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famille - Page 49

  • Poissons des tours

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    « Le coup d’envoi de la production fut donné, lorsque le médecin chef Isager, d’Aarhus, client légendaire de l’hôtel Ruth, clama, si fort que toute la grande salle de restaurant l’entendit, qu’il voulait qu’on lui serve le hareng épicé d’Ane, et rien d’autre. – Celui avec les tours, maître d’hôtel, vous savez bien, délicieux et ferme à souhait, cria-t-il, inspiré par le petit logo qu’Ane avait créé, une image des deux phares, le Gris et le Blanc.





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    Quand l’anecdote parvint aux oreilles d’Ane, elle fit immédiatement changer l’étiquette, et colla sur les seaux et les bocaux une grande image des phares avec le nom poissons des tours en grandes lettres bancales. Peu après, elle dut embaucher quatre femmes de plus, un livreur et une assistante de bureau, et utiliser la cabane noire comme entrepôt.

    Tout était allé extraordinairement vite.

    En l’espace de trois mois, elle s’était établie comme fabricante de poisson. »

     

    Karsten Lund, Le marin américain

  • Ane et le marin

    Le marin américain de Karsten Lund (2010, traduit du danois par Inès Jorgensen) n’est ni une histoire d’hommes ni une histoire de femmes, mais l’histoire d’un couple, d’une famille, d’une communauté. C’est l’arrière-petit-fils d’Ane Christensen qui la raconte, quand il est sur le point de résoudre une énigme familiale qui a suscité bien des rumeurs – il en est la trace vivante : « Ma famille est issue d’un naufrage dramatique, survenu par une nuit d’hiver il y a cent ans. » 

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    http://www.visitdenmark.fr/fr/jutland-du-nord/culture/culture-skagen

    A vingt-deux ans, Ane Christensen désespérait, après quatre ans de mariage, de ne pas encore être enceinte. Son rêve de s’établir en ville, à Skagen, sur la nouvelle route longeant la plage, et d’y voir ses enfants grandir, Jens Peter posséder son propre bateau, de vivre une vie nouvelle, se heurtait à cette réalité. Et il fallait aussi affronter les ricanements, les allusions et pire encore, les accusations des traditionalistes qui lui reprochaient son manque de piété et voyaient dans sa situation une punition divine.

    Ane croit aux temps modernes. Elle consulte à la ville le docteur Warming redouté pour ses idées nouvelles et son horreur des superstitions. L’homme la comprend parfaitement, lui donne quelques conseils, et suggère que Jens Peter vienne consulter lui-même. Sinon, « une graine fraîche ne serait peut-être pas à négliger (…) fichtre, ça ne ferait pas de mal non plus, un peu de sang nouveau par ici… »

    Ces mots du médecin lui trottant dans la tête, Ane se rend chez sa sœur Marie et lui en parle. Toutes deux se disent qu’il faudrait profiter d’une occasion, quand Jens est en mer, lors d’une fête par exemple. Mais ce n’est pas si simple. Et puis le drame se produit : d’un bateau norvégien pris dans la tempête, un seul homme est retrouvé et sauvé par le garde maritime Carlsen, qui cherche un toit pour le soigner : Jens est chez sa sœur, Ane propose qu’on l’amène chez elle.

    « Jamais elle n’avait vu d’homme aussi beau. Il était totalement différent de tous ceux qui vivaient ici. Il avait une moustache noire, des cheveux noirs et de longs cils. Un visage étroit, un long nez droit et une petite bouche. » Les voisins, sa sœur, le garde, tous se succèdent chez Ane pour observer le seul survivant du naufrage, Frederic Porter, un marin américain.

    Quand naît Tonny, neuf mois plus tard, il ne fait de doute pour personne que cet enfant aux cheveux noirs n’est pas de Jens, et à cela s’ajoute la mystérieuse disparition de l’Américain, qu’on a vu, le lendemain de cette nuit passée chez Ane, prendre de tôt matin le chemin de la plage vers le sud, et qui depuis lors n’a plus donné signe de vie. Mais entre les deux époux, un pacte a été conclu pour tenir bon contre toutes les rumeurs et se taire.

    Le marin américain raconte la saga d’une famille durant un siècle, de génération en génération, les déménagements, les affaires, la prospérité due à l’esprit d’entreprise d’Ane, excellente cuisinière, qui se lance dans le commerce de harengs marinés, et aux excellentes pêches de Jens Peter et de son fils Tonny, encore plus doué que lui pour sentir où est le poisson et quand prendre la mer.

    C’est aussi un siècle de vie dans le nord du Danemark, les mentalités, les paysages, le développement d’une ville côtière, l’économie de pêche et son évolution, et surtout la rude vie en mer qui sépare hommes et femmes puis les réunit, quand tout va bien, les virées alcooliques, les incompréhensions, les retrouvailles.

    Karsten Lund garde pour la fin de ce gros roman (400 pages) l’élucidation du mystère qui donne au récit sa tension. En postface, l’auteur précise la part des faits et de la fiction : né en 1954 à Skagen, « de deux vieilles familles du coin », il n’a pas inventé le naufrage du 26 décembre 1902 ni le sauvetage de Frederic Porter par le garde Anthon Carlsen. A part cela et quelques faits familiaux historiques dont on trouve encore des traces au musée de la ville, le reste « n’est que menteries ». Menteries très romanesques.

  • Lamentations

    « Il était désormais établi que j’étais intime avec Mme Mitwisser. Par moments, un flot de paroles jaillissait d’elle comme un torrent de lave, des lambeaux de rage et de souvenirs, dans un galimatias d’allemand et d’anglais ; elle se plaignait d’être prisonnière dans cette maison, dans ce pays désolé – « dieses Land ohne Bildung » – et que seule Anneliese, dans sa témérité, dans sa folie, eût échappé à l’emprisonnement. Mais j’avais commencé à regarder à deux fois ces protestations – elles semblaient plus calculées que spontanées. Elles étaient (il y a longtemps que je le soupçonnais) des feintes et des essais. En réalité, elles étaient les lamentations de l’exil. Ce n’était pas le confort perdu, c’était la dignité perdue qui lui manquait. »

    Cynthia Ozick, Un monde vacillant

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  • New York, 1935

    Les années 1930 n’ont pas fini d’inspirer les écrivains. Un monde vacillant de Cynthia Ozick (Heir to the Glimmering World, 2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 2005) décrit le monde d’une jeune femme de dix-huit ans que la mort de son père va laisser sans famille, à l’exception d’un lointain cousin ; celui d’une famille juive qui a réussi en 1933 à quitter Berlin pour les Etats-Unis ; celui de James qui va changer leur destin à tous. 

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    July 14, 1935: Connecting Manhattan, Queens and the Bronx, the Triborough Bridge (Photo: The New York Times)

    En 1935, en réponse à une petite annonce, Rose entre au service du professeur Mitwisser, « spécialiste universitaire du karaïsme », sans savoir précisément ce qu’on attend d’elle. Elsa, son épouse, l’accueille dans une petite maison sombre. Elle sera nourrie, logée, mal payée, explique cette femme qui parle très mal et recourt sans cesse à l’allemand. Son mari a étudié en Angleterre, c’est lui qui a besoin d’aide, et non les enfants, comme Rose l’avait cru d’abord.

    Lui semble un géant aux yeux de Rose, un homme « habitué à dicter ses conditions » : « mon travail porte entre autres sur ce qui s’oppose précisément à l’arrogance des idées reçues ». Rose a grandi sans mère et s’est rebellée très jeune contre son père, un affabulateur et un escroc. Elle a appris la dactylographie par elle-même et puis a trouvé refuge chez son cousin Bertram, pharmacien en hôpital, pendant ses études à l’école de formation des maîtres. Bertram est soigneux, rassurant, mais leur vie harmonieuse sera troublée par son amour fou pour une communiste radicale, Ninel (prénom choisi en l’honneur de Lénine).

    Le monde des Mitwisser est étrange et mystérieux. Anneliese, la fille aînée, charge d’abord Rose d’emballer les livres du professeur en vue de leur déménagement à New York, où son père fera des recherches à la grande bibliothèque. Rose les trie par forme et par taille ! Anneliese doit tous les remettre dans l’ordre et Rose se retrouve à garder la petite dernière, Waltraut.

    Dans la maison à deux étages du Bronx où ils s’installent, Elsa Mitwisser est perdue. Elle refuse de quitter sa chambre. Rose apprend peu à peu dans quelles circonstances cette famille a quitté Berlin, après des journées à rouler en voiture pour échapper aux rafles. Là-bas, ils étaient riches et servis, respectés. Ici ils ne sont plus rien. 

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    Rose est la secrétaire de Mitwisser, mais il n’y a pas d’argent pour remplacer le ruban usé de la machine à écrire et quand la jeune femme veut puiser dans l’enveloppe que lui a donnée son cousin pour viatique, elle ne la trouve plus. Elle provoque alors un « grand barouf ». Anneliese récupère l’enveloppe sous le matelas de sa mère, obsédée par l’achat de nouveaux souliers (elle n’en a qu’une paire). « Quand James viendra… » : la première fois que ce personnage-clé est mentionné, c’est à propos d’argent. Les Mitwisser dépendent complètement de ce que leur donne cet homme.

    « La rébellion ardente était le sujet de Mitwisser. » Un soir où il a invité chez lui d’autres spécialistes, Rose entend qu’on le traite de renégat. Les karaïtes refusent toutes les interprétations rabbiniques pour s’en tenir aux seules Ecritures, ils sont accusés de littéralisme par les partisans du Talmud. Les soirées de travail prennent fin quand le professeur décide d’instruire lui-même Anneliese qui refuse d’aller au lycée, contrairement aux garçons. Ses journées, il les passe à la bibliothèque.

    La nouvelle charge de Rose consiste à empêcher Mme Mitwisser de chanter et de parler en allemand, langue bannie de la maison par le professeur. En lui lisant Raison et sentiments, Rose réussit à l’apaiser et à lui donner le goût de la langue anglaise. C’est alors que James revient, chargé de cadeaux : tous l’accueillent chaleureusement, même le professeur que Rose entend rire pour la première fois – à l’exception de la mère qui dans sa fureur a découpé en petits bouts de papier le roman de Jane Austen.

    Rose dispose grâce à James d’une nouvelle machine à écrire et reçoit enfin son premier salaire. Anneliese sort plus souvent, Rose en profite pour suivre Mitwisser et l’observer à la bibliothèque. La famille ne manque à présent plus de rien, les enfants vont mieux, seule la mère – l’amère – sombre dans une sorte de folie qui l’éloigne de tous sauf de Rose. « James avait apporté la santé et la maladie dans la maison. »

    Le jour où un des garçons, en son absence, s’est emparé d’un des seuls biens de Rose, un exemplaire du « Bear Boy » hérité de son père, la valeur du livre est soudain révélée : cet original vaut très cher, même avec la couverture déchirée, il appartenait à James, qui l’a perdu en jouant aux dés avec le père de Rose. De son côté, Elsa Mitwisser, laissée seule, a découpé l’oreiller de James en petits morceaux. Rose est rappelée à l’ordre. Bizarrement, cet épisode les rapproche : Mme Mitwisser lui parle de son ancienne vie de grande bourgeoise et de physicienne.

    On découvre que James est, était le « Bear Boy » ! C’était lui, le petit garçon « dans un chapeau » que son père a pris pour modèle et qui a fait sa fortune. Le personnage a connu un succès fulgurant dans la littérature enfantine, mais le petit Jimmy s’est mis à étouffer sous l’emprise du héros qu’il était devenu malgré lui. Adulte, il a voyagé et cherché partout une autre identité que celle-là. Lorsqu’il a croisé cette famille juive en exil, il a su quoi faire de son argent, attiré aussi par la fille aînée, Anneliese, belle et hautaine.

    Sort des réfugiés juifs. Place des pères. Rôle des femmes. Un monde vacillant nous introduit pas à pas dans ces destinées complexes, tourmentées, où chaque personnage cherche son équilibre. L’argent de James les rassure, mais quel en sera le prix ? Cynthia Ozick, née à New York en 1928, réussit à donner à l’histoire de cette famille une véritable épaisseur, par les détails concrets de leur existence et à travers les confidences que leur arrachent les incidents de la vie, les balbutiements d’Elsa la clairvoyante, les envolées du professeur, les préoccupations du cousin Bertram. Il ne sera pas facile à Rose de décider elle-même de la route à prendre.

  • Guerre, passion

    « A la maison, la guerre continuait. J’y passais le moins de temps possible, prise par mes cours à Nanterre, Jean-Luc et l’appartement des Jeanson chez qui je me réfugiais souvent. Francis continuait à être le seul qui rendait la philosophie vivante. Jean-Luc parfois en prenait ombrage et se plaignait de ne pas me voir assez. Il était sur le point d’avoir enfin les clefs de son appartement et souhaitait que je m’y installe avec lui. Soir après soir, je lui répétais que ma famille ne l’accepterait jamais, que j’étais mineure jusqu’à mes vingt et un ans et de ce fait, sous la tutelle de mon grand-père. Quand il insistait trop, je me fâchais et rentrais chez moi très perdue. Dans ces moments-là, il m’arrivait de penser qu’il m’aimait bien plus que je ne l’aimais. Cela me rendait coupable envers lui comme envers ma famille. Je me jugeais lâche, infantile, sans désir sauf celui de prendre la fuite. » 

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    « Je passai encore deux jours sur le film. Les scènes avaient lieu en intérieur et je regardais avec passion François Truffaut diriger Jeanne Moreau et Charles Denner. Je le trouvais d’une délicatesse inouïe, j’aimais sa douceur et l’entente qu’il parvenait à créer autour de lui. Coutard, absorbé par des difficultés techniques, oublia ma présence et je pus, malgré l’exiguïté des lieux, faire mes photos sans gêner personne. Je quittai le plateau de La mariée avec regret, plus amoureuse que jamais du cinéma. C’était bien là que se trouvait ma place. J’étais décidée à y revenir que ce soit devant ou derrière la caméra. »

    Anne Wiazemsky, Une année studieuse

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