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société - Page 16

  • Médecin en province

    On pense à Tchekhov en ouvrant Ma province de Maxime Ossipov (traduit du russe par Anne-Marie Tatsis Botton, Verdier, 2009), deux récits d’un médecin installé « dans la petite ville de N*, chef-lieu d’une région limitrophe de Moscou ». Un peu à Boulgakov aussi. Le même éditeur a publié ensuite ses Histoires d’un médecin russe (2014).

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    Rue Lénine à Taroussa en 2014 (Wikimedia commons)

    « Le cent-unième kilomètre » commence par un constat accablant : « chez les malades, comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. » Malgré le pouvoir de l’argent et de l’alcool, les cas de mort violente, le désintérêt, le manque d’amis, l’arriération mentale, l’abandon des vieux, il exerce dans son pays natal où il ressent « la liberté d’aider beaucoup de gens » et « la soif d’agir », apprécie les rencontres et la sensation d’être chez lui quand on le salue.

    Sa situation s’améliore avec l’arrivée d’un jeune « collègue et ami » : mortalité à l’hôpital divisée par deux, plus de moyens pour soigner. Les difficultés restent nombreuses, notamment à cause de l’absence de médecin traitant, de ligne de conduite. Les gens, souvent ignorants, croient que tout peut être résolu avec de l’argent. Il faut aussi composer avec « les autorités (ceux à qui on ne peut pas dire non) ». Et soigner des « bandits » comme des « frangins » (membres de groupes d’intervention spéciaux).

    Ce qui le réjouit, c’est de « réaliser certaines choses pas plus mal qu’en Occident », bref de « se conduire en médecin ». De rencontrer des gens qui, chacun, représentent la Russie à leur façon. « Qu’est-ce qui unit ces Russies différentes, qu’est-ce qui les empêche de se disloquer ? Dans mes pires instants, je pense : l’inertie, et elle seule. »

    Pourquoi « Le cent-unième kilomètre » ? Ossipov dit ceci sur le site de la Librairie du Globe : « Mon père était écrivain. Je l’ai vu se débattre toute sa vie entre éditeurs censeurs et correcteurs soviétiques. Peut-être est-ce de là que m’est venu le désir, non d’avoir un pouvoir sur les mots, mais du moins d’en disposer librement. » En 2005, le besoin de retrouver le contact direct avec des patients s’impose, il décide alors de partir en province.

    « Mon grand-père était médecin. Envoyé en 1932 au Belomorkanal, puis libéré en 1945, il est toutefois interdit des 100 km. Il s’est donc installé à 117 km au sud-ouest de Moscou, à Taroussa où il est mort en 1968. » (Il était en effet interdit, pour les anciens prisonniers du Goulag, de vivre à moins de 100 km d’une grande ville.) » Ossipov s’est établi à son tour à Taroussa.

    Autre registre pour le second récit, « La rencontre », une fiction centrée sur les sentiments. Natacha et Génia travaillent dans le milieu musical : « Natacha réussissait un peu mieux : un orchestre, pas le pire, des tournées, alors que Génia bossait avec des chanteurs, des chefs d’orchestre, il accompagnait même des figurants. » Elle joue du violon et c’est à l’école de musique qu’ils se sont rencontrés. Elle est devenue sa femme mais fait chambre à part, ne veut pas d’enfants. Génia en souffre un peu, se montre patient.

    Un coup de fil efface tout, musique et passé : Génia a fait une chute mortelle, on demande à Natacha d’apporter ses papiers. Après les funérailles, elle ira parler au père Iakov, un Juif converti. Elle voudrait faire quelque chose pour Génia, mais que pourrait-elle faire ? Flash-back. Ossipov raconte le passé de Génia et sa rencontre avec Natacha telle que lui l’a vécue. On change encore de point de vue avec un autre personnage, Sergueï Ilitch, un médecin obsédé par la sténocardie grave de sa mère, toujours sur le qui-vive. Le récit va d’une rencontre à l’autre, d’un coeur à l’autre.

    En une centaine de pages, Ma province de Maxime Ossipov plonge les lecteurs dans une Russie provinciale où tout, finalement, ramène à la vie ou à la mort. On y sent l’amour de la médecine, la volonté d’être utile, mêlés au désenchantement politique. « De son écriture sèche, ironique, dépourvue de toute trace de romantisme, Ossipov dépeint un monde en perdition », écrit Raphaëlle Rérolle dans Le Monde. Au milieu des problèmes subsiste pourtant chez le médecin « une joie profane ».

  • Vrille

    farhadi,todos lo saben,everybody knows,film,2018,cinéma,famille,suspense,psychologie,société,culture« Voilà un récit où l’on retient son souffle pendant 2h10. Mais Everybody Knows n’est pas qu’un thriller vertigineux qui dès l’entame, adresse un clin d’œil à Vertigo ; c’est aussi un mélodrame qui vrille au cœur d’une famille. Notre inspecteur [un inspecteur à la retraite appelé à l’aide] ne doit pas creuser bien profond pour réveiller des secrets et des sentiments qui constituent autant de mobiles à l’enlèvement. » 

    Fernand Denis, Avec "Everybody Knows", Farhadi métamorphose un thriller en mélodrame, La Libre Belgique, 16/5/2018.

  • Tout le monde sait

    Que vous dire de Todos lo saben (Everybody Knows), le dernier film d’Asghar Farhadi dont les médias, la presse ont déjà tant parlé ? C’est « son second film hors d’Iran après Le Passé » (Wikipedia) qui a fait l’ouverture du Festival de Cannes 2018. Un film à voir pour ses acteurs, l’excellent trio formé par Penélope Cruz, Javier Bardem (ci-dessous) et Ricardo Darín – un bon moment de cinéma.

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    Penélope Cruz joue Laura, la mère qui arrive avec son fils et sa fille Irene, au début du film, dans le village où sa jeune sœur va se marier. Toute la famille se rassemble dans la grande maison en partie hôtel, tenu par la sœur aînée. Le mari de Laura, resté en Argentine pour affaires, n’a pas pu l’accompagner. (L’acteur argentin Ricardo Darín qui apparaîtra plus tard dans le film est le mari de Penélope Cruz). Javier Bardem incarne un fascinant Paco, son amour de jeunesse, marié lui aussi.

    On admire le rythme et les cadrages pour filmer ces préparatifs de mariage puis la cérémonie et la fiesta sans temps mort, tout en mouvement. Irene, adolescente rebelle, a tôt fait d’improviser une virée en moto avec son amoureux du village ou de grimper avec lui dans le clocher de l’église pour y tirer les cloches. C’est là qu’on entend pour la première fois le titre, quand son ami lui montre les initiales de Paco et de Laura, une histoire qu’elle ignorait – au village, « tout le monde le savait ». Mais sur quoi repose ce qu’on sait des autres, en réalité ? 

    La disparition d’Irene, le soir même du mariage, est le ressort principal de ce « thriller intimiste » (Le Soir). Des coupures de journaux laissées sur son lit, bientôt une demande de rançon et la menace du pire au cas où on avertirait la police, rappellent un autre enlèvement dans ce village, qui s’était mal terminé, ce qui redouble la tension. Très vite, il semble que les ravisseurs aient dû avoir un complice parmi les proches de Laura. L’absence de son mari, qu’on dit riche – il a versé de l’argent pour restaurer une partie de l’église –, alimente les rumeurs au sein de la famille.

    Tout en veillant à garder la disparition d’Irene secrète, pour sa sécurité, la famille et les amis les plus proches envisagent toutes sortes d’hypothèses. Paco, l’ancien amoureux de Laura, viticulteur sur des terres qu’il lui a rachetées, est si bouleversé que sa femme en est jalouse, irritée de le voir se mêler de près aux recherches, tout faire pour soutenir celle qui l’a quittée un jour sans explications. Visiblement, il ne supporte pas de la voir tant souffrir.

    Autour des protagonistes du drame, le réalisateur étoffe chacun des personnages secondaires. Une famille est comme un microcosme de la société, avec des réussites différentes, des rivalités, des rancœurs. La propriété, l’argent, le travail, l’alcool, les classes sociales, les générations, la générosité, l’envie, de nombreux thèmes s’invitent dans cette histoire où les apparences sont parfois trompeuses.


    Ce film franco-iranien a été tourné à Torrelaguna, près de Madrid. Les paysages, certaines lumières sont superbes. En racontant à la manière d’un thriller cette histoire mélodramatique, Todos lo saben (Everybody Knows) exprime à l’écran la force des sentiments, le besoin de relations vraies et la manière singulière dont chacun réagit aux épreuves de la vie – « les personnages si humains d’Asghar Farhadi ne sont jamais d’un bloc » (Samuel Douhaire, Télérama).

    Désolée de ne pouvoir répondre à vos commentaires pour l'instant, mais je les lirai avec plaisir. A bientôt.

    Tania

  • A l'abri

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    « Tu pensais aller voir Vera à l’hôpital et partager ta découverte avec elle, mais il s’était mis à pleuvoir et, de toute façon, tu t’étais dégonflé. La porte de derrière était ouverte, tu le savais, tu savais l’effet que cela produisait de s’introduire dans sa maison, à l’abri de la pluie. »

    Karl Geary, Vera

  • Chez Vera

    Acteur d’origine irlandaise, Karl Geary a publié l’an dernier un beau premier roman, Vera (Montpelier Parade, traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy). Une fois habituée à la deuxième personne pour désigner Sonny, le garçon dont il raconte l’histoire, je me suis attachée à ce portrait d’un adolescent mal dans sa peau et à son amour fou pour Vera, une Anglaise qui lui révèle un autre milieu que le sien.

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    Sonny travaille après l’école chez un boucher pour économiser un peu d’argent, les deux commis l’y asticotent. Un jour, un de leurs vieux clients se fait renverser par une voiture en sortant, Sonny en est si choqué qu’il n’en parle pas en rentrant. Chez lui, on ne se dit pas grand-chose en général, sa mère veille surtout à nourrir son père, dont chacun évite les colères, et il ne lui reste plus grand-chose pour ses enfants.

    Le père, un homme de la campagne arrivé à Dublin quand il était jeune, est maçon. Il emmène Sonny avec lui pour un travail à faire dans Montpelier Parade, « un ensemble majestueux de demeures géorgiennes » : un mur effondré à reconstruire dans un jardin. La femme qui habite là leur apporte un peu de thé : « Elle n’était pas du tout vieille, pas comme tu l’avais imaginé – cela te surprit – mais elle n’était pas jeune non plus. Elle était belle. »

    Cette femme a « des yeux verts et lointains » et quand il lui ramène le plateau « en bois, lisse et agréable au toucher », il demande à aller aux toilettes et en profite pour découvrir un peu la maison, sa belle hauteur sous plafond, son décor, un dessin de femme nue à l’encre… Il ose même entrer dans le salon où elle est assise sans bouger, le regard fixe, pour lui demander si elle va bien – ils échangent quelques mots, elle lui dit qu’il a « un très beau visage ».

    Le père de Sonny dépense presque tout dans les paris, il ne lui donne pas grand-chose. Le garçon de seize ans sort le soir pour retrouver Sharon, une copine, il n’hésite pas à s’adresser aux passants pour qu’on lui achète une bouteille à boire avec ses amis. C’est ainsi qu’il tombe sur la femme, qui le reconnaît et exige son petit discours de circonstance avant d’aller lui chercher une bouteille de vin rouge. Plus jeune, elle a fait pareil.

    A l’Antre des Chats, entre des rochers près de la mer d’Irlande, il retrouve Sharon et lui raconte ce qui est arrivé au vieux client devant la boucherie. Celle-ci refuse et de boire avec lui et de l’accompagner pour voir un film « du genre où faut lire des trucs en bas de l’écran ». Il y va seul, se saoule, puis décide de retourner chez cette femme pour la remercier – il n’arrête pas de penser à elle. Elle le menace d’appeler la police pour l’avoir réveillée en pleine nuit et le renvoie chez lui.

    A l’école, Sonny se fait pincer par un surveillant qui le voit voler un dérailleur sur un vélo : pièce par pièce trouvée ou dérobée, il essaie de s’en fabriquer un. Mais il arrive à le repousser et à s’enfuir. Il sera sans doute appelé chez le proviseur, tant pis. Puis la femme de Montpelier Parade débarque à la boucherie pour demander après lui, pour quelques bricoles à faire dans sa maison, elle laisse son numéro de téléphone.

    C’est ainsi que Sonny se rapproche de Vera Hatton, il fait des petits travaux pour elle et un jour, la voit s’écrouler dans sa cuisine et appelle l’ambulance – ce n’est pas sa première tentative de suicide. Il emporte le livre qu’elle lisait, des poèmes de T. S. Eliot, que sa mère envoie par terre quand elle le voit, puis aussi Sharon quand il le lui montre – « Ça sert à rien. » Alors il le prend pour rendre visite à Vera à l’hôpital et lui faire la lecture.

    La relation improbable entre la belle Anglaise et le jeune Irlandais n’a rien d’idyllique. Ils souffrent tous les deux, elle d’un mal dont il ne sait rien, lui du malaise de vivre dans un milieu où il ne se sent pas bien, sans savoir à quoi il aspire, mais convaincu de le découvrir en fréquentant cette femme au mode de vie si différent.

    Vera est un roman d’apprentissage, un roman d’amour, ancré dans une réalité sociale difficile. Je me suis attachée à ces deux personnages que leur mal de vivre rapproche d’une certaine façon, même si l’on sent que ça finira mal. Un premier roman très réussi de Karl Geary, né en 1972. Comme l’écrit Marine Landrot dans Télérama, « chaque phrase du récit subjugue, chaque détail est parole ».