortir ou pas et comment, si son entourage allait arriver à l'aider ou pas, etc. Le récit m'a littéralement captivée.
    J'ai beaucoup aimé le roman de Kaye Gibbons, je l'ai fait lire aussi et je compte le relire.

  • Je ne me suis pas décidée pour ce roman, malgré les avis enthousiastes, prévenue également des scènes difficiles. Cette mise en contraste des deux lectures est intéressante.

  • Je comprends bien ta réaction, chacun, chacune fait ses choix.

  • J'ai été surprise du côté érudit et intelligent du père, mais ai lâché prise quand on passait trop de temsp à nettoyer les armes... ^_^

  • Le romancier a doté le père d'une personnalité riche, qui renforce sans nul doute son emprise sur sa fille. L'obsession des armes et leur présence contribuent à l'atmosphère anxiogène du récit, on ne peut s'empêcher de penser à tous ces massacres aux Etats-Unis où les mentalités évoluent si lentement au sujet des armes.

  • Tania, l'année dernière, il y a eu du vandalisme insensé à Joshua Tree. La violence contre la nature est difficile à comprendre. Merci pour votre article intéressant.

  • J'ai trouvé des échos du vandalisme dans ce parc naturel, je l'ignorais, merci Jane. Partout où il y a des réserves naturelles, les gardes ont fort à faire pour les protéger.
    S'attaquer aux enfants, aux autres, à tout ce qui vit, à l'environnement, au bien commun... Il faut un inlassable travail d'éducation pour enrayer cette violence et il importe de réagir aux signaux d'alerte, sans laisser aller.

  • Je suis tentée mais ressens une sorte de signal d'alarme. J'ai eu vent de situations atroces aux USA, dans des milieux très défavorisés, je me souviens du meurtre d'une fillette dont je n'arrive pas à me débarasser, tellement c'était "trop"...

  • Je comprends très bien, Edmée. C'est vrai qu'il y a des choses vues ou lues dont on a du mal à se remettre. Pour moi, ça a été "Orange mécanique", un film que j'ai vu trop jeune, probablement, et que je ne souhaite pas revoir.

  • pareil pour moi, Orange mécanique m'a traumatisée - terriblement - définitivement ...
    et une telle lecture me fait peur, je ne suis toujours pas immunisée ;-)

  • L'est-on jamais ?

  • certains prétendent qu'on se durcit, pas moi ;-)

  • J'avoue ne pas avoir eu le courage de me lancer dans cette lecture. Trop de violence, trop de souffrances accumulées, je ne sais pas si je le ferai un jour. Mais j'ai beaucoup aimé une rencontre avec l'auteur dans ma librairie, un jeune homme très ouvert, qui parle remarquablement bien de son roman.

  • Ne pas se forcer, bien sûr. Oui, le romancier parle bien de son livre, c'est pourquoi j'ai mis la vidéo de LGL.

  • En lisant ton résumé, j'étais terriblement émue. Pauvre enfant, tant de gosses sont ses frères de souffrance....L'érudition du père doit donner encore une dimension supplémentaire à la manipulation.
    Je reporte cette lecture, pas en ce moment. Merci Tania. Bises.

  • Une héroïne inoubliable, mais il faut se sentir de taille pour se lancer dans cette lecture, tu fais bien. Bonne journée, Claudie.

  • Je regarderai la vidéo. Mais ne pense pas lire ce roman. Je sais d'avance que je n'en suis pas capable.
    Bonne semaine, Tania.

  • Pas de problème, Fifi, à bientôt.

  • je sais que ce roman a frappé les esprits de tou.te.s les lecteurs/lectrices, mais je reconnais ne pas être du tout attirée par lui - cela manquera sans doute à ma bibliographie de lectrices, mais je sais qu'il me faut éviter certaines lectures

  • Nous choisissons nos lectures pour toutes sortes de raisons. Dans ce cas-ci, pas d'attirance en ce qui me concerne, de la curiosité plutôt... et peut-être le fait que c'était le dernier roman non lu qui me restait. Mais une fois la lecture commencée, je ne pouvais plus le lâcher, quitte à sauter certaines scènes.
    Bon week-end, Niki.

  • J'avais manqué le billet que tu as consacré à l'écoute de ce livre - où tu en dis davantage sur la violence et le sordide, bien présents dans ce roman très dur, c'est vrai.
    http://1001classiques.canalblog.com/archives/2019/04/25/37071566.html
    "Une certaine image de l'Amérique", comme tu l'as écrit. Bon dimanche, Maggie.

  • Ce livre a fait beaucoup de bruits ces derniers mois et même si j'en ai entendu principalement des commentaires élogieux je ne suis pas sûre d'avoir la force de supporter une lecture aussi difficile.
    Merci en tout cas pour cette chronique
    Bonne journée

  • Bienvenue, Laura. J'avais été intéressée par la rencontre avec l'auteur diffusée dans La Grande Librairie, mais j'ai laissé passer du temps avant de me décider à lire ce roman qui met la sensibilité fort à l'épreuve, oui. Mais il permet d'un peu mieux comprendre pourquoi des victimes de violences intrafamiliales ne se dégagent pas plus vite de leur situation, ce qui est encore plus compliqué pour une fille mineure comme Turtle-Julia.

  • Une amie me l'a prêté en me disant de le lire de toute urgence.... et ne le regrette pas, malgré mon message plus haut.
    Dire que ces situations sont réelles, et que de nombreux enfants ne s'en sortent pas....
    Ta présentation correspond exactement à mon ressenti, j'ai moi aussi sauté des lignes...
    Je fais le vœu qu'ils y aient toujours auprès de ces enfants des Anna, Jacob et Brett si bienveillants, car ce sont eux (et bien sûr la personnalité de Julia) qui ont permis d'infléchir le fléau (mot assez approprié !) de la balance. Belle soirée Tania.

  • Les conseils d'amie sont très précieux, ils aident parfois à entamer une lecture devant laquelle on hésitait. Contente que tu partages tes impressions ici en revenant sur ton commentaire précédent. Les personnes bienveillantes se sentent souvent impuissantes devant certaines situations qui perdurent mais tu as raison, c'est très important pour les victimes de telles emprises de savoir vers qui se tourner, le jour où elles font le pas. Merci beaucoup, Claudie.

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