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roman - Page 68

  • Beaucoup

    philippe claudel,l'arbre du pays toraja,roman,littérature française,mort,vie,cinéma,culture« Je sais que nous devons vraiment d’être ce que nous sommes à nos parents, certes, à des maîtres d’école, des professeurs peut-être, mais je suis persuadé que nous devons beaucoup dans notre construction intime et affective aux artistes, qu’ils soient morts ou vivants d’ailleurs, et aux œuvres qu’ils ont produites et qui demeurent, malgré leur effacement, malgré le temps qui supprime les sourires, les visages et les corps. »

    Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja

  • Entre les deux

    Quand j’ai emprunté à la bibliothèque, avant le confinement, L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel, je ne pouvais me douter qu’il ferait partie, comme quelqu’un l’écrivait ici récemment, de ces livres qui « viennent toujours quand on a besoin d’eux ». J’ai lu d’une traite ce roman dont le titre renvoie à un rituel funéraire des Toraja, sur une île indonésienne.

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    Rik Wouters, Autoportrait, fusain

    Le narrateur, un cinéaste, se souvient de ce pays où, près d’un village, on lui a montré un arbre « particulier », « remarquable et majestueux » : « une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois », déposés dans une cavité sculptée à même le tronc, fermée par des branchages et des tissus. Au retour en France, il a l’intention de le raconter à Eugène, son producteur devenu son meilleur ami, mais en écoutant les messages sur son répondeur, il entend celui-ci lui dire : « Tu vas rire, j’ai un vilain cancer. »

    Depuis quelques années, il a l’impression que la mort s’approche, sans la craindre vraiment pour lui-même, mais bien pour ses proches. Dans leur brasserie préférée où ils se retrouvent le soir même, il raconte son voyage à Eugène, sans lui parler des rituels. Celui-ci l’a rassuré – « tout a été pris à temps », sa fille médecin y a veillé –, et ils ont trinqué « à Dieu, au millefeuille, à [eux], à la vie. » Eugène est mort moins d’un an plus tard, peu après qu’il lui avait tout de même « raconté l’arbre du pays Toraja ».

    Cela dit, le narrateur laisse « glisser les plans un à un », s’attarde sur L’invention de Morel, un roman de Casares qu’Eugène lui avait offert, sur le scénario qui l’occupe, à partir du suicide d’un camarade d’adolescence qui s’est suicidé à dix-neuf ans, dont le titre sera « Pas mon genre », d’après la conclusion d’Un amour de Swann.

    « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie. Quand on y pense, toute notre existence tient dans l’expérimentation que nous en faisons. Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse. »

    L’arbre du pays Toraja est une rumination sur cet « entre les deux » qu’est la pensée de la mort dans notre vie – « Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes » – et le récit d’un homme qui vit seul dans un immeuble, entre deux femmes : une voisine qu’il observe de sa « fenêtre sur cour », dont il fera la connaissance, et Florence dont il a divorcé « en douceur », qu’il fréquente encore régulièrement. A tout cela se mêle l’amour du cinéma, qui imprègne sa vision des choses et son amitié pour Eugène.

    « Ainsi vont nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. » Au long des deux cents pages de L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel nous met à l’écoute des confidences d’un homme attentif aux corps, aux postures, aux mouvements, en même temps qu’aux méandres en lui de de la mémoire et de la vie.

  • De la musique

    hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,culture« L’enfant regardait les doigts blancs experts de l’exécutant, il voyait le cours du développement se refléter légèrement sur son visage concentré, tandis que ses yeux, sous ses paupières mi-closes, demeuraient sans regard. Le cœur de l’enfant eut un élan de vénération, d’amour pour ce Maître ; son oreille enregistra cette fugue, il lui sembla entendre ce jour-là de la musique pour la première fois ; derrière cette œuvre musicale qui naissait devant lui, il devinait l’esprit, l’harmonie enivrante de la loi et de la liberté, de la soumission et de l’autorité, il se donna et se voua à cet esprit et à ce Maître ; durant ces minutes, il vit sa vie, le monde entier guidés, équilibrés par l’esprit de la musique qui leur donnait leur sens. hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,cultureEt quand le Maître eut fini de jouer, il vit cet être vénéré, ce magicien, ce prince rester encore quelques instants le front légèrement penché sur les touches, les paupières mi-closes, le visage faiblement éclairé par une lueur intérieure, et il se demanda si ces minutes de bonheur le feraient crier de joie ou s’il n’allait pas pleurer de les voir terminées. Le vieil homme se leva alors lentement de sur son tabouret, ses gais yeux bleus lui lancèrent un regard pénétrant, et en même temps d’une gentillesse inexprimable :
    – Rien, dit-il, ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique. »

    Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre

  • Le Jeu des perles

    Le jeu des perles de verre (1943, traduit de l’allemand par Jacques Martin) de Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, demande une lecture patiente. Le sous-titre de ce gros roman est plus explicite : « Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes ».

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    © Hermann Hesse, Bei Muzzano Cortivallo, 1928 (source)
    D'autres aquarelles chez Dominique, qui m'a conseillé ce roman - merci.

    L’Ordre du Jeu des perles de verre se veut une « aristocratie de l’esprit », spécialisée dans un jeu intellectuel combinant les mathématiques et la musique, au départ sur un boulier de perles de verre. Contre la mécanisation de la vie, l’abaissement de la morale, le manque de foi, le caractère frelaté de l’art, le Jeu propose un idéal spirituel et revendique une totale liberté de l’esprit, hors de toute tutelle religieuse.

    Après l’introduction à l’histoire de ce Jeu, le roman raconte la vie de Joseph Valet, entre histoire et légende, dans un futur indéterminé, intemporel. D’origine modeste, il obtient une bourse à douze, treize ans pour étudier dans un établissement classique où il apprend le latin et la musique. La visite du Maître de la Musique, un homme doux et souriant qui lui demande de jouer pour lui au violon, le remplit de bonheur. Le Maître apprécie ce garçon « spontané et modeste » ; pour celui-ci, la « minute de la vocation » a sonné.

    Etre admis aux écoles des élites fait de Joseph quelqu’un d’admiré et de moqué par ses condisciples, mais cela cesse quand il arrive en Castalie, la « province pédagogique » où l’on forme les meilleurs. Ses grandes qualités s’y épanouissent. A dix-sept ans, il est invité avec un camarade chez le Maître de la Musique, qui lui apprend la méditation. Le voilà prêt pour Celle-les-Bois, « mère de l’industrieuse tribu des Joueurs de perles de verre ».

    C’est là que l’Ordre a ses institutions. On y valorise l’universalité, la fraternisation des sciences et des arts. Dans cette école, un ancien couvent de cisterciens, tout lui paraît « ancien, vénérable, sanctifié, chargé de tradition ». Joseph s’y lie d’amitié avec Carlo Ferromonte, comme lui passionné de musique, tandis qu’un auditeur libre, Plinio Designori, le trouble par sa défense du « siècle » que les Castaliens ont le tort d’ignorer, selon lui.

    Consulté, le Maître de la Musique lui conseille de continuer à fréquenter Plinio, bon orateur et polémiste, et de défendre Castalie en élevant le niveau de la discussion. Comme Joseph se dit tiraillé entre le monde extérieur et les valeurs castaliennes, le Maître lui parle de ce qu’il a appris d’un « yogin » : l’importance de la méditation pour surmonter les crises. Une grande liberté est donnée aux étudiants sortis de Celle-les-Bois. Joseph apprend le chinois puis rend visite à un ermite. Au Bois des Bambous, celui-ci l’accepte comme élève, à condition qu’il soit obéissant et silencieux « comme un poisson d’or ».

    C’est là que Joseph vit son premier « éveil », avant d’accéder à l’Ordre des Joueurs de perles de verre, dirigé par Thomas de la Trave, « Magister Ludi ». On l’envoie alors comme professeur chez des Bénédictins qui s’intéressent au Jeu. Il quitte son ami Fritz Tegularius, joueur brillant mais de santé fragile et rebelle envers les règles, pour se rendre à Mariafels. Il y adopte le mode de vie des moines, plus lent, plus solide, patient, et comprend peu à peu qu’il est envoyé là autant pour apprendre que pour enseigner.

    Avec le Père Jacobus, grand historien, il découvre l’histoire des Bénédictins et les valeurs de premier plan propres aux « deux ordres ». Bientôt on confie à Joseph une mission « diplomatique ». A la mort du « Magister Ludi », il sera désigné dans cette fonction suprême qui ne lui laissera plus guère de liberté et le privera de l’activité qu’il préfère, enseigner.

    Musique, étude et apprentissage, méditation, amitié, yoga, écoute des autres, contemplation de la nature, exercice du pouvoir, Hermann Hesse aborde de nombreux thèmes à travers l’histoire de Joseph Valet, on les retrouve dans les récits annexes. Il décrit l’élite intellectuelle de façon critique et rapproche la philosophie occidentale et la pensée chinoise. La lecture du roman est ardue, exaltante dans les passages pleins de lyrisme, de fraternité ou de sagesse, mais complexe ; le Jeu lui-même, d’une grande abstraction, reste hermétique.

    Le jeu des perles de verre est un grand récit d’initiation, où la relation de maître à disciple, la liberté de choix sont des leitmotivs. Son héros, exemplaire dans son art de servir Castalie, est fasciné par les êtres qui se mettent en retrait, comme le vieux Maître de la Musique dont le sourire « n’avait rien perdu de sa clarté et de sa grâce, de sa sûreté et de sa profondeur ». Restant attiré et par l’Ordre et par le monde, quand il retrouvera Plinio, que la vie adulte a changé et qui souffre, il cherchera à le comprendre et à le tirer de sa mélancolie, sans cesser de se remettre lui-même – et son rôle dans la vie – en question.

  • Que faire de sa vie

    ernaux,la femme gelée,roman,littérature française,femme,féminisme,apprentissage,mariage,culture« Je lis. Sartre, Camus, naturellement. Comme les problèmes de robes et de rancarts foirés paraissent mesquins. Lectures libératrices qui m’éloignent définitivement du feuilleton et roman pour femmes. Que ces livres soient écrits par des hommes, que les héros en soient aussi des hommes, je n’y prête aucune attention, Roquentin ou Meursault je m’identifie. Que faire de sa vie, la question n’a pas de sexe, la réponse non plus, je le crois naïvement l’année du bac. Je marche avec une maxime : agir de façon à ne pas avoir de regrets. Qui m’a soufflé ce principe, Gide pas encore et je ne doute même pas qu’il est impraticable pour une fille. Ça ne va pas tarder. »

    Annie Ernaux, La femme gelée

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    P.-S. Signalée par La petite verrière, cette "lettre d'intérieur" d'Annie Ernaux au président Macron (France Inter, 30/3/2020) : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020