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secrets de famille - Page 2

  • Le nouvel élève

    « Guillermo Stein est arrivé au collège au beau milieu de l’année scolaire, à bicyclette. Aucun d’entre nous n’allait à bicyclette. » D’emblée, José Carlos Llop (né à Majorque en 1956), nous introduit dans un collège de Jésuites à Majorque, dans les années soixante, et dans la vie de Pablo Ridorsa, un garçon solitaire et sensible, élevé par ses grands-parents. Le Rapport Stein (El Informe Stein, 2000, traduit de l’espagnol par Edmond Raillard, 2008), en moins de cent pages, raconte leur amitié.

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    José Carlos Llop donne un rythme très particulier à son récit – répétitions, explicitations, précisions : « On ne le voyait presque pas, le nouveau, Stein, sur sa bicyclette, n’eût été cet imperméable rouge qu’il portait sur les épaules, une pèlerine en plastique nouée autour du cou, sur laquelle la pluie dégoulinait jusqu’au sol. » En classe, Stein, avec ses pulls colorés, ses pantalons à poches, tranche avec eux tous habillés de gris ou de brun, « de la couleur des plumes de perdrix ».

    Son arrivée coïncide avec la mort du père Azcárate, que les élèves de onze à seize ans, organisés par sections, doivent veiller dans la crypte de demi-heure en demi-heure, une coutume du collège pour leur tremper le caractère. Pablo est « consul d’histoire » et son groupe hérite du premier tour, suivi par celui de Palou, « consul de mathématiques » et « capitaine de la classe ». Pendant l’étude, Pablo surveille le nouveau, qui range ses affaires dans son pupitre, « pour avoir quelque chose à raconter à Palou quand il remonterait de la crypte ».

    Tout les intrigue chez Stein, et en particulier la plaque ovale sur sa bicyclette, marquée des lettres « C. D. » et d’un blason « avec une devise en latin, des licornes et des fleurs de lis ». Rien qui ressemble à aucun drapeau de leur Atlas universel. Palou a décrété que c’était « un type bizarre ». Quand Stein referme son pupitre, il sourit à Pablo, qui lui sourit en retour.

    A la maison, il raconte l’arrivée de Stein à ses grands-parents chez qui il vit, ses parents étant toujours en voyage : « Mes parents étaient des cartes postales couleur d’ambre (…) » postées à Nice ou à Marseille, au Caire ou à Tanger, remplies de formules creuses. Ses grands-parents échangent un drôle de regard quand il prononce le nom de Stein – « et Stein, pour la première fois, m’a paru être le sifflement d’un cobra, le son d’une balle avant qu’elle atteigne la cible. » Mais ils ne disent rien.

    Blond aux yeux bleus, le nouveau sidère ses camarades de classe curieux en lâchant sans sourciller que son père « a été l’ami du comte Ciano » et que lui est « un agent secret de Sa Sainteté ». Alors les garçons décident de s’adresser à Planas, leur condisciple spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, dont un oncle a combattu dans la división Azul. Planas sait que Ciano avait imaginé d’italianiser Majorque, d’en faire « une base militaire et un lieu de repos pour les chefs du Fascio », mais il doute que Stein soit un espion, « aspirant camerlingue, tout au plus ». Et aucun n’ose lui demander ce que le mot veut dire. Alors Palou commande à Planas « un rapport écrit sur la famille de Stein ».

    Puis la routine scolaire reprend le dessus, avec les faits et gestes des professeurs plus typés les uns que les autres, souvent brutaux ou de parti-pris. Stein invite Pablo à passer un dimanche après-midi chez lui et son grand-père ne dit pas non, mais « Méfie-toi de ce que tu ne connais pas et sois à la maison à huit heures ». La maison lumineuse de Guillermo Stein, située dans un quartier aux jardins luxuriants, est très différente de ce que connaît Pablo : « on voyait la mer depuis toutes les fenêtres ». Il est ébloui par la vue sur le port et sur la ville de Palma, « étalée en éventail sur la baie argentée », avec au centre le « fantastique vaisseau de pierre ocre » de la cathédrale.

    Ce n’est pas le seul sujet d’étonnement pour Pablo, et cette après-midi chez les Stein va nourrir ses rêves pour longtemps. Mais sa grand-mère, lui dit son grand-père, n’aime pas qu’il aille là-bas – « Moi, ça m’est égal, dans cette vie tout ce qui doit arriver finit toujours par arriver. » Il rôde bien des secrets autour de Stein, le nouvel ami de Pablo Ridorsa.

    L’arrivée d’un nouvel élève fascinant, les débuts d’une amitié hors du commun : de grands noms de la littérature ont traité ce sujet. Le Rapport Stein de José Carlos Llop, « comparé par la critique au Grand Meaulnes et aux Désarrois de l’èlève Törless » (quatrième de couverture) est un récit hanté par les histoires de guerre et les secrets de famille. Ce premier roman qu’on n’oubliera pas (merci, V.) donne envie de lire plus avant cet écrivain, « un Modiano majorquin » (selon Olivier Mony dans Le Figaro) pour qui la littérature la plus intéressante s’appuie sur la mémoire et sur le temps.

  • Pénombre

    Pamuk Old_house_in_Çengelköy_2.JPG« J’ai fait entrer la voiture dans le jardin et j’ai contemplé avec mélancolie la maison qui, chaque fois, me semble plus vieille, encore plus vide. La peinture des revêtements de bois s’était écaillée, la vigne vierge du mur de gauche envahissait la façade, l’ombre du figuier atteignait les volets clos de la chambre de grand-mère. Au rez-de-chaussée, les grilles des fenêtres étaient couvertes de rouille. Un sentiment bizarre m’a envahi : il me semblait deviner, avec surprise et crainte, qu’il y avait des choses effrayantes dans cette maison, des choses que l’accoutumance m’avait empêché jusque-là de remarquer. Je ne quittais pas des yeux, entre les lourds battants de la grande porte, ouverte à l’occasion de notre arrivée, la pénombre dans laquelle vivaient grand-mère et Rédjep, et qui sentait la moisissure et la mort. »

    Orhan Pamuk, La maison du silence

     Photo İhsan Deniz Kılıçoğlu (Wikimedia commons) : Une vieille maison en bois à Çengelköy (Istanbul, Turquie) 

  • La maison du silence

    Premier roman d’Orhan Pamuk traduit en français, La maison du silence (Sessiz Ev, 1983, traduit du turc par Munevver Andac) raconte les retrouvailles à Uskudar, au bord du Bosphore, des petits-enfants de Dame Fatma dans sa vieille maison. « Dame », comme l’appelle Rédjep qui est à son service, n’est pas commode. Rien n’est jamais à son goût dans ce qu’il lui prépare et, à 90 ans, elle pèse de tout son poids sur lui pour monter les dix-neuf marches qui mènent à sa chambre. 

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    Quand Rédjep sort le soir, c’est dans l’espoir de rencontrer quelqu’un à qui parler à l’heure où la plupart sont devant la télévision. Dans un café du bord de mer, des garçons se moquent de lui – la faute à un article dans le journal sur « la maison des nains à Uskudar », lui explique le garçon : l’épouse du sultan Mehmet II y avait fait construire, « parce qu’elle adorait les nains », une maison construite à la taille de ses favoris, détruite dans un incendie au XVIIe siècle. A 55 ans, Rédjep est triste de devoir encore subir de telles moqueries à cause de sa petite taille.

    A chaque chapitre de La maison du silence, le romancier turc change de narrateur, ce qui permet de varier les points de vue et de révéler les préoccupations de chacun. Dans l’attente de ses petits-enfants qui vont arriver le lendemain, Fatma, insomniaque, se souvient de Sélahattine, son mari médecin. Banni d’Istanbul en raison de ses opinions politiques pro-occidentales, il avait consacré le plus clair de son temps à écrire son « Encyclopédie » pour éclairer les ignorants. 

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    Hassan, le neveu de Rédjep (le fils de son frère infirme, qui vend des billets de loterie), fréquente de jeunes « Idéalistes » (des fascistes) et les accompagne quand ils rackettent les commerçants. Le coiffeur, dégoûté, le traite de « cancrelat ». (Sans les aborder de front, Orhan Pamuk suggère les tensions politiques qui ont traversé la Turquie au XXe siècle.) Toujours à épier les autres, Hassan remarque l’Anadol blanche de Farouk qui arrive chez sa grand-mère avec sa sœur Nilgune.

    C’est Rédjep qui les accueille. La vieille dame questionne ses petits-enfants sur ce qu’ils font : Nilgune étudie la sociologie, Métine termine le lycée et rêve de partir aux Etats-Unis. Farouk, l’aîné, chargé de cours et divorcé, bouffi par l’alcool, s’intéresse aux objets de son grand-père conservés dans la buanderie, « poussière du passé ». 

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    Deux mondes se côtoient à Uskudar : les jeunes riches et bronzés qui se retrouvent chez la fantasque Djeylane, et ceux que la pauvreté rend envieux et frustrés. Parmi ceux-ci, Hassan, amoureux de Nilgune, ose à peine lui adresser la parole mais suit de loin ses faits et gestes quand elle se rend au cimetière avec toute la famille ou à la plage avec ses amis.

    Comme sa grand-mère hantée par les discours obsessionnels de son mari contre l’ignorance et contre la religion (son athéisme militant avait éloigné peu à peu tous ses patients), Farouk est tourné surtout vers le passé. A Guebzé, il dépouille les archives locales. Ce travail d’archiviste lui plaît, le contact avec les vieux papiers jaunis, loin des jalousies entre collègues historiens : « derrière ces paperasses, il y avait suffisamment d’histoires pour y consacrer toute une vie ». 

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    La présence des jeunes fait plaisir à leur grand-mère mais l’inquiète aussi : elle craint sans cesse que Rédjep ne leur parle, ne trahisse un secret – celui qui les lie, lui et son frère, à leur famille – qui pourrait les détourner d’elle. On suit donc en alternance le regard intérieur de Fatma sur sa vie passée et les préoccupations tout autres de ses petits-enfants, ainsi que l’évolution de la société turque sur plusieurs générations.

    Métine est lui aussi amoureux, de Djeylane. Il la rejoint dès que possible, se mêle à sa bande d’oisifs qui trompent leur ennui en voitures de sport, canots à moteur, discothèques – mais il se sent à part. Et quand l’alcool coule à flots, il n’est plus assez lucide pour bien interpréter l’attitude de Djeylane à son égard.  

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    La maison du silence est le roman des silences entre ses personnages, de la solitude et des pensées secrètes qui mènent parfois au drame. Les lecteurs familiers de lunivers romanesque dOrhan Pamuk y verront bien des thèmes développés dans ses romans ultérieurs. L'écrivain y fait même une brève apparition, cité parmi d’anciens copains évoqués par Farouk : « Chevket s’est marié, Orhan écrit un roman. » Ces jours d’été à Fort-Paradis, l’ancien nom du port turc, révèlent davantage ce qui sépare tout ce petit monde que ce qui rassemble.

  • Deux jeunes filles

    coe,jonathan,la pluie avant qu'elle tombe,roman,littérature anglaise,secrets de famille,culture« Et voici la cinquième photo pour toi, Imogen. Une scène hivernale. Le parc public de Row Heath, à Bournville, dans les premiers mois, terriblement froids, de 1945.
    J’ai du mal à regarder cette photo. Elle a été prise par mon père, avec son petit appareil, un dimanche après-midi. L’étang qui se trouve au centre du parc est gelé, et des dizaines de gens y patinent. Au premier plan, en gros manteau et bonnet de laine, regardant droit dans l’objectif, deux silhouettes : moi, onze ans, et Beatrix, quatorze ans. Beatrix tient une laisse dans sa main gauche, et au bout de la laisse, à ses pieds, Bonaparte s’impatiente. Les deux jeunes filles sourient, d’un grand sourire heureux, sans se douter de la catastrophe qui va s’abattre sur elles. »
     

    Jonathan Coe, La pluie, avant qu’elle tombe

  • Photos pour Imogen

    Cela fait longtemps que je ne m’étais plus tournée vers Jonathan Coe. La pluie, avant qu’elle tombe (2007, traduit de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin), est un roman tout en sensibilité, aux personnages attachants, même si l’histoire est sombre, et l’écrivain britannique a surpris ses lecteurs attachés à un ton plus ironique. La mort de son grand-père et les souvenirs des vacances passées chez lui quand il était enfant ont nourri son inspiration, entre autres, comme il l'explique sur son site. 

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    Mais ce roman donne voix surtout aux femmes. Gill apprend le décès de sa tante Rosamond à 73 ans, trouvée chez elle « assise bien droite dans son fauteuil ». A son enterrement au village, peu de gens se connaissent. Gill est heureuse de retrouver son père, son frère, et ses filles, Catharine et Elizabeth. De l’amie médecin de sa tante, elle apprend que celle-ci était en train d’écouter de la musique, et qu’elle tenait un micro relié à un vieux magnétophone.

    Rosamond, qui n’a pas eu d’enfant et avait perdu Ruth, sa compagne peintre, des années auparavant, a divisé son héritage entre Gill et David, ses neveux, et une « quasi-inconnue », Imogen, que Gill n’a rencontrée qu’une seule fois, il y a plus de vingt ans  la petite fille aveugle était à la fête des cinquante ans de sa tante. Comment retrouver sa trace ? Il faut de toute façon que Gill aille quelques jours dans le Shropshire pour trier les affaires de Rosamond.

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    Dans le modeste bungalow de sa tante, Gill trouve près du fauteuil tourné vers le jardin un portrait d’Imogen enfant, des cassettes, et un petit mot : « Gill, ces cassettes sont pour Imogen. Si tu ne la retrouves pas, écoute-les toi-même. » Sur l’électrophone, des Chants d’Auvergne par Victoria de Los Angeles. Près des autres disques, un verre à whisky et un flacon vide de tranquillisants. Gill en est bouleversée, puis décide de ne rien en conclure. Rosamond avait de graves ennuis cardiaques, elle avait refusé de se laisser opérer et savait sa fin proche – pourquoi en parler ?

    Quatre mois plus tard, malgré les annonces, Imogen reste introuvable. Gill se rend à Londres où vivent ses filles pour écouter les cassettes avec elles. C’est à Imogen que Rosamond s’adresse d’emblée, Imogen dont elle a perdu la trace depuis que ses « nouveaux parents » ont décidé d’éviter tout contact avec elle. Rosamond lui laisse de l’argent, mais elle a quelque chose d’« infiniment plus précieux » à lui transmettre : son histoire, « la conscience de (ses) origines, et des forces qui (l’) ont façonnée ». 

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    Elle a sélectionné vingt photos dans ses albums. Comme Imogen ne peut les voir, elle a choisi de les lui décrire et de raconter leur contexte, afin d’arriver au plus douloureux, une histoire qu’Imogen ne connaît pas et qui la concerne, une vérité que Rosamond est seule à connaître. La pluie, avant qu’elle tombe est le récit d’une vie, « l’album du destin selon Jonathan Coe » (Le Monde).

    Rosamond, avant de mourir, a revisité son enfance et les temps forts de sa vie, de la fin des années 1930 à ses cinquante ans. Sa cousine et deux femmes aimées ont énormément compté pour elle. Rosamond cherche les mots justes, se perd parfois en digressions, s’interrompt quand l’émotion la submerge. Sa voix révèle des pans secrets de sa propre vie, d’autres vies aussi, et la place qu’y tient Imogen, restée si proche dans son cœur malgré que la vie les ait éloignées l’une de l’autre. 

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    L’auteur est musicien, amateur dit-il, et son roman fait une belle place à la musique, notamment à travers le personnage de Catharina, la fille de Gill, qu’on y découvre en concert. Si le destin de ses personnages, ou plutôt leur quête de la vérité, captive en premier le lecteur, l’écrivain britannique possède l’art, par petites touches, d’évoquer en même temps une époque, des paysages. Dans son dernier roman, Expo 58, un personnage secondaire de La pluie, avant qu’elle tombe (Thomas, le père de Gill) est invité à se rendre à Bruxelles pour l’Exposition universelle – un autre rendez-vous prévu avec Jonathan Coe.