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exil - Page 3

  • L'écoute

    maalouf,amin,les désorientés,roman,littérature française,exil,amitié,liban,culture« Il est vrai que j’ai, depuis l’enfance, l’habitude de faire raconter aux gens leurs histoires sans leur dire grand-chose en retour. C’est là un défaut que je reconnais d’autant plus volontiers qu’il procède d’une qualité. J’ai plaisir à écouter les autres, à m’embarquer par la pensée dans leurs récits, à épouser leurs dilemmes. Mais l’écoute, qui est une attitude de générosité, peut devenir une attitude prédatrice si l’on se nourrit de l’expérience des autres et qu’on les prive de la sienne. »

    Amin Maalouf, Les désorientés    

    Ferdinand Schirren, Conversation au jardin

  • Les désorientés de Maalouf

    Dans Les désorientés (2012), Amin Maalouf a choisi Adam, professeur et écrivain installé à Paris, pour évoquer une bande d’amis que la vie a séparés et, pour la plupart, exilés. « Je porte en mon nom l’humanité naissante, mais j’appartiens à une humanité qui s’éteint, notera Adam dans son carnet deux jours avant le drame » : ainsi commence ce roman qui débute par un coup de téléphone : Tania, l’épouse de Mourad, l’appelle au chevet de son mari ; il va mourir et demande à le voir.

    Maalouf Les désorientés.jpg

    La compagne d’Adam, Dolorès, l’y encourage, même s’ils ne se sont plus parlé depuis vingt ans. « C’est un ancien ami », répond-il à ceux qui mentionnent Mourad en sa présence, et non pas « vieil ami », vu leur brouille. Mais peut-on refuser une telle demande sur un lit de mort ? Le soir même, Adam sera au pays. Durant le vol, il se prépare à ces retrouvailles, incertain « qu’il faille pardonner à ceux qui meurent ». Mourad a trahi durant les années de guerre les valeurs qui leur étaient communes. Comme toujours, Adam réfléchit par écrit : « Si j’étais resté au pays, je me serais peut-être comporté comme lui. De loin, on peut impunément dire non ; sur place, on n’a pas toujours cette liberté. »

    Le roman d’Amin Maalouf alterne entre les notes d’Adam en italiques et le récit de son séjour au pays natal. Il s’installe d’abord à l’hôtel, sans prévenir personne. Le lendemain, l’épouse de Mourad l’appelle sur son téléphone portable : « Il n’a pas pu t’attendre. » Il va s’incliner devant la dépouille à la clinique. A peine rentré dans sa chambre, il entreprend de résumer l’histoire de leur amitié rompue.

    A l’origine de leur groupe, une soirée en 1971 chez Mourad – sur la terrasse de sa belle maison familiale – avec Tania, Albert, Naïm, Bilal, « la belle Sémi », Ramzi et Ramez : « Nous entrions dans la vie étudiante, un verre à la main, la rébellion au cœur, et nous croyions entrer dans la vie adulte. » Le plus âgé avait vingt-trois ans ; Adam, le plus jeune, dix-sept ans et demi, se sentait « incurablement étranger. Sur la terre natale comme plus tard sur les terres d’exil. »

    On les surnommait « les Byzantins », tant ils aimaient discuter, argumenter, convaincus que leurs idées pourraient « peser sur le cours des choses ». De cette terrasse où ils se retrouvaient, ils assisteraient à la fin de la « civilisation levantine ». Ils appartenaient à toutes les confessions, avant que chacun se voie redevenir chrétien, musulman ou juif, avec « les pieuses détestations qui vont avec. » Naïm et sa famille étaient partis s’établir au Brésil, sans avertir personne. Bilal était mort dans un échange de tirs, ils ignoraient tous qu’il avait pris les armes. Six mois plus tard, Adam partait pour la France.

    S’il assiste aux funérailles de Mourad, Adam sera tenu de prendre la parole. Il s’y refuse, prétend qu’il doit rentrer pour ses étudiants. En réalité, il préfère prolonger son séjour « en brouillant ses traces ». Il ira à l’Auberge Sémiramis, à la montagne, chez une amie qui lui avait fait promettre de « passer la voir le jour où il reviendrait au pays ». Elle est prête à le loger discrètement dans son hôtel peu fréquenté en avril et l’accueille comme un prince. A quarante-huit ans, elle n’a rien perdu de son charme.

    C’est là qu’Adam va mettre par écrit leur histoire, relire les lettres de ses anciens amis qu’il a emportées avec lui, faire le point sur leurs destinées si diverses et sur la manière dont leurs liens se sont distendus. Il est difficile à un historien de parler de sa propre époque, mais Adam veut y voir plus clair, même s’il est censé avancer dans la biographie d’Attila commandée par son éditeur.

    Un soir de leur jeunesse, en la reconduisant chez elle, Adam avait eu envie d’embrasser Sémiramis ; les circonstances l’en avaient empêché. Elle lui confie qu’elle-même le désirait alors, déçue de sa timidité. Les voilà proches à nouveau, sans rien qui trouble leur complicité renaissante, sinon Dolorès, la compagne d’Adam, l’amie de Sémiramis qui ne voudrait pas la trahir.

    Sémiramis sera aux côtés de Tania à l’enterrement, Adam rendra visite à la veuve plus tard, quand elle sera moins accaparée par les visiteurs. En mémoire de Mourad et de leur jeunesse partagée, celle-ci voudrait les réunir tous prochainement. Adam accède à sa demande, il va les contacter et essayer de les rassembler tous au pays natal avant de rentrer chez lui.

    Négar Djavadi, dans Désorientale (2016), creuse surtout son propre passé. L’auteur des Identités meurtrières le fait ici à travers un portrait de groupe, avec la volonté de comprendre le cheminement de chacun d’entre eux dans sa propre voie et aussi ses propres choix. « Dans Les désorientés, je m’inspire très librement de ma propre jeunesse. Je l’ai passée avec des amis qui croyaient en un monde meilleur. Et même si aucun des personnages de ce livre ne correspond à une personne réelle, aucun n’est entièrement imaginaire. J’ai puisé dans mes rêves, dans mes fantasmes, dans mes remords, autant que dans mes souvenirs. » (A. M.)

  • Rouge vif

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    « L’incertitude me manquait. Les virages me manquaient. Il me manquait de ne plus pouvoir déformer, défaire le temps, le mettre dans un verre et l’avaler rouge vif. Entre deux doigts, le désir instable, fugitif, la peur et la sueur, l’incertain et l’intense, cela me manquait. »

    Sumana Sinha, Fenêtre sur l’abîme 

     



  • Une Indienne à Paris

    Le festival Europalia India provoque-t-il une véritable Indomania à Bruxelles ? Difficile à dire quand on n’a pas encore franchi le seuil des expositions consacrées en ce moment à l’Inde – heureusement la plupart seront visibles jusqu’à la fin de l’année et même au-delà. En attendant, parmi les titres de littérature indienne exposés à la bibliothèque Sesame, qui la accueillie le mois dernier, j’ai choisi le roman d’une Indienne à Paris, Fenêtre sur l’abîme (2008), signé Sumana Sinha. 

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    Shumona Sinha à France Culture, 30/9/2011 

    Madhuban, la narratrice, provoque d’emblée : « Viole-moi ! », dit-elle à son amant qu’elle retrouve à l’hôtel avant de rentrer chez son mari. « Mais je suis arrachée du sommeil chaque nuit. Secouée par des cauchemars. » Entre David et Antoine, sa vie ressemble à ces pièces de palais que les sultans ou les maharajas font couvrir de morceaux de miroir.

    Flash-back. A Calcutta, tout a commencé six ans plus tôt dans « une vieille Ambassadeur blanche » (dans L’amant de Marguerite Duras, la limousine était noire). « L’autre nom du bonheur est français » se dit Madhuban depuis que Michel Bertrand, à un festival de films français, s’est jeté « dans l’eau noire, profonde, des yeux d’une Bengalie. Elle fut son Inde. Elle fut son étonnement oriental. L’unique. » Depuis, le diplomate et l’étudiante se voient en cachette.

    Michel n’a d’abord pas cru aux audaces de la jeune femme inventant mille prétextes pour s’absenter le week-end et l’accompagner dans d’autres villes d’Inde, ravie de tout ce qui s’offre à elle, l’avion, les chambres d’hôtel, les soirées et les nuits. « Michel ne savait pas encore que quatre mois avant mon départ pour la France – et le sien pour la Russie, (…) – il me verrait pour la dernière fois. » La fille du diplomate a trouvé le mot de passe de son père sur l’ordinateur, sa femme traite Madhuban de « pétasse » par téléphone, et ensuite, rien. Le vide, le silence.

    Pas de chronologie dans ce récit. Deux lieux : Paris, où Madhuban participe à un programme d’échange (enseigner l’anglais dans les collèges et les lycées et améliorer du même coup son français) et Calcutta, sa vie d’avant, sa famille, ses souvenirs. Elle passe un premier automne « doré » à Paris en 2001 : marcher, s’asseoir dans un café près de la vitre, répondre des milliers de fois à « Tu aimes Paris ? », aux flatteries sur sa beauté. « Partout, des regards et des sourires, la joie soudaine et légère, pareille au pollen dans l’air. » Tout, dans cette vie, lui plaît. « Paris va t’engloutir ! » avait prédit Michel.

    Hébergée d’abord par une amie cinéaste rencontrée à Calcutta, Madhuban, quand elle n’a pas de cours à donner, s’émerveille « à chaque pas », achète ses carnets chez Gibert Jeune, flâne du côté de la Cité Universitaire, son « oasis, étendue et dense, dans une ville étrangère ». Musiques, lectures disparates, rencontres : « le temps était une aile blanche. La vie avait un rythme gai, la vie n’était que promesses, éclats, couleurs claires… »

    Sans cesse, le nom de David revient, c’est lui son histoire d’amour, son récit de voyage – « Le reste ne compte pas. » Mais David, elle le rencontre bien plus tard, lorsqu’elle est déjà mariée avec Antoine. Ses parents s’inquiètent de loin, après leur grande colère quand ils ont découvert ses frasques ; ses amies d’enfance essayent « de freiner (ses) excès de vitesse », craignent que « Plume » (son pseudo) sorte à nouveau avec un homme marié.

    Le Paris des touristes, ses boutiques, ses rites, ses saisons, la vie étudiante, sa propre chambre à la Cité-U, c’est le thème de la première partie de Fenêtre sur l’abîme, même si la narratrice a choisi de s’égarer « librement dans les allées de la mémoire ». Cette vie au jour le jour, « sans penser au lendemain », à écrire des poèmes, à préparer une thèse sur « le questionnement du Temps dans la poésie française contemporaine », est aussi une expérience physique, sensuelle, érotique.

    Son directeur de thèse lit ses pages, l’invite quand il reçoit poètes, artistes et philosophes. Bientôt elle l’appelle « Antoine », l’accompagne aux vernissages, s’installe chez lui. Premiers mois de fête autour des mots et des livres. Un soir d’été, il glisse une bague en or à son doigt, avec « trois gouttes de lumière ». Tout devrait être parfait… « Comment ? Vous devinez déjà ? Mais moi je ne savais pas. » Vivre auprès du beau visage d’Antoine ne suffit pas, Madhuban a besoin d’imprévu, de désir, de rencontres de hasard. La nuit, il dort paisiblement, elle sort. David entre dans sa vie, dans sa peau. 

    Fenêtre sur l’abîme raconte avec fièvre l’émancipation éperdue d’une jeune femme qui veut tout vivre avec passion. Après avoir commencé ce roman en bengali, Sumana/Shumona Sinha a osé l’écrire en français directement, sur le motif en quelque sorte, dans une langue imagée pleine d’éclats, baroque. Récemment, elle a « craché sa colère » dans Assommons les pauvres ! où elle aborde le thème de l’exil d’une tout autre manière.