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récit - Page 21

  • Natacha Sarraute

    Ne pas trouver sur son blog un nom d’écrivain qu’on aime appelle réparation – il était temps de relire Nathalie Sarraute, à la suite de Marque-Pages. Ouvrir Enfance et retrouver dès les premières lignes le ton inimitable de la grande écrivaine qui rend à la vie son texte sous-jacent :
    « – Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
    – Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… »

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    Nathalie Sarraute lisant une traduction allemande d'Enfance
    Source : Lire, Enfance, N Sarraute, Philosophie de l'art - God save Darwin (over-blog.com)

    Natalia ou Natacha Tcherniak (1900-1999) est devenue Nathalie Sarraute par son mariage en France. Enfance (1983), récit autobiographique, se présente sous la forme d’un dialogue avec elle-même, la voix de celle qui écrit ne cessant d’interpeller celle qui se souvient. Parfois, le recours au tiret cesse ; un paragraphe, une page, toute une séquence à la première personne donne libre cours à la mémoire.

    Ce n’est pas sans crainte qu’elle écrit « comment c’était » : « Souviens-toi comme elle [cette crainte] revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes… » Donner forme à ce qui se présente, trouver les mots ou les laisser venir comme ce « Nein, das tust du nicht » (« Non, tu ne feras pas ça »), dit par une jeune femme qui s’occupe d’elle, dans le salon d’un hôtel suisse où elle passe des vacances avec son père à cinq ou six ans.

    Enfance est le récit des mots qui affleurent et ravivent les sentiments, ceux d’une enfant dont les parents ont divorcé – j’ai pensé à la Maisie de James, bien sûr, à maintes reprises. L’influence de sa mère semble prédominer, c’est avec elle que la petite vit le plus souvent au début, ne passant que l’été près de son père. Elles habitent à Paris, dans un petit appartement « à peine meublé et assez sombre » d’où elle aime s’échapper avec la bonne pour « courir, gambader, tourner en rond » dans les jardins du Luxembourg.

    Guère de complicité entre la mère et la fille. Des impératifs, des interdictions, peu de tendresse ou de patience, l’éducation aux bonnes manières. Sarraute s'étonne, quand elle évoque « une longue maison de bois à la façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme des bordures de dentelle, de petits auvents de bois ciselé », l’image liée au nom d’Ivanovo, la maison où elle est née, que sa mère n’y apparaisse pas : « rien n’est resté de ce qui a précédé mon départ d’Ivanovo, à l’âge de deux ans, rien de ce départ lui-même, rien de mon père, ni de ma mère, ni de Kolia avec qui, je l’ai su depuis, nous sommes, elle et moi, parties à Genève d’abord, puis à Paris. » Il n’y a que son ours en peluche, « Michka », qui soit toujours avec elle.

    Dans l’appartement de son père à Moscou, «  une jolie jeune femme blonde qui aime rire et jouer » sera celle qu’elle ne pourra appeler « maman-Vera » comme elle le proposera plus tard, sa mère l’interdisant, alors même qu’elle vit avec son père et Vera exclusivement. Lui est attentionné pour sa petite fille, sa « Tachok » ou « Tachotchek  », accepte de rester près d’elle avant qu’elle s’endorme, veut bien entrer dans son jeu quand ils se promènent ensemble.

    Vera accouche d’une petite Lili  (Hélène) et sa demi-sœur aînée perçoit très vite qu’à celle-ci, tout sera dû. En général, Vera ne parle qu’en français avec Natacha, mais c’est en russe qu’elle lui lâche un jour « Tiebia podbrossili » (On t’a abandonnée). La fillette sentait sa rancune envers ceux qui l’avaient obligée à se charger d’elle : « en même temps que ces mots me blessaient, leur brutalité même m’apportait un apaisement… On ne veut pas de moi là-bas, on me rejette, ce n’est donc pas ma faute (…) ».

    Son admiration pour son père est redoublée quand il reçoit des amis : « il n’a plus son air fermé,  il se détend, il s’anime, il parle beaucoup, il discute, il évoque des souvenirs, il raconte des anecdotes, il s’amuse et il aime amuser. » Tous le trouvent spirituel, intelligent, même sa mère en avait fait la remarque un jour, à Pétersbourg.

    Des noms, des images, des moments, des rencontres, voilà ce que raconte Enfance, par fragments suspendus dans le temps du souvenir rendu présent. Comment Sarraute s’y prend pour faire émerger l’émotion vraie, ressentie, de l’indécis où elle est enfouie, est remarquable. Sa curiosité pour les mots et pour les livres s’exprime très tôt, le goût d’écrire aussi. Le récit se termine avec son entrée au lycée Fénelon, la première fois où elle prend le tramway toute seule : c’est là, lui semble-t-il,  à onze ans, que s’arrête son enfance.

  • Lanterne

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature« Quand j’étais petit, il y avait, en face de chez moi, un magasin de saké appelé Yorozuya où se trouvait une jeune fille nommée Okura. Cette Okura, durant les paisibles après-midi de printemps, pratiquait toujours des exercices de chant. Chaque fois qu’elle s’y mettait, je sortais dans le jardin. Au-delà d’un plant de thé de trente mètres carrés, trois pins se dressaient, à l’est de la salle de séjour. C’étaient des pins très hauts, dont le tronc avait une trentaine de centimètres de circonférence : détail curieux, c’était tous les trois ensemble qu’ils produisaient un effet intéressant. Malgré mon cœur d’enfant, il me suffisait de contempler ces pins pour ressentir un bien-être. A leur pied, une lanterne noircie de rouille était toujours obstinément posée sur une pierre rouge inconnue, comme un vieillard têtu. J’aimais beaucoup observer cette lanterne. Tout autour, des herbes anonymes du printemps jaillissaient d’une terre profondément imprégnée de mousse, semblant ignorer le vent qui souffle sur le monde d’ici-bas, elles s’amusent en exhalant leur parfum. A l’époque, j’avais coutume de trouver une place dans ces herbes, juste pour y glisser mes genoux, et m’y tenir immobile. Mon emploi du temps, à l’époque, me permettait de contempler la lanterne au pied de ces trois pins et de respirer le parfum de ces herbes, en écoutant le chant de mademoiselle Okura au loin. »

    Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes

    Autoportrait à l'aquarelle de Natsume Sôseki
    sur une carte postale pour Doi Bansui du 2 février 1905 (Wikimedia).


  • Roman-haïku

    A propos d’Oreiller d’herbes (Kusamakura, 1906, traduit du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura), Natsumé Sôseki a écrit : « Si ce roman-haïku (l’expression est certes bizarre) s’avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n’y en a jamais eu de tels au Japon. »

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    Le titre est la traduction littérale d’un nom qui signifie le fait de ne pas dormir chez soi. Oreiller d’herbes est le récit d’un peintre et poète qui se rend à la montagne à la recherche d’un endroit paisible pour créer : « Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture. » Il dit l’importance de l’art : « Tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes. »

    A plus de trente ans, tandis qu’il gravit un sentier de montagne, il est conscient de la proximité inévitable entre la lumière et l’ombre, la joie et la mélancolie, le plaisir et la souffrance. Il porte une boîte de peinture en bandoulière. Le chemin est difficile, il trébuche sur une pierre en longeant le lit d’une rivière. Puis viennent des lacets sur lesquels il avance en écoutant le chant des alouettes, en découvrant un champ de colza « doré ».

    « Le printemps nous endort. Les chats oublient d’attraper les souris et les hommes oublient leurs dettes. On oublie alors le lieu de son âme et notre raison s’égare. Ce n’est qu’à la vue des fleurs de colza qu’on s’éveille. Quand on entend le chant de l’alouette, on reconnaît l’existence de son âme. » Le voilà de plain-pied dans le monde poétique de Wang Wei et de Tao Yuanming (deux grands poètes chinois), où « se promener et errer, ne fût-ce qu’un instant, dans l’univers impassible. C’est une ivresse. »

    Le soir, les montagnes franchies, il arrivera à la station thermale de Nakoi. L’impassibilité, voilà le but de son voyage, loin des passions terrestres. Aussi, tous ceux qu’il rencontrera, il projette de les considérer comme des « figurants dans le paysage de la nature », de les observer à distance, comme des personnages dans un tableau.

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    Une averse l’oblige à se réfugier dans une maison de thé signalée par un postillon. Une vieille femme lui apporte du thé, son visage lui rappelle celui d’une vieille vue sur une scène de théâtre nô ; au fond du bol, « trois fleurs de pruniers sommairement dessinées d’un seul coup de pinceau ». Un bon feu lui permet de se sécher. Quand le ciel se dégage, elle lui montre le rocher du Tengu qu’il contemple (il y a souvent de quoi repenser au livre de Le Clézio sur la poésie des Tang).

    Le peintre d’Oreiller d’herbes se réfère souvent à des écrivains anglais et à un tableau en particulier, la fameuse Ophélie peinte par Millais. Un bref arrêt de Gembei, le postillon, conduit la conversation sur « la demoiselle de Nakoi », la fille de Shioda, l’aubergiste, qu’on dit malheureuse comme « la Belle de Nagara » autrefois – une fille de riche famille dont deux garçons étaient amoureux en même temps et qui a fini par se noyer dans la rivière.

    A l’auberge de Nakoi, le bruissement des bambous l’empêche de dormir. Il a tout loisir de détailler le décor de sa chambre et de rêver de la Belle de Nagara, quand il entend une voix qui fredonne puis s’arrête : en regardant dehors, il lui semble voir une silhouette au clair de lune, adossée à un pommier pourpre en fleurs, puis disparaître – la fille des Shioda ?

    Dans son carnet d’esquisses, il cherche à « résumer en dix-sept syllabes » ses impressions nocturnes, avant de sombrer dans le sommeil. Quand celui-ci se transforme en « demi-sommeil », il entend la porte coulisser, voit une femme entrer : « Comme un ange qui marche sur les flots, elle avance sur les nattes sans le moindre bruit. » Un bras ouvre et referme le placard, la porte se referme. Quand il la rencontrera le matin, sa beauté et l’expression de son visage le laisseront perplexe, et plus encore son ironie quand elle l’invite à aller voir : « On a fait le ménage dans votre chambre. » Sous ses propres vers, quelqu’un en a écrit d’autres !

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    Oreiller d’herbes va et vient entre la contemplation des choses, de la nature, des paysages, des nuances de la lumière et des couleurs, et l’observation des personnages rencontrés à Nakoi ou alentour, le désir de peindre et d’écrire. « Si je dois à tout prix m’en expliquer, je dirai que mon cœur bouge simplement avec le printemps. » Dans ce « paradis sur terre » où le printemps lui donne envie de rester immobile comme une plante, tout éveille sa curiosité : la nourriture, une poterie chinoise, « la jeune madame » dont le barbier du village lui conseille de se méfier – « elle a un grain ».

    Peindra-t-il un jour Nami, la fille de Shioda, dont les apparitions ponctuent le cours de ses réflexions ? Le peintre de Sôseki, en « artiste véritable », veut voir tout ce qu’il voit « comme un tableau ». Sôseki le poète y parvient aussi.

  • Inhibitions

    vivian gornick,attachement féroce,récit,autobiographie,littérature anglaise,etats-unis,apprentissage,new york,famille,culture,relations« Quand nous nous arrêtons devant une vitrine, comme à cet instant, nous devons bien reconnaître que certaines femmes réfléchissent à leur tenue, et nous mesurons alors notre propre incapacité commune, incarnant alors ce que nous sommes souvent : deux femmes aux inhibitions étonnamment proches, liées parce qu’elles ont passé toute leur vie ou presque dans l’orbite l’une de l’autre. A des moments comme celui-ci, notre rapport mère-fille sonne comme une note étrangère. Je sais que c’est parce que nous sommes mère et fille et que nos réactions sont la même image inversée dans un miroir, et pourtant le mot filial ne me semble pas approprié. Au contraire, l’idée de famille, d’une vie de famille, nous déconcerte : elle soulève des doutes chez elle autant que chez moi. Nous sommes tellement habituées à nous voir comme deux femmes mal préparées à la vie, socialement inadaptées (elle veuve, moi divorcée), incapables à jamais d’avoir une vie de famille. Et pourtant, devant ce magasin, la « vie de famille » semble être un fantasme pour elle autant que pour moi. Les vêtements exhibés là me donnent l’impression que nous sommes dans la confusion sur notre identité profonde, et sur la façon de parvenir à nos fins. »

    Vivian Gornick, Attachement féroce

  • Mère et fille

    Vivian Gornick (née en 1935) a écrit Attachement féroce (Fierce Attachments : A Memoir) en 1987, longtemps avant La femme à part, même si les traductions françaises par Laetitia Devaux ont été publiées dans la foulée (2017 et 2018) aux éditions Rivages. Cette fois encore, une belle photo en noir et blanc en couverture, d’une femme et d’une fillette regardant New York d’un bateau, on les imagine mère et fille.

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    C’est bien de cette relation-là qu’il s’agit dans ce texte autobiographique de l’écrivaine américaine. A un peu plus de cinquante ans, elle remonte le temps pour parler de sa mère et elle dans l’immeuble du Bronx, où elle a habité de six à vingt et un ans (« vingt logements, quatre par étage »). Presque tous ses souvenirs sont liés aux femmes qui vivaient là, « toutes vulgaires comme Mrs Drucker ou féroces comme ma mère ».

    « Et moi, la fille qui grandissait en leur sein, je me construisais à leur image, je les inhalais comme du chloroforme versé sur un tissu que l’on m’aurait plaqué sur le visage. J’ai mis trente ans à comprendre combien je les comprenais. » (Un blanc.) « Ma mère et moi marchons dans la rue. Je lui demande si elle se souvient des femmes dans cet immeuble du Bronx. « Bien sûr », me répond-elle. Je lui explique que, selon moi, c’est la tension sexuelle qui les rendait folles. « Absolument, dit-elle sans ralentir le pas. (…) »

    Et la voilà qui évoque Drucker, Zimmerman, Nessa… « Je n’ai pas de bonnes relations avec ma mère et, à mesure que nos vies avancent, il semblerait que ça empire. Nous sommes toutes deux prisonnières d’un étroit tunnel intime, passionné et aliénant. Parfois, pendant plusieurs années, l’épuisement prédomine, et il y a une sorte de trêve entre nous. Puis la colère ressurgit, brûlante et limpide, érotique tant elle force l’attention. En ce moment, ça ne va pas. »

    Si ces passages dans les premières pages vous parlent, ce livre est pour vous. Quelle que soit la relation que nous avons, que nous avons eue, avec notre propre mère, nous savons qu’elle contient les clés de notre propre vie. Vivian Gornick jette un regard assez impitoyable sur la sienne, à qui elle reproche de s’être drapée dans son statut de veuve inconsolable à la mort de son mari et, éternelle dépressive, de vouloir toujours focaliser l’attention sur elle-même.

    Si Attachement féroce est principalement consacré à leurs rapports entre mère et fille, souvent conflictuels mais dans une grande proximité persistante, c’est aussi un récit d’apprentissage sans complaisance. Vivian Gornick y raconte son éducation de jeune fille juive d’un milieu très modeste, sa formation dont sa mère est très fière tout en rejetant ses discours trop intelligents, ses premiers pas hésitants avec les hommes – ceux qu’elle choisit sont forcément critiqués par sa mère. On y découvre aussi à quel point il lui importe d’être lucide, de dire et d’écrire les choses avec justesse.

    « Mais c’est en écrivant ces mémoires, la cinquantaine passée, qu’elle s’est sans doute libérée du fardeau de sa mère, tellement désemparée à la fin de sa vie que sa fille en aura « le cœur fendu », comme si elle lui pardonnait. Attachement féroce est un récit d’une sincérité désarmante, d’une lucidité tragique, un condensé explosif de frustrations et de rancœurs, d’amour maladif et de haine irrationnelle. » André Clavel (Le Temps, 24/3/2017)