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roman - Page 40

  • Sa vie en peintures

    Voici un livre passionnant qui m’a fait sourire tout du long. María Gainza, journaliste argentine et critique d’art, nous invite à Buenos Aires dans son premier roman, Ma vie en peintures (El nervio óptico, 2014, traduit de l’espagnol par Gersende Camenen, 2018). « Les aspects visuels de la vie ont toujours eu pour moi plus de poids que sa substance. » (Joseph Brodsky) « « Je vais regarder le petit tableau », dit Liliana Maresca après avoir pris sa dose de morphine. » (Lucrecia Rojas) Les deux épigraphes donnent le ton.

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    L’imaginative María Gainza mêle avec verve choses vécues et choses vues dans un récit par épisodes où la narratrice parle d’elle-même, de sa famille, de ses amis tout en racontant ses rencontres avec des peintures. « Le cerf de De Dreux » commence avec une pluie soudaine et le passage d’un taxi qui l’éclabousse. Trempée, la petite robe jaune qu’elle porte ce jour-là pour « faire visiter une collection privée à un groupe d’étrangers. C’est ce que je faisais dans la vie et c’était pas mal comme travail […] » Après l’orage, une voiture dépose un couple d’Américains, « elle en blanc et lui en noir, impeccables et parfaitement secs, comme si leur chauffeur venait de les récupérer chez le teinturier. »

    L’hôtesse, qui l’a « scannée de haut en bas » à son arrivée, a le bon goût de lui prêter des « pantoufles blanches poilues », ridicules. « Tout ce qu’il me restait, c’était le trait d’esprit, le coup d’œil sagace, et j’étais plus ou moins remise en selle lorsque je suis tombée sur un cheval gris pommelé qui galopait dans ma direction sous un ciel couleur d’étain. » La femme en gris remarque l’hésitation dans son regard et décoche : « Alfred de Dreux. On ne vous en parle pas à l’université ? A propos du dix-neuvième siècle ? »

    Je vous donne ces détails du préambule ironique à sa rencontre avec « La chasse au cerf » au musée national d’Art décoratif pour rendre l’atmosphère du livre de María Gainza – des illustrations permettent de découvrir les œuvres, de différents musées de Buenos Aires. « Tout l’art se joue dans la distance qui sépare ce que l’on trouve joli de ce qui nous captive. » Quand elle décrit et commente un tableau, c’est sur le même ton primesautier qui donne tant de sel à ce roman dont chaque chapitre peut se lire comme une nouvelle. Chacun raconte une histoire autour de l’œuvre d’un artiste, célèbre ou non.

    Dans Ma vie en peintures, une scène de chasse peut mener à une assiette de gibier ou à la balle perdue qui a emporté une amie, un brouillard « de lin » causé par des brûlis de pâturages hors contrôle à un petit musée à l’autre bout de la ville, un coup de téléphone du frère de la femme de son premier mari au souvenir d’un feuilleton télévisé. Au passage, on découvre des ruines en tous genres et le dialogue difficile de la narratrice avec une mère issue du milieu patricien qui la considère comme « celle qui a gâché sa vie, la petite gauchiste distinguée qui vit comme une paria. »

    Ce qui rend le roman très vivant, c’est ce mélange d’observations et d’anecdotes avec les considérations esthétiques d’une amatrice d’art pour qui les musées sont un but de promenade idéal, qui examine la peinture sans souci des conventions en la matière et trouve les mots pour décrire son dialogue personnel avec une œuvre.

    Elle se souvient par exemple d’avoir accompagné son père avec Alexia, sa sœur de cœur, chez un peintre animalier à qui son père achète un chat hyperréaliste. Trois ans plus tard, lorsque les deux amies découvrent un autoportrait de Foujita avec son chat, elle devine immédiatement le verdict d’Alexia : « A côté de ce chat, celui de ton père a l’air empaillé. » Un séjour à Mar del Plata avec des amis surfeurs et voilà « Mer orageuse » de Courbet, « la vie avec tout son panache ». Une visite chez l’ophtalmo pour l’œil droit qui papillote et voici Rothko sur un poster dans la salle d’attente.

    María Gainza montre beaucoup d’aisance à raconter quelques épisodes de sa vie et à nous rappeler en même temps, sans lourdeur ni superficialité, le parcours des peintres évoqués. Je n’ai pas encore signalé les nombreuses citations littéraires qui se glissent dans son roman comme si de rien n’était. La littérature, l’art, l’écriture, ce sont ses joies, à n’en pas douter, et elle sait les partager.

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    Remarqué sur les blogs d’Annie, de Keisha et de Marilyn, Ma vie en peintures présente en couverture « Jeune fille assise » du peintre argentin Augusto Schiavoni – pour María Gainza sa « copie conforme » : « J’étais comme ça à onze ans, les yeux écartés, glacials comme la pointe d’une aiguille, la mine renfrognée, le menton frondeur. » Et plus loin, cette phrase avec laquelle je conclus : « Toute interprétation n’est-elle pas aussi une autobiographie ? »

  • Quête

    stefansson,lumière d'été,puis vient la nuit,roman,littérature islandaise,vie,mort,amour,culture« Nous parlons, nous écrivons, nous relatons une foule de menus et grands événements pour essayer de comprendre, pour tenter de mettre la main sur les mystères, voire d’en saisir le cœur, lequel se dérobe avec la constance de l’arc-en-ciel. D’antiques récits affirment que l’Homme ne saurait contempler Dieu sans mourir, il en va sans doute ainsi de ce que nous cherchons – c’est la quête elle-même qui est notre but, et si nous parvenons à une réponse, elle nous privera de notre objectif. Or, évidemment, c’est la quête qui nous enseigne les mots pour décrire le scintillement des étoiles, le silence des poissons, les sourires et les tristesses, les apocalypses et la lumière d’été. Avons-nous un rôle, autre que celui d’embrasser des lèvres ; savez-vous comment on dit Je te désire, en latin ? Et à propos, savez-vous comment le dire en islandais ? »

    Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit

  • Lumière d'été

    L’édition originale de Lumière d’été, puis vient la nuit (Sumarljós og svo kemur nóttin, traduit de l’islandais par Eric Boury) date de 2005, ce roman de Jón Kalman Stefánsson a précédé sa fameuse trilogie Entre ciel et terre (I, II, III). Certains de ses premiers romans (non traduits en français) comportaient déjà dans leurs titres les mots « été », « lumière », « montagne », « étoiles »… indissociables de l’atmosphère qui baigne ses récits.

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    Le titre complet en islandais mentionne aussi « sögur og útúrdúrar » (« Histoires et explications »). Décrire, raconter la vie d’un village qui n’a rien de particulier, à part qu’il ne s’y trouve ni église ni cimetière, voilà ce qu’entreprend ici le narrateur. A peine a-t-il promené son regard sur le fjord et signalé l’arrivée au printemps d’« oiseaux des tourbières joyeux et optimistes » qu’il termine sa phrase, après un tiret : « – et le soir, le soleil répand son sang à la surface de l’océan, alors, nous méditons sur la mort. » Le préambule entre crochets se termine ainsi : « voilà, nous commençons, qu’arrivent maintenant gaieté et solitude, retenue et déraison, que viennent la vie et les rêves – ah oui, les rêves. »

    Parmi les habitants du village qu’il a décidé de présenter, voici d’abord l’excellent jeune directeur de l’Atelier de tricot à la Coopérative, l’image de la réussite, qui se met une nuit à rêver en latin : « Tu igitur nihil vidis ? » N’ayant aucune notion de latin, il se rend à Reykjavik pour suivre des cours accélérés et en revient complètement transformé. Dans Le messager des étoiles de Galilée, une édition originale en latin qu’il s’est fait livrer après avoir vendu ses voitures, une phrase résume la métamorphose du directeur devenu « l’Astronome » : « Délaissant toutes contingences terrestres, je me suis tourné vers le ciel. »

    Un achat suivi de l’acquisition d’autres ouvrages anciens pour lesquels il délaisse tout le reste, perdant sa femme et sa fille parties vivre à la capitale. Seul son fils David reste avec lui dans la vieille maison en bois où il s’installe alors, qu’il fait peindre en noir avec « quelques gouttes de blanc » pour former les constellations qu’il affectionne : « Dans la journée, on a l’impression qu’un morceau du ciel nocturne est tombé sur la terre, en surplomb du village. »

    Les changements font partie de la vie. Finie la grande époque où l’Atelier de tricot comptait vingt employés. Un jour, toutes les machines ont été envoyées dans l’Est, mettant les uns au chômage, les autres dans des emplois divers. Helga répond au téléphone, désormais chargée d’écouter « les angoisses qui affligent l’Homme Moderne ». Agusta tient le bureau de poste et se tient au courant en ouvrant les enveloppes. L’Astronome se met à donner des conférences mensuelles à la salle des fêtes. Elisabet, dont les formes sous sa robe de velours noir troublent tout le public masculin et font enrager le public féminin, organise ces réunions et introduit l’orateur.

    Le récit de Stefansson est truffé de réflexions sur l’existence, la vie moderne si différente du passé, la vie et la mort, bien sûr, si proches l’une de l’autre, tandis qu’il raconte ce qui arrive à ses personnages : rencontres et séparations, suicides et renaissances, bals et infidélités… A l’Entrepôt de la Coopérative, des faits étranges – pannes électriques, mouvements inexpliqués  – finissent par inquiéter les employés, d’autant plus que l’Entrepôt a été construit sur les ruines d’une ferme où « se sont produits de dramatiques événements ».

    Lumière d’été, puis vient la nuit empile les portraits, les histoires, sous le regard affectueux du narrateur toujours curieux de ce que les jours et les nuits contiennent. C’est la vie ordinaire d’un village peuplé de gens ordinaires, c’est-à-dire de nous tous, les vivants, aux prises avec les petits et les grands événements de notre passage sur terre. Ce qui paraît du dehors, ce qui bouleverse au-dedans. Le narrateur nous englobe dans sa chronique à travers les « nous » et les « vous » du récit.

    Sur Wikipedia en islandais, un lien renvoie à un article de Magnus Gudmundsson sur le roman de Stefansson Asta. Dans ce texte intitulé « C’est pourquoi tous les artistes se retrouvent en enfer » (d’après la traduction en ligne), l’auteur souligne à quel point, les années passant, il prend de plus en plus conscience de la difficulté d’être un être humain. De notre tendance à figer la personnalité de quelqu’un, alors qu’une personne ne cesse d’évoluer : « Nous oublions que nous ne sommes que des sentiments. » Sans doute est-ce la mort de sa mère quand il avait cinq ans qui peut expliquer que pour lui, l’écriture soit un « combat contre la mort ». Et un hommage à la vie ? à l’urgence d’aimer ?

  • Farandole

    Strout poche.jpeg« Olive comprend pourquoi Chris [son fils] n’a jamais eu beaucoup d’amis. Il lui ressemble sur ce plan, il ne supporte pas les bla-bla. Surtout pour avoir  les oreilles qui sifflent dès qu’on leur tourne le dos. Il y a bien longtemps, quand quelqu’un avait laissé devant leur porte un panier rempli de bouse de vache, la mère d’Olive avait dit : « Ne fais jamais confiance aux gens, ma fille. » Cette façon de penser agaçait Henry, mais Henry était agaçant, lui aussi, avec sa naïveté tenace – comme si la vie ressemblait à cette farandole de gens souriants qui s’étalent dans les pages de catalogues de vente par correspondance. »

    Elizabeth Strout, Olive Kitteridge

  • Olive, Ms. Kitteridge

    Elizabeth Strout a reçu le prix Pulitzer 2009 pour Olive Kitteridge, un roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon. Olive enseigne les mathématiques dans une petite ville côtière du Maine, Crosby, où son mari, Henry Kitteridge, tient la pharmacie. Ils ont un fils, Christopher. Sujette aux sautes d’humeur, grande et toute en rondeurs, Olive ne figure d’abord qu’à l’arrière-plan du récit. Chapitre après chapitre, les diverses facettes de sa personnalité apparaissent en même temps qu’on découvre leur vie de famille et celui de leur voisinage.

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    Couverture originale (2008)

    La pharmacie est un « refuge paisible » pour Henry, il y oublie « l’état de malaise où le laissait parfois sa femme quand elle quittait leur lit pour errer dans la maison aux heures sombres de la nuit ». Il s’y sent heureux, accueille les clients avec une grande serviabilité. Quand la vendeuse qui tenait la caisse était morte inopinément, il avait engagé Denise, « une souris » selon Olive, une jeune mariée gentille et mignonne aux yeux d’Henry, qui appréciait sa compagnie.

    « Mme Kitteridge », comme l’appelle toujours Kevin Coulson qui a été son élève et l’aimait bien, malgré sa sévérité, n’hésite pas à lui parler franchement de la dépression de sa mère quand il revient de New York pour l’enterrer, après qu’elle s’est suicidée. Olive lui confie que son propre père « s’est tiré une balle » et que son fils, devenu podologue, est plutôt dépressif, lui aussi. Ils ne se doutent ni l’un ni l’autre qu’ils vont bientôt devoir venir en aide à une jeune femme tombée en mer à la marée montante.

    La romancière relate ce qui arrive à différents personnages proches ou éloignés des Kitteridge, comme la pianiste d’un bar où ils vont parfois prendre un verre ou cette femme d’une autre ville que Christopher épouse et installe dans la jolie maison qu’Olive et Henry avaient conçue eux-mêmes avant d’en construire une autre à quelques kilomètres – « elle a toujours été créative, que ce soit pour coudre des robes, s’occuper des jardins, construire des maisons. »

    « Certes, Olive ne pratique aucun sport et son taux de cholestérol explose tous les barèmes. Mais il ne s’agit que d’une excuse, une façon de cacher qu’en réalité c’est son âme qui s’épuise. » D’emblée, elle prend sa belle-fille en grippe, ne comprenant pas que son fils ait épousé une gastro-entérologue. En revanche, elle s’intéresse à une jeune fille anorexique, Nina, qui fréquente avec son petit ami le snack-bar de la marina : « Je ne sais pas qui tu es, jeune fille, mais tu me brises le cœur. »

    Si les Kitteridge forment encore un couple, c’est largement grâce à la bienveillance d’Henry, toujours à l’écoute d’Olive et des autres. Elle ne l’accompagne pas à l’office, il n’insiste pas. Quand elle est excessive, il garde son calme. Ils se racontent les potins entendus durant la journée. Malgré le caractère bourru de son épouse, il apprécie leur vie telle qu’elle est.

    Olive Kitteridge est au fond un roman sur la vie ordinaire de gens qui se supportent ou non, dans leur vie privée comme dans leur vie sociale. Les événements inattendus auxquels Olive sera confrontée sur une trentaine d’années révéleront sa manière de faire face à ce qui arrive, quoi qu’on pense d’elle. Cette femme sans concession n’a pas la langue en poche – elle ne cesse de surprendre tout au long du récit.

    C’est souvent drôle, malgré les drames. Elizabeth Strout a une façon très vivante de camper le décor et de raconter. Les dialogues sont souvent décapants, les comparaisons inattendues. Un exemple : « Un an et demi plus tard, Olive était tellement oppressée par cette histoire que, cramponnée au volant de sa voiture, le visage penché en avant pour percer à travers le pare-brise la faible lueur de l’aube, elle se sentait comme un paquet de café moulu sous vide. »

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    Edition anglaise

    Une vie de femme, donc, en treize séquences. Olive Kitteridge n’est pas un portrait psychologique, plutôt un portrait cubiste du personnage, montré selon plusieurs angles. Irritante et féroce parfois dans ses observations, incomprise de son propre fils, Olive continue à s’intéresser aux autres. Elle cache ses failles sous son franc-parler et s’accroche à la vie, qu’elle veut continuer à aimer malgré tout. Le roman a été adapté en mini-série télévisée et Elizabeth Strout lui a donné une suite dans Olive, enfin.