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roman - Page 71

  • Vivre seule

    La femme gauchère de Peter Handke (1976, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt en 1978) n’a rien perdu de son impact dans son étrange simplicité. A relire cette brève histoire d’une femme et d’un homme qui se séparent, je me rends compte que je l’ai mal résumée dans un billet récent : ce n’est pas elle qui s’en va, c’est à son mari qu’elle demande de partir, sans explication, restant seule avec son fils à la maison.

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    Bruno Ganz (Bruno) et Edith Clever (Marianne) dans La femme gauchère, film de Peter Handke

    « Elle avait trente ans et habitait un lotissement de bungalows bâti en terrasse sur le versant sud d’une montagne moyenne, juste au-dessus de la brume d’une grande ville. Elle avait les cheveux bruns et des yeux gris qui parfois, même quand elle ne regardait personne, rayonnaient sans que l’expression de son visage se modifiât. »

    A la fin d’une journée d’hiver, elle va chercher son mari à l’aéroport. Bruno, chef commercial pour une grande firme de porcelaine, rentre d’un long voyage d’affaires en Scandinavie. Après avoir bu un verre et embrassé leur garçon en pyjama, il propose d’aller faire « un repas de fête » à l’extérieur et ensuite de passer la nuit à l’hôtel. C’est le lendemain matin qu’elle lui fait part d’une « sorte d’illumination » qui lui est venue : qu’il s’en allait, qu’il la laissait seule. « Pour toujours ? » – « Je ne sais pas, seulement, tu t’en vas et tu me laisses seule. »

    La femme lui suggère d’aller chez Franziska, la maîtresse d’école de leur fils Stéphane, une amie, qui vient justement de se retrouver seule. Quand elles se revoient, l’amie a déjà reçu un appel de Bruno, à qui elle a dit : « Enfin ta Marianne s’est réveillée. » Elles se retrouvent au café après la classe. Franziska interroge Marianne sur ses intentions : « De quoi allez-vous vivre tous les deux ? » Celle-ci voudrait recommencer à faire des traductions. Si Franziska n’a que « mépris pour la solitude », la décision de son amie pourtant l’enthousiasme.

    Sans trop discuter, Bruno vient chercher ses affaires qu’elle a déjà mises dans des valises. La vie de Marianne reprend son cours, seule avec son garçon. Quand elle va poster son offre de services à son ancien éditeur, Bruno la surprend près de la boîte aux lettres : « Est-ce que ce jeu-là va continuer tout le temps, Marianne ? Moi en tout cas, je n’ai plus envie de jouer. » Avant de repartir, il lui laisse un peu d’argent. Marianne a besoin de « réfléchir en paix sur soi-même », quoi qu’on pense d’elle.

    Elle change la disposition des meubles, se débarrasse de vieux papiers et livres, nettoie tout avec soin. Le soir, elle met une nappe blanche pour le repas avec son fils, elle l’interroge sur sa journée à l’école. Quand l’éditeur vient lui rendre visite, content de la retrouver, il lui dit : « Maintenant commence le long temps de votre solitude, Marianne ! » Elle répond : « Depuis peu tout le monde me menace. »

    C’est l’histoire de cette solitude, l’histoire d’une femme qui se met à vivre seule avec son fils que raconte La femme gauchère. Peter Handke en a fait le scénario du film qu’il réalise en 1978 (avec Edith Clever et Bruno Ganz). Si on s’interroge sur la rupture de Nora à la fin de la pièce d’Ibsen, Maison de poupée, on en devine davantage les motivations que dans ce roman-ci, où les personnages sont décrits de l’extérieur. Brigitte Desbrière-Nicolas propose une analyse intéressante du roman et du film dans la revue Germanica.

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    Le titre s’inspire d’une chanson de Jimmy Reed, The lefthanded Woman, dont Handke cite les paroles dans son récit – un disque que Marianne aime écouter. Sa nouvelle situation change imperceptiblement la résonance des choses, le ton des rencontres avec les autres, dont Bruno parfois. L’histoire se termine alors qu’elle se brosse les cheveux devant un miroir et qu’elle se dit : « Tu ne t’es pas trahie. Et plus personne ne t’humiliera jamais. »

  • Intensité

    Bona poche.jpg« L’arrivée d’André V. la ramena à un sentiment bien différent et au moment qu’elle avait à vivre. Intensité de cette présence. Intérêt immédiat de Sarah. Mais autre chose aussi : une gêne, aussitôt perceptible parmi les amis d’Astrid.

    Il s’assit en face de Sarah. Son regard, son attitude, plus encore que son accent natal, soulignait qu’il n’appartenait pas au clan. N’y appartiendrait jamais. Il s’immisça pourtant dans la conversation, sans paraître décalé ni ignorant, comme c’était son cas. Ce Russe connaissait les us et coutumes de l’Aquitaine et les familles de l’establishment provincial comme un pur autochtone.

    – Je suis amoureux de cette ville, dit-il à Sarah. Même en Russie, je vis en symbiose avec elle.

    Symbiose… Il aimait les mots précis, savants, et parlait un français impeccable. Seul son accent russe, accent mélodieux et caressant, rappelait ses origines.

    Sarah se taisait pour mieux l’entendre et mieux le regarder. Elle n’aurait su dire pourquoi cet homme l’émouvait autant. Mais le fait était là : elle en était absorbée. »

    Dominique Bona, La Ville d’hiver

  • Arcachon, Villa Teresa

    Le début de La Ville d’hiver vous a plu ? Ce roman de Dominique Bona date de 2005 (le dernier paru). On la connaît souvent davantage par ses biographies (Camille et Paul Claudel, Colette, entre autres) et ses essais sur l’art, mais elle est aussi une romancière, membre de l’Académie française depuis 2013.

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    Dans la Ville d'hiver (photo ELLE)

    La Ville d’hiver, c’est un quartier d’Arcachon où Sarah séjourne en février dans une villa prêtée par une amie, « une folie de la Belle Epoque » qu’elle aurait pu trouver kitsch et prétentieuse, qui la séduit pourtant : « Sarah la découvrit d’abord avec curiosité, à la manière dont un touriste visite un site du temps passé. Mais, très vite, le sentiment d’une intimité croissante s’était imposé, lui donnant l’illusion d’y avoir déjà habité. »

    La villa Teresa est louée tout l’été, d’habitude on ne la chauffe pas en hiver. L’amie n’y vient plus depuis la mort de sa fille à Arcachon. Elle a veillé à ce qu’il y règne une température confortable. « La température extérieure n’en paraissait que plus clémente. Une douceur délicieuse empêchait de croire à l’hiver. » La Ville d’hiver, sur les hauteurs, au milieu des pins, avait été construite pour les tuberculeux qui venaient y chercher « le miracle de l’air de l’océan ».

    Très vite, la résidente s’interroge sur la maison, sur cette Teresa, la première à en avoir pris possession. Sarah « s’était fait une vie sans attaches » : ni enfant ni compagnon (depuis peu). Vincent, photographe, plus jeune qu’elle, « était retourné aux corps des jeunes filles qu’il traquait sans trêve ». Elle aimait leurs étreintes, ne l’avait pas retenu. La revue d’art pour laquelle elle travaillait depuis quinze ans venait d’être rachetée, d’où ces vacances « impromptues ».

    L’après-midi, elle se promène, lit les noms des rues qui serpentent entre des parcs, ceux des villas, d’anciens prénoms de femmes pour la plupart, puis descend vers la ville basse, le bord de mer. Une nuit, elle entend chanter un air d’Aïda sans comprendre comment la voix de Maria Callas parvient jusqu’à elle.

    La vaste bibliothèque de la villa Teresa n’est pas classée, la plupart des ouvrages sont en anglais. Elle y cherche des livres sur Arcachon, déniche quelques guides récents. Sarah aime « les vieux livres, les vieux rideaux, les tentures – tout ce qui évoquait une vie d’autrefois. » L’Histoire la passionne, elle est diplômée de l’Ecole du Louvre, s’intéresse à tous les arts. Dans cette ville « fleuron architectural » du XIXe siècle, où elle pensait trouver un abri, la voilà à nouveau reliée « à un monde ancien » et aux « ombres » du passé.

    Quand elle s’enquiert dans une librairie d’autres ouvrages qui la renseigneraient davantage sur la Ville d’hiver, on lui propose une biographie de D’Annunzio qui a vécu longtemps à Arcachon. Comme elle dit se méfier du poète « ultradécadent » et fasciste, le libraire lui recommande l’ancien maire et pharmacien, un ami bibliophile, Bernard Maréchal, chez qui des chercheurs vont regulièrement consulter sa collection d’archives en tous genres.

    Sarah ne sait pas encore que la jeune fille au profil de statue qu’elle a remarquée dans la librairie puis au cinéma est la fille du sexagénaire, « parfait gentleman à l’anglaise », chez qui elle va se rendre pour voir s’il possède quelque document sur la villa Teresa. Sa visite chez le collectionneur valait la peine : l’homme est intéressant et lui met entre les mains une fiche reprenant l’historique de la maison construite en 1885 pour le baron Iffla Horus – mais rien sur Teresa.

    La Ville d’hiver distille une atmosphère mystérieuse et mélancolique. Les recherches de Sarah l’amènent tout de même au fameux D’Annunzio, poète et grand séducteur. Promenades, découverte de la ville, lectures, tout nourrit la curiosité que cette pause solitaire « en Arcachon », comme on disait, permet à Sarah de suivre à son gré. Elle s’intéresse à une Russe qui fut sa maîtresse, la Goloubeff, une femme ardente en qui elle se projette un peu, elle qui a toujours préféré les étreintes sensuelles et passionnées aux relations routinières.

    « Il y a un envoûtement à la lecture des vieux papiers. A condition de pouvoir s’y consacrer, le temps s’arrête, les soucis s’éloignent ; il se crée une mystérieuse intimité avec des personnages qu’on n’a pas connus mais qui finissent par prendre une place plus importante que les vivants. » Tout en flânant dans le présent ou le passé d’Arcachon, Sarah va découvrir aussi la face cachée d’un bibliophile et les liens secrets qui le relient à l’une ou à l’autre de ses amis. La Ville d’hiver a abrité bien d’autres amours que celles du poète et aussi des drames.

  • Piège

    pete fromm,indian creek,roman,littérature américaine,idaho,hiver,vie sauvage,solitude,apprentissage,chasse,survie,nature,culture« J’appuyai sur le ressort du piège pour en ouvrir le mors et libérer la patte du raton laveur. J’enlevai mes mitaines et touchai les os. Aucun n’était cassé. Assis dans le cercle déblayé, je posai l’animal sur les genoux, surpris par son poids imposant. D’un geste de la main, je lissai sa douce fourrure et effaçai la marque de ma botte.

    Voilà, ce fut mon premier véritable succès de trappeur. J’avais attrapé un animal à fourrure. J’essayai de me comporter en homme des montagnes, mais, au lieu de cela, je touchai le cercle de boue gelée dans la neige et m’imaginai le raton laveur courant et bondissant, encore et encore.

    Bon, mais il décimait les poissons, après tout, me répétai-je plusieurs fois. Pourtant je n’avais toujours pas vu un seul de ces saumons et puis, bon sang, il y en avait deux millions et demi. Il était normal qu’il y ait des pertes. Tandis que je pouvais voir cet animal, je pouvais le toucher et me représenter ce qui lui était arrivé. La forme de ses mains était proche des miennes.

    Après cela, je retirai la plupart des pièges. »                        

    Pete Fromm, Indian Creek

  • 7 mois à Indian Creek

    Excellente lecture pour cette période de l’année, le roman de Pete Fromm, Indian Creek (traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère) est le récit de sept mois passés sous tente au cœur des montagnes Rocheuses. Seul, avec Boone, la petite chienne offerte par Rader, un ami. Etudiant en biologie animale à l’université de Missoula, dans le Montana, Pete Fromm partageait sa chambre avec ce « rat de bibliothèque » qui lui a donné le goût des récits de trappeurs, avec leurs exploits en tous genres.

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    En septembre 1978, une fille aborde Fromm à la piscine où il est maître-nageur et lui raconte l’été passé avec une amie à faire la cuisine « dans un refuge perdu de l’Idaho ». C’est la première fois qu’il entend parler de la « Passe des nez percés », de ces lieux aux noms indiens et il tend l’oreille quand elle évoque « un emploi qui impliquait de passer l’hiver seul dans les montagnes. Un job en rapport avec des œufs de saumon. »

    « Vous vivrez dans une tente de toile rectangulaire au croisement de deux rivières, la Selway et Indian Creek, lui explique le garde dont elle lui a donné le numéro de téléphone. En plein cœur du parc naturel de la Selway-Bitterroot. » Il devra y prendre soin de « deux millions et demi d’œufs de saumon implantés dans un bras entre deux rivières », de la mi-octobre à la mi-juin. « La route la plus proche se trouvait à quarante miles, l’être humain le plus proche à soixante miles. »

    Intéressé par la découverte du « monde sauvage », le jeune homme de vingt ans tient tête à ses parents inquiets des risques, en particulier s’il avait besoin d’être secouru. Les gardes ne passeront sur leur motoneige que de temps à autre. Même son ami Rader le trouve « dingue », mais il pense comme lui que ce serait une expérience de terrain extraordinaire.

    Deux semaines de préparatifs : achats de nourriture (riz et haricots principalement) et de matériel (outils, raquettes, vêtements chauds, pièges, armes). Un séjour de chasse en montagne avec Rader, pour l’ouverture de la saison de chasse, où Pete abat un petit écureuil que son ami lui apprend à éviscérer puis à écorcher. Soirées d’adieu, beuveries, jusqu’au jour où les gardes viennent le chercher : « Environ un quart d’heure avant qu’ils ne frappent à ma porte, je me rendis compte pour la première fois que j’ignorais où j’allais. »

    Au chapitre III (sur XX), l’aventure commence. Très vite, les gardes se rendent compte qu’ils ont affaire à un novice et lui rappellent l’interdiction de chasser dans le parc naturel. Ils lui donnent quelques repères, lui montrent le fonctionnement du téléphone à manivelle en cas d’urgence (quand il n’y a pas de coupure), le maniement de la tronçonneuse. Il lui faudra se constituer une réserve d’au moins « sept cordes de bois » pour tenir tout l’hiver, avant que la neige n’arrive.

    Indian Creek raconte l’apprentissage, les aventures et mésaventures de Pete Fromm – même s’il est mentionné « roman » en dessous du titre, l’auteur est bien le protagoniste de cette initiation à la vie solitaire d’un gardien d’œufs de saumon : tous les jours, il devra vérifier qu’aucune glace ne bloque le débit de l’eau.

    A-t-il pris la mesure de ce qui l’attendait ? Très, trop partiellement, on s’en doute, et l’auteur raconte honnêtement ses bêtises et ses déboires. Avec ce genre de récit, le plaisir de la lecture est de découvrir en même temps que le narrateur (bien au chaud en ce qui nous concerne) les aléas de la vie en pleine nature, les difficultés de la solitude et de la survie dans des conditions extrêmes. Je ne vous en dirai pas plus, mais je vous recommande cette immersion très réaliste dans la vie sauvage où l’on croise des écureuils et des grouses, des cerfs et des élans, des lynx et des pumas même, des êtres humains de temps à autre.

    J’ai dévoré Indian Creek comme, il y a longtemps, les romans de Jack London. Cette expérience rapportée d’abord dans le cadre d’un atelier d’écriture et le succès de ce premier roman paru en 1993 sous le titre Indian Creek Chronicles : A Winter in the Wilderness ont lancé Pete Fromm, né en 1958, dans la carrière d’écrivain, après ses débuts en tant que garde forestier. La vie en chantier, son dernier roman, est déjà traduit en français.