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cevdet bey et ses fils

  • Petits aménagements

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    « Regardez-moi. Ne suis-je pas un bavard et un simple commerçant ? Non, non, permettez-moi de le dire à présent. Hier, j’étais le fils d’un pacha… Me fais-je bien comprendre ? Mon regretté père disait que chez nous, les grands changements ne sont pas très frappants parce qu’ils résultent toujours de perpétuels petits aménagements… Que dites-vous de cette idée ? Oui, des aménagements… Ce sont de petits et intelligents petits aménagements qui ont permis le cours silencieux de l’histoire ! Voici ce que disait mon père. »

     

    Orhan Pamuk, Cevdet Bey et ses fils

  • Cevdet Bey & co

    Le premier roman d’Orhan Pamuk, Cevdet Bey et ses fils (1982, enfin traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 2014), raconte le destin d’un commerçant d’Istanbul et l’histoire de sa famille sur trois générations, de 1905 à 1970. Ce récit plein de questions sur le sens de la vie et sur l’évolution de la Turquie compte quelque 750 pages. 

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    Le prologue montre le jeune Cevdet Bey au réveil – dans son cauchemar, une fois de plus, il se sentait différent et seul –, le jour de la troisième rencontre prévue avec sa fiancée, fille de pacha, au konak de son père. Le jeune homme s’est habillé avec soin, a loué une voiture, mais dans son magasin, une quincaillerie spécialisée dans l’éclairage, on lui apporte une lettre l’appelant au chevet de son frère.

    A son arrivée, Nusret, médecin militaire devenu « Jeune-Turc » à Paris, tuberculeux comme l’était leur mère, est furieux qu’on l’ait appelé, mais il va très mal. Cevdet Bey lui cherche un médecin, puis ramène son neveu Ziya confié à des parents qui habitent encore le quartier pauvre d’Haseki. La tension entre les deux frères est palpable. Nusret méprise le métier de Cevdet Bey, quant à lui fier d’être le seul commerçant musulman dans sa rue, au milieu des Juifs, Grecs et Arméniens.

     

    Trois jours après un attentat à la bombe contre le sultan, c’est le principal sujet de conversation au club où il déjeune avec son ami Fuat Bey, commerçant de Salonique, un juif converti à l’islam. Celui-ci l’a introduit dans ce Cercle d’Orient où on apprend beaucoup grâce aux discussions et aux ragots aussi. Fuat Bey l’interroge sur le père de sa fiancée et lui conseille de s’intéresser davantage à la politique :

     

    « Pourquoi vivons-nous, en fin de compte ? Uniquement pour faire du commerce et gagner de l’argent ? Non ! Pour fonder une famille, avoir une maison, des enfants ? Oui, bien sûr, mais tant qu’il n’y a pas de liberté, tout cela reste très limité. Quel mal y aurait-il à ce que tout soit aussi libre que là-bas, en Europe ? Nos femmes vivent comme des esclaves, celui qui ne fait pas le jeûne du ramadan finit au tribunal… »

     

    Ces questions parcourent tout le roman, le désir de révolution ou du moins de réformes, l’aspiration à une société plus moderne. Son futur beau-père interroge aussi Cevdet Bey sur l’attentat avant de lui parler de ses enfants, de ses ennuis d’argent. Il est si bavard que le fiancé peut à peine entrevoir l’épouse du pacha qui sort avec ses filles, sans avoir pu parler à Nigân, sa future femme.

     

    En chemin, Cevdet Bey revisite une maison en vente dans le quartier bourgeois de Nisantasi, regarde les tilleuls, les marronniers, le jardin bien entretenu – « C’est ici que je vivrai. » Chez son frère qui tient des discours exaltés mais se sait condamné, il ressent le prix de la vie et décide d’en profiter davantage, d’être joyeux, de rire, de boire et de manger, même si c’est souvent difficile à concilier avec le magasin.

     

    Trente ans plus tard, le jour de la fête du Sacrifice, toute la famille est réunie chez Cevdet Bey et Nigân Hanim : Osman, leur fils aîné, et son frère Refik sont mariés ; leur fille Ayse, seize ans, chipote à table. Après le repas, Cevdet Bey somnole à l’écart des conversations, jusqu’à l’arrivée de son ami Fuat Bey avec sa femme et leur fils Remzi.

     

    Le soir, les trois amis de l’école d’ingénieurs, Refik, Ömer et Muhittin qui place la poésie avant toute chose, se retrouvent chez Refik pour boire et discuter de leurs projets. Ömer le conquérant – « Il faut faire quelque chose dans cette vie » – déplore la routine bourgeoise de Refik, qui travaille avec son frère dans le commerce de famille. Lui nourrit de grandes ambitions, veut devenir riche, admiré. Cevdet Bey se joint à eux un moment et leur répète son credo : « Il faut travailler, aimer, manger, boire et rire ! »

     

    Ömer a convaincu sa tante de vendre des biens de famille afin d’investir dans la construction d’un tunnel pour la ligne de chemin de fer. C’est là qu’il va travailler dans l’équipe d’un ingénieur allemand, de là qu’il écrit sa demande en mariage à Nazli, fille d’un riche pacha, une nouvelle qui déçoit Muhittin, nostalgique de leurs idéaux d’étudiants hostiles à la vie ordinaire. Comment vivre ? Que faut-il faire ? Lui n’a pas encore trouvé de réponse claire, mais s’est donné un ultimatum : être un bon poète à trente ans ou se suicider.

     

    Orhan Pamuk décrit la vie et les états d’âme de ce petit monde que vient troubler la mort de Cevdet Bey, après « un demi-siècle de commerce ». Osman assure la relève, tandis que Refik, peu motivé au travail, se sent de plus en plus perdu même si sa femme a donné naissance à une fille. Devant Muhittin, dont le premier recueil publié n’a guère de succès, Refik avoue que sa vie déraille, que seule l’intéresse à présent la lecture des philosophes français, et surtout des Confessions de Rousseau.

     

    Une mauvaise grippe le plonge dans une quasi dépression. Au bout de quarante jours, il accepte de retourner au bureau et de se couper la barbe. Mais un « sentiment de catastrophe » le rattrape bientôt : après une dispute avec sa femme, Refik fait sa valise pour rejoindre Ömer sur son chantier et voir du pays. L’Europe entre alors dans une période sombre. Après dix ans en Turquie, l’ingénieur allemand avec qui ils jouent aux échecs le soir dans leur baraquement n’envisage plus de rentrer au pays – Hitler a annexé l’Autriche.

     

    Comment ces jeunes hommes vont-ils faire leur chemin ? Que deviendra Ayse, éprise d’un jeune violoniste qui n’est pas de leur milieu ? Les enfants de Cevdet Bey ne se satisfont pas du mode de vie traditionnel de leurs parents. Le désir d’une Turquie qui se développe à l’européenne se heurte aux réalités sociales, à l’essor du nationalisme turc et à l’individualisme.

     

    Cevdet Bey et ses fils raconte comment la famille, les amis font face aux changements. C’est long, répétitif – la lenteur orientale ? Orhan Pamuk, trente ans quand il l’écrit, force le lecteur à s’imprégner des doutes existentiels qui obsèdent les personnages. Le roman trouve son épilogue en 1970, quand le fils de Refik, peintre, cherche à son tour une voie dans l’existence, au dernier étage de l’immeuble familial qui a fini par remplacer la maison de ses grands-parents.